Le révolutionnaire en tant que critique : De la littérature sioniste, de Ghassan Kanafani

Le texte que voici est l’introduction de la traduction en anglais de “On Zionist Literature(De la littérature sioniste) qui sera publiée par Ebb Books en collaboration avec Liberated Texts, le 8 juillet 2022 – date du cinquantième anniversaire de l’assassinat de Kanafani par Israël.

"On Zionist Literature" (De la littérature sioniste)

“On Zionist Literature” (De la littérature sioniste)

Steven Salaita, 27 juin 2022

Ghassan Kanafani ne se prête pas à une catégorisation aisée. Il est bien connu des Palestiniens et des personnes qui s’intéressent à la Palestine, mais pas comme une personnalité singulière. C’était un marxiste révolutionnaire, un porte-parole de son parti, un romancier, un théoricien politique, un enseignant, un artiste, un rédacteur en chef de journal et un internationaliste engagé. Ces disparités de perception conviennent à l’existence hétérogène de Kanafani et il était un homme accompli dans chacun de ces rôles. Kanafani est moins connu pour une autre vocation dans laquelle il excellait aussi : la critique littéraire.

Durant sa courte vie, Kanafani a critiqué et analysé des écrits créatifs de genres multiples, puisqu’il avait étudié la littérature à l’Université de Damas, où il avait rencontré son mentor, Georges Habache, fondateur du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), une organisation marxiste-léniniste de taille et influente dans les années 1960 et 1970. Outre De la littérature sioniste, Kanafani était l’auteur de deux livres de critique sur la littérature palestinienne. Au contraire de ses romans et de ses nouvelles, ces œuvres n’ont jamais été traduites en anglais (et en français non plus, semblerait-il. NdT).

Comme l’illustre De la littérature sioniste, Kanafani était un critique acerbe et incisif, en même temps généreux dans sa compréhension de l’émotion et de la forme, et peu avare de ses évaluations concernant la politique et les mythes. Nous ne pouvons comprendre de façon adéquate sa critique littéraire sans creuser aussi dans la sensibilité politique qu’il a apportée à l’entreprise ; cela aide également à examiner la critique de l’entreprise même. La critique littéraire n’est pas censée être « politique ». Cela peut paraître absurde vu sous cet angle – le genre de chose qu’aucun lecteur sérieux de littérature n’a jamais crue possible – mais la critique n’est pas tant un axiome qu’un codage idéologique. En particulier, elle opère dans l’intention de renforcer l’orthodoxie intellectuelle et économique. En consignant la critique « politique » dans une catégorie inférieure de travail culturel, les porte-drapeaux des académies et des arts entravent la pensée révolutionnaire dans les milieux institutionnels. Tout ce qui menace les centres de pouvoir se voit accoler l’étiquette de « politique », ce qui constitue forcément une évaluation négative, et subit le discrédit qui l’accompagne. Par conséquent, le pouvoir en vient à incarner ce qui est apolitique. Cette sorte d’environnement n’accueille pas favorablement les critiques du genre de Kanafani.

Aller à l’encontre des habitudes bourgeoises ne constituait toutefois pas un problème pour Kanafani, qui voulait que son approche critique puisse être utile à la lutte de la Palestine pour sa libération nationale. Son approche est moins un choix arbitraire que la résultante de sa thèse prétendant que la littérature sioniste est elle-même profondément politique (dans le sens cru du terme). Kanafani identifie chez les dirigeants sionistes un « plan colossal » visant à enrôler une vaste gamme d’œuvres artistiques au service de leur projet colonial. Il rassemble une longue liste d’exemples afin d’étayer ses dires : Envy the Frightened (Heureux ceux qui ont peur) de Yael Dayan, les essais d’Ahaad Ha’am sur le sionisme et le judaïsme, Exodus de Leon Uris et toute une variété d’autres matériaux créatifs et historiques.

Sa critique ne se limite pas non plus aux seuls textes. Kanafani examine l’industrie de l’édition et les institutions culturelles associées en tant que sites de la politique impérialiste. Le comité du prix Nobel fait l’objet d’une évaluation particulièrement dure :

« Pourquoi le comité du prix Nobel récompense-t-il un auteur réactionnaire et chauvin [Samuel Joseph Agnon] en 1966, dont les écrits manquent de tous les standards littéraires requis pour l’obtention d’une telle récompense ? »

Pour Kanafani, la scène littéraire occidentale n’est pas un forum ouvert s’appuyant sur la méritocratie, mais un marché contrôlé de près et censé satisfaire les prédilections d’une classe dirigeante vorace. Bien des auteurs en devenir et animés de dévotions révolutionnaires ont tenté d’accéder à cette industrie et en sont arrivés à une conclusion similaire.

