Histoire : Les immigrants marocains en Israël avertissent leurs proches de ne pas les suivre

Des milliers de lettres écrites dans les premières années de l’État par des soldats immigrants à leurs familles au Maroc révèlent une image peu flatteuse. La plupart voulaient rentrer chez eux.

Des immigrants marocains dans le sud d’Israël. (Photo : Fritz Cohen / GPO)

Ofer Aderet, 8 juillet 2021

En 1949, en pleine guerre , un soldat de l’armée israélienne adressait une lettre à sa famille restée au Maroc :

« Nous sommes venus en Israël et pensions y trouver un paradis mais, de façon regrettable, ce fut le contraire : Nous avons vu des juifs avec des cœurs d’Allemands. »

Il a également eu des mots de mise en garde pour ses proches : « Si vous voulez mon conseil, restez en Afrique du Nord ; c’est mieux que la terre d’Israël. »

L’identité du soldat reste inconnue, mais des milliers de lettres similaires déposées dans les Archives officielles des FDI et de la Défense montrent qu’il n’était pas le seul immigrant marocain à nourrir de tels sentiments. Des extraits des lettres qui sont restées hors de portée des historiens et des chercheurs sont aujourd’hui publiés pour la première fois.

Un autre soldat d’Afrique du Nord était plus direct et plus franc, accusant carrément les juifs ashkénazes de racisme.

« Les Juifs européens, qui ont souffert terriblement du nazisme, se voient comme une race supérieure et considèrent que les juifs sépharades [les Mizrahi] appartiennent à une race inférieure »,

écrivait-il à ses parents. Il se plaignait que le nouvel immigrant nord-africain

« qui venait ici de très loin et à qui on ne demandait pas de quitter sa maison en raison d’une quelconque discrimination raciale – fût désormais humilié en toute occasion ».

Un sentiment d’injustice apparaît également dans les lignes suivantes :

« Au lieu de [témoigner de la] gratitude, ils nous traitent comme des sauvages ou comme quelque chose de malvenu. Quand je vois des amis [nord-] africains errer dans les rues, l’un à qui il manque un bras, l’autre une jambe, des gens qui ont versé leur sang à la guerre, je me demande : ‘Est-ce que cela en vaut la peine ?’ »  

L’historien Shay Hazkani – dont les recherches se concentrent généralement sur le conflit israélo-palestinien et sur la façon dont les immigrants juifs de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont été absorbés et traités au cours des premières années de l’État – a découvert ces lettres dans des rapports classés rédigés par le bureau de la censure postale qui a opéré à l’armée dès sa création. Les membres de l’unité lisaient les lettres envoyées par les soldats et détruisaient les informations une fois classées. De plus, ils copiaient également – à l’insu des soldats ou sans leur consentement – des passages susceptibles d’intéresser l’armée et les autorités civiles. De la sorte, il était possible de contrôler l’état d’esprit qui régnait parmi les soldats et de suivre à la trace d’autres développements.

Le Dr Hazkani était particulièrement intéressé par ce que ces sources historiques pouvaient révéler – en dépit de la nature problématique de la lecture d’une correspondance privée – des sentiments des immigrants qui étaient venus du Maroc pour combattre dans la guerre de 1947-1948 et qui ouvraient leurs cœurs à leurs familles restées en arrière.

« Les Polonais contrôlent tout », écrivait à l’époque un soldat à sa famille au Maroc, faisant remarquer que

« 95 pour 100 des types ici sont mécontents et aimeraient uniquement retourner d’où ils sont venus ».

Selon l’avis d’un autre soldat,

« la Palestine pourrait être bien pour des gens qui ont souffert dans les camps en Allemagne, mais pas pour nous, les Français, qui sommes amoureux de la liberté ».

(Il faisait allusion au régime de protectorat de la France, qui dirigea le Maroc jusqu’à son indépendance, en 1956.) 

