Guérir les traumatismes via la résistance

Les approches occidentales de la santé mentale ont individualisé les traumatismes palestiniens et rejeté la violence israélienne. Nous devons aller au-delà de ce paradigme pour reconnaître le rôle de la colonisation et du pouvoir libérateur de la résistance, écrit Jeanine Hourani.

Un enfant joue avec un cerf-volant dans le cimetière du camp de réfugiés de Jabaliya, dans la bande de Gaza, le 8 juin. Il y a environ 110 000 réfugiés vivant dans le camp de Jabaliya, qui couvre une superficie de seulement 1,4 kilomètre carré selon l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine – Photo : Anne Paq/ActiveStills.org

Un enfant joue avec un cerf-volant dans le cimetière du camp de réfugiés de Jabaliya, dans la bande de Gaza, le 8 juin. Il y a environ 110 000 réfugiés vivant dans le camp de Jabaliya, qui couvre une superficie de seulement 1,4 kilomètre carré selon l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine – Photo : Anne Paq/ActiveStills.org

Jeanine Hourani

15 juillet 2022

L’héritage colonial de la psychiatrie en Palestine a débuté en 1920 avec le Mandat britannique, qui a inauguré une époque de pratiques coercitives ayant leur origine dans une focalisation sur l’étude de « l’état d’esprit des indigènes » et ses présumés déficits. La psychiatrie a donc fourni l’un des nombreux moyens via lesquels les Palestiniens ont été réduits à des sujets coloniaux individuels censés être étudiés, traités et « civilisés » par leurs colonisateurs.

Lors de la Première Intifada, en 1987, l’attention des médias s’est tournée vers la violence militaire israélienne, accroissant ainsi l’emphase sur les abus des droits humains et les traumatismes psychologiques auxquels les Palestiniens étaient – et sont toujours – soumis.

Mais, plutôt que de donner les possibilités aux Palestiniens de combattre leur oppresseur, la signature des accords d’Oslo – et l’ONG-isation et néo-libéralisation de la cause palestinienne qui ont suivi – a renforcé le discours qui présente les Palestiniens comme des sujets sans ressort, dépolitisés et individualistes devant être traités cliniquement par des professionnels de la santé mentale et défendus juridiquement par des activistes des droits humains.

Nous avons assisté ensuite à l’exportation en Palestine des tendances occidentales de la santé mentale qui se concentraient sur la médicalisation de la santé mentale, le recours à des instruments de diagnostic qui quantifient les symptômes et l’apparition des thérapies et traitements psychologiques individualisés. Ce sont ce paradigme ne tient malheureusement pas compte, c’est du contexte politique de la colonisation qui, en Palestine, ne peut être séparé de la réalité de la santé mentale.

L’individualisation et la décontextualisation de la santé mentale qui en résultent en Palestine nuit non seulement à nos esprits, mais également à notre cause. En situant le « problème » chez l’individu et non en l’attribuant à la violence coloniale du peuplement à laquelle les Palestiniens sont quotidiennement exposés, l’accent sur les droits humains et les traumatismes psychologiques favorise les desseins coloniaux.

Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de traumatismes en Palestine ou parmi les Palestiniens ; c’est plutôt une critique de l’approche occidentale de la santé mentale et de l’étroite définition du traumatisme, de ce qu’on nous dit qui doit être fait pour guérir ces traumatismes, et de la façon dont les deux sont complètement dépourvus de la moindre analyse structurelle allant aux racines du problème : le colonialisme de peuplement.

Les impacts de l’individualisation de la santé mentale palestinienne sont doubles. Primo, elle normalise l’idée que ce sont les Palestiniens qui ont besoin de changer afin de résister ou de se montrer « résilients » à l’oppression à laquelle ils sont confrontés ; ceci rend en même temps invisible la violence systémique et structurelle au sens large du colonialisme de peuplement et, partant, la facilite. Secundo, l’individualisation étouffe nécessairement la résistance populaire et le potentiel révolutionnaire du collectif, sapant donc activement le mouvement de libération nationale.

Les institutions étrangères d’aide néocoloniales et néolibérales et les gouvernements sont des forces motrices derrière ce phénomène d’individualisation. Ces institutions fournissent des fonds conditionnels qui punissent la résistance en demandant aux récipiendaires de dons pour la santé mentale de présenter des rapports et d’établir des différences entre Palestiniens avec des modes « acceptables » et « inacceptables » d’expression politique. Le financement relatif aux traumatismes est par conséquent lié à la production de certains types d’individus « qui se sont bien conduits », ce qui non seulement pathologise la santé mentale, mais pathologise également la résistance.