Kanafani montre clairement que le sionisme ne coïncide pas avec le judaïsme ou avec le peuple juif. Il identifie les ruptures dans l’autodéfinition du mouvement et sa définition populaire en raison de son origine dans l’impérialisme occidental. Sans équivoque, il implique les juifs dans la souffrance des Palestiniens et considère qu’il s’agit d’un mépris de toute forme d’honnêteté intellectuelle que de disculper les juifs en tant que juifs de la dépossession palestinienne, mais il montre que les notions traditionnelles de ce qu’est le peuple juif sont réfractées via la normalisation systématique du sionisme, qui se définit lui-même comme un événement naturel. Alors qu’en fait le sionisme n’émerge pas d’une tradition scripturale ou d’une pratique culturelle, il insiste sur sa propre suprématie en tant que modèle premier et arbitre final de l’appartenance au peuple juif. Cet effort n’a pas été le seul domaine du peuple juif. Les pouvoirs impérialistes et les sommités philosémites ont joué un rôle important. Kanafani ne traite pas le sionisme comme une réponse naturelle à l’antisémitisme européen, mais explore en lieu et place les dynamiques communes agissant autour de la classe sociale et de la dévotion religieuse. Son résumé de l’intégration juive dans l’Europe moderne est peut-être la partie du livre se prêtant le plus à la controverse, mais son point central justifie un examen sérieux puisqu’il invertit le discours commun du sionisme en tant que nécessité existentielle. Pour Kanafani, le sionisme était en fin de compte un choix né du racisme internalisé et une inclination suprémaciste à chercher le pouvoir au service de la domination impérialiste et l’accumulation aux dépens des juifs ordinaires. Il dit ceci :

« Alors que les opportunités d’intégration sociale et d’assimilation augmentaient, nous pouvons néanmoins remarquer un courant chauvinisme naissant dans les milieux juifs socioéconomiquement privilégiés. Le flux constant de littérature sioniste qui s’est mis à apparaître au milieu du siècle est finalement devenu une tradition à la fin du siècle, ce qui a débouché sur la consolidation du sionisme politique lors du premier Congrès sioniste, à Bâle, en 1897. »

Très versé en littérature juive au-delà de ce qu’il conceptualise comme la variété sioniste (une catégorie qui, en tout cas, inclut des auteurs chrétiens), Kanafani fait preuve d’une compréhension impressionnante des traditions liturgiques, des récits laïcs et des développements linguistiques. Les spécialistes du judaïsme trouveront sans nul doute beaucoup de provocation dans les résumés historiques catégoriques de Kanafani, mais sa perspicacité aiguë, vu sous l’angle de la partie colonisée, constitue la qualité la plus convaincante du livre. Nous ferions bien de nous concentrer sur son argumentation disant que le sionisme n’est ni une inclination culturelle ni une nécessité politique. C’est un phénomène matériel qui a pris racine dans les idées chauvines de la culture et de la politique et qui a tenté d’écraser la politique juive révolutionnaire et communiste en Europe. L’aperçu historique de Kanafani illustre les contradictions profondément ancrées du mouvement.

Pour comprendre la littérature sioniste, dès lors, le critique doit analyser le processus méticuleux et souvent contradictoire consistant à forger une notion de singularité de nation à partir de communautés disparates (et, dans certains cas, mal ajustées entre elles). Il en est ainsi parce que les buts politiques crus du sionisme ne pourraient réaliser la domination de l’imagination occidentale dans la dextérité de la littérature et d’autres médias créatifs.

La réécriture et la révision ont été les caractéristiques cruciales de la stratégie en vue de la domination impérialiste sioniste de la Palestine. Les dirigeants du mouvement ont détruit le passé afin de créer un prétexte viable pour occuper le Levant. Dans l’ensemble, ils se sont tournés vers la Bible pour leur matériel de sources, une pratique qui a inspiré une partie importante des intellectuels, mais Kanafani montre qu’une part considérable du travail décisif d’invention s’est réalisée par le biais d’artéfacts culturels. Ces artéfacts – l’écriture créative, avant tout – ont soit donné forme au projet sioniste ou ont été mis au service du sionisme par des idéologues et divers créateurs de tendances de la bourgeoisie. Des auteurs se sont mobilisés pour la cause, dont des personnalités victoriennes bien connues comme Benjamin Disraeli et George Eliot. L’un des nombreux extraits étonnants mis en exergue par Kanafani quand il analyse le développement initial des tropes sionistes traite du moment où un personnage du roman d’Eliot, Daniel Deronda (1876), revendique explicitement la création d’un État juif en Palestine, plus de soixante-dix ans avant que la chose ne devienne réalité :