Les allégations de discrimination de la part des immigrants ashkénazes sont fréquentes, dans les lettres étudiées par Hazkani. Un soldat, originaire de Casablanca, écrivait à sa famille au pays que les Juifs polonais

« pensent que les Marocains sont des sauvages et des voleurs. Quand nous passons, ils nous regardent comme si nous étions des brutes ».

Son rêve était de retourner à Casablanca, disait-il à sa famille, et il allait continuer de se lamenter tant qu’il ne serait pas en mesure d’acheter un billet d’avion.

« Je ne puis supporter ce pays, qui est pire qu’une prison. Les Ashkénazes nous exploitent en tout et refilent les boulots les meilleurs et les plus faciles aux Polonais »,

écrivait un soldat à ses proches au Maroc.

« Les salaires ne valent rien. Pour son travail facile, le Polonais reçoit 2,5 livres, mais le maximum que nous, les Marocains, pouvons gagner pour notre travail pénible et éreintant, c’est à peine 1,5 livre. »

L’examen de milliers de lettres de soldats nouvellement immigrés du Maroc suggère que la majorité d’entre eux voulaient rentrer chez eux et qu’ils recommandaient à leurs familles de ne pas immigrer vers l’État juif ou, du moins, de reporter cette démarche. Les pourcentages changent entre les époques et entre les groupes de lettres examinées, mais un résumé réalisé par les FDI révèle des chiffres élevés : Environ 70 pour 100 voulaient rentrer au Maroc et 76 pour 100 recommandaient à leurs familles de rester chez elles.

Les hauts gradés de l’armée avaient généralement une attitude condescendante, hostile et distante envers les soldats d’origine nord-africaine, entendait-on dans les rangs mêmes des FDI, d’où provenaient les lettres citées par Hazkani.

« Même si les soldats sont d’une éducation et d’une culture inférieures, ils manifestent de fortes critiques »,

affirme un rapport de l’armée.

« Les immigrants nord-africains souffrent d’un complexe d’infériorité qui pourrait être causé par la façon dont leurs collègues ashkénazes les traitent »,

écrivait un fonctionnaire de la censure après avoir analysé les lettres des soldats.

« Ce phénomène est grave et soulève des inquiétudes »,

poursuit-il, pas simplement en raison des atteintes au moral parmi les soldats,

« mais aussi en raison des informations envoyées par les ‘offensés’ » à leurs familles et amis dans leurs pays d’origine.

Des données émanant du Bureau central des statistiques montrent que 6 pour 100 de ceux qui ont immigré du Maroc dans les années 1949-1953 sont en fait retournés vers leur pays d’origine, c’est-à-dire 2 466 sur environ 40 000. Proportionnellement, a découvert Hazkani, c’était presque deux fois le nombre de ceux des immigrants d’Europe et d’Amérique (des Ashkénazes) qui étaient ensuite rentrés chez eux. 

« Des moutons humains »

Les doléances concernant Israël n’ont pas seulement poussé les gens à décider de quitter le pays. Il existait une politique gouvernementale israélienne destinée à entraver ou à retarder l’immigration. En 1951, le gouvernement a adopté une politique d’« aliyah sélective ». Dans un article de 1999, intitulé « L’origine de l’aliyah sélective », le Dr Ali Picard, du département des études sur la Terre d’Israël de l’Université de Bar-Ilan, fait remarquer que les restrictions portaient sur la « qualité » des immigrants – qui, en gros, venaient d’Afrique du Nord, à l’époque – et non sur leur nombre, et qu’elles avaient été imposées via une classification sur base de la condition physique, de l’âge et de la profession des individus.

« Ne croyez pas le Bureau sioniste au Maroc. Il diffuse de la propagande, des mensonges et des informations déformées »,

écrivait à ses proches un soldat immigré en provenance de l’Afrique du Nord, dans un effort en vue de les dissuader de faire le voyage jusqu’en Terre sainte.