Cette pathologisation, et l’étouffement qui en découle, de la résistance palestinienne, a également des conséquences négatives sur la santé mentale palestinienne, puisqu’on a découvert que les efforts d’organisation et l’engagement dans des actes de résistance étaient protectifs et qu’ils étaient salutaires pour la santé mentale des personnes qui subissaient la violence coloniale de peuplement.

L’occupation et le système d’apartheid israéliens saturent le moindre aspect de la vie des Palestiniens, y compris leur santé mentale, pour laquelle des services sont disponibles et que les Palestiniens y aient accès ou pas. Ceci est exprimé avec puissance par Lara et Stephen Sheehi qui, dans leur livre récent, décrivent comment l’occupation entre physiquement dans la chambre de la clinique. Ils présentent une anecdote : celle d’un psychologue de Bethléem, Cesar Hakim, qui dit :

« J’étais avec un patient et l’armée israélienne pourchassait des Palestiniens à Bethléem. Vous savez que le check-point 300 est, disons, à moins de 1 200 ou 1 300 mètres d’ici ? Nous pouvions entendre les tirs de l’armée israélienne. Il y avait de la fumée et des gaz lacrymogènes. On pouvait le sentir. On pouvait sentir la fumée et le gaz dans la pièce ait. Nous avons tout simplement poursuivi la séance. Nous avons fermé la fenêtre, mais l’odeur dans la pièce était déjà très prenante. »

Séparer la santé mentale palestinienne de son contexte social, politique, historique et culturel crée une fausse séparation entre la clinique et la rue et opère en pathologisant plutôt qu’en historicisant et contextualisant la santé mentale palestinienne. Via le rejet dans la clinique de l’histoire et de la réalité politique palestiniennes, l’industrie du traumatisme poursuit l’effacement par la violence des Palestiniens.

La décontextualisation de la santé mentale fonctionne donc de pair avec l’individualisation afin de freiner la résistance palestinienne et ceci est conçu à dessein, et non par accident. Permettre à quelqu’un de transcender le modèle traumatique de santé mentale lui fournirait l’occasion de parler des réalités de ce qui se passe, et non en recourant au jargon aseptisé de l’industrie du traumatisme qui nous est imposé.

Trouver une façon alternative de penser et de parler de la santé mentale constitue par conséquent une étape importante dans le processus de guérison des Palestiniens, en rassemblant en nous le potentiel libératoire de la résistance tout en honorant les pratiques autochtones, tel le sumud, qui fait référence à la tradition de détermination ancrée chez les Palestiniens.

Les travailleurs et universitaires palestiniens spécialisés dans la santé mentale ont demandé qu’on oppose une réponse aux discours sur le traumatisme et aux cadres dominants de de l’intervention biomédicale qui neutralisent la praxis politique sous-tendant la santé mentale en Palestine depuis des dizaines d’années.

Il existe un besoin urgent de reconceptualisation de la santé mentale en Palestine en utilisant des cadres d’indigénéité, de souveraineté et de justice sociale qui affirment la résistance et la lutte anticoloniale en tant que composantes à la fois de la compréhension et de la sauvegarde de la santé mentale des Palestiniens.

Les travailleurs et universitaires palestiniens spécialisés dans la santé mentale se livrent déjà à ce travail très important. Le Palestine-Global Mental Health Network (Réseau palestinien et mondial de la santé mentale) en est un exemple ; il illustre la façon dont les travailleurs de la santé mentale peuvent s’unir (et le font) et s’organiser partout en Palestine historique afin de se rencontrer, de se rassembler, de réfléchir, de soigner et de traiter en étant soutenus par les pratiques libératoires autochtones.

Mais, tant que le pouvoir ne sera pas écarté des ONG néolibérales et des institutions étrangères d’aide et réorienté vers les mouvements et organisations citoyens de Palestine, nos efforts de résistance continueront d’être sapés par l’industrie du traumatisme. Le pouvoir a besoin d’être centré chez des travailleurs de la santé mentale qui sont profondément enracinés dans nos communautés et dans notre cause, et qui ne tolèrent aucun compromis une fois qu’il s’agit de notre libération.

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Jeanine Hourani est une organisatrice, écrivaine et chercheuse palestinienne installée à Londres. Suivez-la sur Twitter : @jeaninehourani

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Publié le 15 juillet 2022 sur The New Arab
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également cet article de Samah Jabr :  Traumatismes en Palestine : vers un modèle plus authentique de santé mentale

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