« (…) le monde y gagnera si Israël gagne. Car il y aura une communauté dans la charrette de l’Est qui transporte en son sein la culture et les sympathies de toute grande nation : Il y aura une terre disposée comme lieu d’arrêt des hostilités, une terre neutre pour l’Orient, comme la Belgique l’est pour l’Occident. »

D’une certaine façon, l’approche de Kanafani préfigure l’émergence des études culturelles de la décennie suivante, et particulièrement leur variante britannique. Influencés par les érudits marxistes tels Stuart Hall et Raymond Williams, les critiques se sentent moins contraints par des semblants d’objectivité et ils se sont mis à explorer la littérature comme une marchandise idéologique, particulièrement dans les termes de son emploi dans les campagnes de propagande contre le communisme. Toute personne qui croit en un marché culturel neutre se sentira sans doute mal à l’aise avec De la littérature sioniste, qui traite ce genre d’attitude comme stupide et absolument pas sérieuse. Le marché culturel est un site d’accumulation comme toute autre industrie capitaliste, à la différence près que ses produits entrent dans l’économie sous forme d’abstractions. Ce marché constitue le soubassement esthétique de l’hégémonie, la matière première du sens commun politique.

Sur cette base, Kanafani suggère que l’adhésion au sionisme exclut la conception de littérature sioniste. En effet, ne serait-ce que reconnaître la catégorie constitue une sorte de reconditionnement intellectuel. La grande ironie de la littérature sioniste, c’est qu’elle ne devient lisible que via le rejet du sionisme. C’est autre chose que ce que cette littérature présente comme un événement naturel dans le monde moderne. La littérature sioniste doit apparaître dénuée d’objectif afin d’accomplir son but. Tel est le codage idéologique que Kanafani passe tant de temps à révéler. La littérature est à la fois un précurseur et un post-scriptum du projet colonial. Les deux phénomènes sont mutuellement constitutifs. Vous devez comprendre les deux afin de comprendre l’un ou l’autre.

Où cette approche pourrait-elle nous conduire en termes de travail intellectuel et politique ? Cette question restera probablement dans la tête du lecteur tout au long du livre. Kanafani ne nous laisse d’autre choix que d’envisager des questions de libération. L’urgence et l’hyperbole occasionnelle de son ton ne permettent ni l’apathie ni le désintérêt. Et sa méthodologie ne peut conduire vers la moindre forme de détachement, une attitude que Kanafani aurait considérée comme intruse considérant le tempérament révolutionnaire de mise chez les Palestiniens et plus généralement chez les Arabes dans le sillage récent de la guerre de 1967. Les Palestiniens manipulaient la douleur de la défaite pour en faire des formes nouvelles et plus urgentes de résistance – le FPLP n’était plus qu’à quelques mois de sa création officielle – et, âgé de 31 ans seulement, Kanafani était tout animé d’une vigueur que l’on sent littéralement jaillir de ses pages. Il nous donne une analyse personnelle d’un matériel politique, mais également une analyse matérielle de la politique. De la littérature sioniste interpelle le lecteur contemporain, en Palestine comme à l’extérieur, mais c’est également un document de son époque, ayant pour but de subvertir la mythologie populaire d’un Israël courageux et assiégé, entouré de hordes arabes agressives. Pourtant, du fait que nombre des conditions abordées par Kanafani continuent d’exister et, dans bien des cas, ont même empiré, il n’est guère indiqué de percevoir ce livre comme un simple artéfact. Alors qu’il est de son temps, bien spécifique des circonstances politiques et économiques de l’époque de Kanafani, il s’adresse également à des formes actuelles de violence et de dépossession qui occupent une position centrale dans l’expérience palestinienne du moment présent. À une époque comme la nôtre, cette expérience a une dimension universelle. Le hardi contrepoint de Kanafani à la littérature sioniste tend à montrer que le sentiment révolutionnaire et la libération nationale des Palestiniens sont indispensable pour la création d’un monde meilleur. Il poursuit ce but à un moment de triomphalisme sioniste, même si la gauche dans le Nord mondial a largement gobé le discours d’autovictimisation d’Israël. Toutefois, Kanafani et la cause palestinienne n’étaient pas sans alliés dans le Sud mondial. Au contraire. La même année où De la littérature sioniste était écrit et publié, Beyrouth – la ville où Kanafani vivait depuis 1960 – accueillait la troisième Conférence des écrivains afro-asiatiques. Il est quasi certain que Kanafani a assisté à cet événement (1) qui, au moment de se conclure, avait sorti une résolution sur la Palestine qui appelait directement tous les écrivains afro-asiatiques et progressistes du monde entier de « faire face à la vaste conspiration culturelle lancée par le mouvement sioniste ». Une résolution séparée qui insistait sur la nécessité de contrer l’infiltration impérialiste et néocolonialiste dans le domaine culturel plus en général citait le mouvement sioniste – « un outil impérialiste utilisé pour servir les intérêts agressifs des impérialistes » – comme exemple bien en vue de cette tendance. (2)