« Ici, on vous appellera les ‘sales Marocains’ et les journaux écriront que les Marocains ne savent pas comment s’habiller ou comment manger avec une fourchette, mais uniquement avec leurs mains. Ils pensent que les seuls êtres humains ici sont les Polonais. »

Le soldat, dont le nom n’a pas été mentionné, faisait allusion à une série d’articles publiés dans Haaretz en 1949 et qui continuent à avoir un écho aujourd’hui. Un journaliste du journal, Aryeh Gelblum, avait endossé une identité fictive afin de faire des reportages sur la vie dans les camps de transit des immigrants. Il avait publié ses tristes conclusions sous ce gros titre : « Pendant un mois, j’ai été un nouvel immigrant. »

« C’est une immigration de race telle que nous n’en avons jamais vu auparavant en Israël »,

écrivait-il, faisant allusion aux immigrants nord-africains.

« Nous avons ici un peuple au summum de la primitivité. Le niveau de leur éducation confine à l’ignorance absolue et plus grave même est [leur] incapacité à assimiler quoi que ce soit d’intellectuel. »

Et d’ajouter : 

« Ce n’est que légèrement qu’ils surpassent le niveau général des habitants arabes, noirs et berbères de leurs lieux [d’origine] (…) Ils sont complètement la proie d’instincts primitifs et sauvages. Quoi qu’il en soit, c’est un niveau même plus bas que ce que nous connaissions chez les Arabes de la terre d’Israël dans le passé. »

Et il poursuivait :

« Que pouvons-nous faire avec eux ? Comment pouvons-nous les absorber ? Avons-nous envisagé ce qui arrivera à ce pays s’ils deviennent ses citoyens ? Un jour, le reste des juifs du monde arabe immigreront ! De quoi aura l’air l’État d’Israël et quel genre de niveau aura-t-il s’il a des citoyens comme ceux-là ? »

Durant l’été 1950, Davar, l’organe de la fédération du travail Histadrut, publia un article sur un camp de transit à Marseille où de nouveaux immigrants, dont la plupart étaient des juifs d’Afrique du Nord, attendaient d’être emmenés en Israël. Des termes comme « mauvais matériel » et « moutons humains » furent utilisés pour décrire ces candidats à l’immigration qui allaient devoir être « pétris » de façon à « les modeler ». L’article poursuivait : «

 Sera-t-il possible de former de nouveaux caractères parmi ces êtres humains abjects ? En Israël, ne retomberont-ils pas à nouveau dans l’atmosphère dont on les a éloignés – parmi leurs frères dans la communauté ? » 

Un article dans Davar en septembre cette même année mettait en garde contre le caractère « oriental » des gens qui allaient envahir Israël.

« Notre sort dépend de la qualité. Autrement dit du degré auquel les éléments non orientaux, qui sont les seuls à pouvoir entretenir ce pays, triompheront. Comment les élever au niveau occidental de la communauté existante et comment nous protéger nous-mêmes de toutes nos forces contre la possibilité de voir la qualité des populations d’Israël retomber au niveau oriental ? »

Des commentaires aussi virulents furent exprimés par les dirigeants du pays, comme on l’a déjà vu. Levi Eshkol, le ministre des Finances et futur Premier ministre, fut cité pour avoir dit :

« Nous sommes enchaînés à de la lie humaine, parce que, dans ces pays, ils balaient les rues et ils nous envoient en tout premier ces gens arriérés. »

D’autres dirigeants s’exprimaient dans des termes similaires.

Certains des immigrants du Maroc ont entendu ces voix, lu les articles et en ont éprouvé une vive colère. Ils ont donné une expression à leurs sentiments dans un article intitulé : « Regards sur Israël de la part de Juifs marocains », publié en 1949 dans un périodique installé à Jérusalem, Hed Hamizrah (Écho de l’Orient). Il débute en faisant remarquer que, tout d’abord,

« l’enthousiasme des masses de juifs [au Maroc] désireux de faire leur aliyah vers la Terre sainte était sans borne ».