Par conséquent, il est très important de se rendre compte de la façon dont il convient de comprendre Kanafani en anglais – et dans les milieux occidentaux interpellés par cette traduction. L’un des défis résidant dans la consommation de matériel traduit consiste à garder en permanence à l’esprit que le texte a été rédigé dans une langue différente, puis à tenter d’imaginer sa résonance particulière dans sa version originale. Même la traduction la plus fidèle aura du mal à transmettre le contexte précis de certains mots et expressions. Le problème se complique doublement dans le cas d’un Palestinien écrivant en arabe, une langue qui, traduite en anglais, entre dans un cadre linguistique et géopolitique constitutionnellement hostile à la Palestine.

Ceci ne veut pas dire que De la littérature sioniste n’aurait pas dû être traduit. Au contraire, la traduction constitue un avantage terrible pour une personne incapable de lire le livre dans sa langue d’origine. Le fait d’élargir de public de Kanafani élargit également l’accès aux sensibilités de la lutte nationale palestinienne, qui peut ainsi être transmise aux communautés de la diaspora. Les lecteurs, dès lors, devraient garder à l’esprit le fait que Kanafani parlait une langue révolutionnaire totalement lisible pour la société palestinienne – sans aucun complexe dans sa dignité, présumant d’un certain niveau de compréhension et de connaissance, et de résonance dans la langue autochtone. Il ne se souciait pas d’apaiser les sensibilités libérales aux États-Unis (ou en Palestine, sur ce plan). Son public était constitué de Palestiniens et de sympathisants de la cause palestinienne. Cette traduction permet également à une nouvelle génération de lutter pour cette cause.

Cette remarque à propos du public de Kanafani n’est pas sans importance. Il consacre beaucoup de temps au sionisme mais un lecteur doté de discernement comprendra que le livre, en fait, traite de la Palestine et des Palestiniens. Kanafani savait qu’il est impossible d’écrire sur Israël sans écrire aussi sur sa population autochtone, même si cette population n’y est pas mentionnée. Dans des temps où l’auteur sioniste reconnaît la population autochtone,

« ils sont choisi d’adopter une position consistant presque à déclarer que les Arabes sont un peuple qui, en tout premier lieu, ne mérite déjà pas de vivre ».

Dans les deux exemples, le Palestinien finit par être déshumanisé.

Avant de vous introduire dans l’événement principal, il semble utile de dire quelques mots sur l’auteur. Depuis son assassinat par Israël, en 1972, à l’âge de 36 ans, est resté une icône mais, dans ce rôle, son héritage pourrait bien se compliquer. Des photographies et des clips vidéo de Kanafani circulent fréquemment dans les médias sociaux. Évidemment, il est resté très vivant dans l’imagination culturelle et politique de la Palestine mais, parfois, Kanafani existe dans l’abstrait, déplacé des circonstances matérielles qui ont défini son travail et des principes révolutionnaires qui ont caractérisé son idéologie. Dans le même temps, le FPLP est moins en vue qu’à l’époque de son apogée, dans les années 1960 et 1970, mais il persiste, sur le terrain et dans l’analyse de la question nationale palestinienne. Alors que les détournements d’avions et la guerre de guérilla constituent le témoignage le plus visible du FPLP, les idées de l’organisation ont elles aussi exercé une très grande influence. Nombre de ces idées sont évidentes dans le livre qui suit : le caractère impérialiste du sionisme, l’importance du discours dans l’autorisation de la violence étatique ; la primauté de la classe à la fois dans la colonisation sioniste et dans la résistance palestinienne.

Kanafani est connu de façon différente par les Israéliens (et, selon qu’ils sont familiers avec lui, par les Européens et les Nord-Américains). Parmi les classes professionnelles et politiques sionistes, il n’était pas seulement un ennemi, mais chacun des termes péjoratifs que les sionistes appliquent aux victimes du sionisme : un extrémiste, un antisémite, un barbare, un terroriste. Bien que marxiste dévoué, Kanafani n’était pas un héros aux yeux de la classe ouvrière israélienne, qui le méprisait avec une passion égale. De son côté, Kanafani percevait la classe ouvrière israélienne comme une formation antagoniste, vu l’énormité de la Nakba et l’inégalité structurelle du système juridique israélien. La solidarité de la classe ouvrière n’était viable qu’en conjonction avec la décolonisation et la fin de la domination impérialiste.

À ce jour, les Israéliens ne connaissent pas vraiment Kanafani. Ils connaissent son nom. Ils connaissent ses actions. Ils connaissent sa réputation. Mais ils ne peuvent vraiment le comprendre en tant qu’intellectuel et activiste, et surtout pas en tant qu’être humain doté du sérieux à même d’inspirer son peuple. Les Israéliens l’ont réduit à un épouvantail qui hante leurs fantaisies de paix. Kanafani connaissait extrêmement bien les Israéliens, toutefois. Dans des situations de pouvoir disparate, la connaissance formelle appartient à l’oppresseur, avec ses bureaucrates hautement intellectualisés et ses institutions bourgeoises, mais les opprimés possèdent quelque chose de plus puissant et de plus intuitif : un besoin profond de se libérer de l’injustice et de la soumission. Par nécessité, les opprimés ont une connaissance intime de l’oppresseur. Ce livre illustre cette maxime d’excellente façon.

Dès ses débuts, le FPLP s’est dévoué à des idées et il a de très riches archives de théorie révolutionnaire, mais il maintient également à ce jour une présence militaire active au sein de la résistance, très dans la tradition de Frantz Fanon et d’Amílcar Cabral (3) : déployer la violence non seulement comme un moyen de souveraineté territoriale et politique, mais en tant que prélude psychologique à la libération. Dans cette veine, le travail politique et le travail littéraire de Kanafani sont inséparables. Il serait incorrect de dire que son évaluation de la littérature sioniste est à la base une affirmation du futur de la Palestine. En cherchant à comprendre Kanafani, nous faisons bien d’abandonner les discrètes catégories ontologiques et intellectuelles mises ensemble ou, du moins, d’y penser en tant que catégories dynamiques et interactives. De la littérature sioniste est un livre de critique littéraire « politique », en effet, et tout particulièrement dans le sens où il refuse de séparer la culture de l’impérialisme.

Les écrits politiques de Kanafani, comme la tradition intellectuelle palestinienne au sens plus large, sont méconnus par le monde anglophone bien qu’ils soient si influents en arabe. La traduction de De la littérature sioniste qui suit constitue un effort en vue de réparer cette lacune. En tant que lecteurs, nous pouvons apprendre beaucoup de choses sur le sionisme et la résistance palestinienne à partir du savoir et de l’expérience incroyables de Kanafani. Nous pouvons également suivre l’exemple du livre et déplacer notre compréhension du matériel politique de l’âge d’Internet depuis le royaume du mythe jusqu’au terrain plus satisfaisant de la politique matérialiste.

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Notes

(1)-Conformément aux souvenirs d’Anni Kanafani, la veuve de Ghassan, dans sa correspondance par courriel avec Louis Allday, l’éditeur de cette édition traduite. May 2022. Anni croyait aussi qu’il était probable que Ghassan avait contribué à rédiger la résolution de la conférence sur la Palestine.

(2)-Résolutions de la troisième Conférence des écrivains afro-asiatiques (25-30 mars 1967, Beyrouth, Liban) telles que citées dans Lotus, la publication officielle de l’organisation.

(3)-En janvier 1973, moins d’un an après l’assassinat de Kanafani, Cabral était lui aussi assassiné.

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Le dernier livre de Steven Salaita est intitulé Inter/Nationalism : Decolonizing Native America and Palestine (Inter/nationalisme : La décolonisation de l’Amérique et de la Palestine autochtone). On peut trouver son site personnel ici.

On peut se procurer On Zionist Literature en anglais (le livre n’existe pas en français) ici et ici dans sa version originale en arabe.

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Publié le 27 juin sur Liberated Texts
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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