Par la suite, toutefois, quand les nouveaux-venus firent connaissance avec la réalité israélienne,

« à cet enthousiasme commença à se mêler une déception amère »

Il est clair, à la lecture de ce qui précède, que les lettres des soldats déçus avaient atteint leur destination au Maroc et qu’elles avaient eu de l’effet. 

« Les comptes rendus arrivés ici d’Israël sont inquiétants. On nous dit que les immigrants sont reçus en Israël avec une discrimination grossière et des insultes cinglantes »,

faisait remarquer le journaliste de Hed Hamizrah.

« Le chagrin est encore accru quand on entend que ces insultes ne viennent pas des gentils, mais de leurs frères qui sont à Sion, en qui ils avaient placé tous leurs espoirs et chez qui ils pensaient trouver secours et aide jusqu’au moment où ils se seraient adaptés à la vie en Israël. »

L’auteur de l’article se demande

« ce que nous avons fait pour mériter d’avoir ces problèmes qui nous tombent dessus et cette attitude honteuse ».

Il poursuit en passant en revue la contribution des immigrants marocains à la renaissance d’Israël :

« Est-ce la récompense que les institutions officielles nous accordent pour avoir accompli notre devoir national en tous les sens du terme ? Après tout, vous savez tous ce que nous avons forgé dans le passé et dans le présent. Nous étions parmi les premiers immigrants illégaux [les ma’apilim] en Israël. Les jeunes marins parmi nous ont quitté leurs familles et ont souffert ensemble avec leurs frères dans les camps de concentration de Chypre. Les jeunes garçons du Maroc ne manquaient pas non plus sur [le navire] l’Exodus Europe 1947. Nos garçons ont combattu comme des lions sur tous les fronts, dans le nord et dans le sud, en Galilée et dans le Néguev, dans la Vieille Ville de Jérusalem et dans les autres villes du pays et du sang a été versé partout. » 

L’article conclut :

« Les Juifs marocains ont combattu pour la délivrance de leur terre, et pourquoi devaient-ils subir à nouveau des discriminations ? Pourquoi leur sang est-il différent du sang de leurs frères occidentaux ? L’amertume provoquée par cette attitude insultante croît sans cesse, ici. Tout le monde veut que le gouvernement d’Israël rectifie ce tort. » S’adressant aux membres de la Knesset, l’auteur réclame « l’abolition de cette discrimination raciale, car nous sommes les enfants d’un seul père ».

Yaron Tsur, un spécialiste de l’histoire des Juifs originaires des pays arabes et islamiques, traite de cette question dans son ouvrage de 2001 « Une communauté déchirée : les Juifs du Maroc et le nationalisme, 1943-1954 » (en hébreu).

« Les premiers témoignages à propos du refroidissement de l’enthousiasme pour l’idée de l’aliyah vers Israël sont liés aux comptes rendus sur le choc vécu par les immigrants du Maroc face à ce qu’ils ont perçu comme de la discrimination à l’égard des Sépharades partout et contre les Marocains en particulier en Israël »,

écrit le professeur Tsur.

« Tel était un aspect de leur confrontation avec le problème éthique. La puissance de l’impact négatif engendrée par ces comptes rendus peut être déduite de nombreux témoignages. Cette discrimination fut apparemment le phénomène le plus néfaste pour l’image d’Israël aux yeux de la diaspora [marocaine]. »  

Selon Tsur, les efforts accrus pour mettre en valeur les aspects positifs de l’immigration vers Israël furent vains.

« Aucune propagande ne pouvait compenser les impressions des immigrants dans leurs lettres en provenance d’Israël et les témoignages de ceux qui étaient revenus »,

fait-il remarquer. On entendait des plaintes à propos des discriminations dans tous les quartiers du Maroc, écrit-il, et elles eurent également un impact sur les efforts en vue de récolter parmi les Juifs marocains des fonds destinés à la cause sioniste.

Le professeur décrit donc une réunion dans une maison prive de Rabat, réunion à la fin de laquelle l’un des participants avait dit à l’orateur invité :

« Vous avez bien parlé, mais je ne donnerai rien et je vais tenter de veiller à ce que d’autres suivent mon exemple, parce que vous traitez les Juifs du Maroc comme des sauvages. »

Lors d’une autre réunion, organisée par un membre de la Knesset de la Liste sépharade, Avraham Elmalich, parmi des rabbins marocains de la ville de Port Lyautey (aujourd’hui Kenitra), un juge du tribunal religieux requit de lui que

« de tout fils d’Israël qui voudra se rendre en Israël, qui qu’il soit, il ne sera pas dit : ‘C’est un Africain, un Sépharade ou un Ashkénaze’, mais uniquement un simple Israélien ». 

Les lettres de soldats reflétaient également ce sentiment. Un soldat écrivit à sa famille que l’antisémitisme en Israël était pire qu’en Pologne. En effet, ajoutait-il, la discrimination était si répandue qu’elle pouvait être comparée à la nature extrême des relations entre blancs et noirs en Amérique. Faisant une remarque similaire, un autre écrivait :

« Les Orientaux sont traités ici comme les noirs dans le Sud des États-Unis. Il y a une forte haine entre les Orientaux et les Occidentaux qui constituent le gouvernement. »

Un soldat écrivait de façon décourageante que, malgré tout, il préférait rester en Israël et ne pas retourner au Maroc. Il vaut mieux être un « sale Marocain » qu’un « sale juif », expliquait-il à sa famille.

S’exprimant avec poésie, un autre exprimait son espoir

« de finir son service dans les FDI et de retourner auprès de vous, dans ma patrie qui est le Maroc, que j’aimais. Ceci me rend très heureux. »

L’un de ses frères d’armes, venu de France, était frustré d’avoir été identifié par erreur comme un Marocain :

« Je ne connais que le français, mais ma peau est basanée et je ressemble à un Nord-Africain. Que devrais-je faire ? Personne ne croit que je ne suis pas nord-africain. Je n’ai pas de boulot et même les filles ‘blanches’ ne veulent pas danser avec moi »,

déplore-t-il. Un autre soldat mettait sa famille en garde sa famille en lui disant que ce n’était pas le moment propice pour immigrer en Israël. Il expliquait :

« Vous devez savoir que les Arabes sont nos frères, au contraire des juifs ashkénazes, qui rendent nos existences misérables. Pour tout l’or au monde, je ne resterai pas ici. »

Des dispositifs à la « Big Brother »

Une analyse des lettres révèle que leurs auteurs réfutaient effectivement les éléments centraux de la propagande sioniste : La « patrie » n’est pas Israël, mais le Maroc, et ce n’est que là qu’on peut « retourner ». Quant à l’État juif, le seul recours est de le fuir. De plus, les frères des Juifs marocains ne sont pas les Juifs de Pologne ou d’Allemagne, comme ceux qui se sont ralliés au « rassemblement des exilés » l’avaient espéré, mais plutôt les Arabes. Par conséquent, au lieu d’une nouvelle identité – israélienne – le retour brutal sur terre vécu par certains des Juifs marocains a contribué à la mise en forme d’une identité marocaine.

Les lettres des soldats sont citées dans le nouveau livre de Hazkani, « Dear Palestine : A Social History of the 1948 War » (Chère Palestine : Une histoire sociale de la guerre de 1948) (publié en anglais par Stanford University Press). L’historien a puisé dans le passé dans la même collection de lettres en provenance de l’unité de censure postale de l’armée. Une étude du même genre, qui a donné naissance à un article dans Haaretz en 2013, traitait de lettres envoyées par des soldats du front lors de la guerre de Yom Kippour en 1973. Les lettres elles-mêmes, dans les archives de l’armée, ne sont pas accessibles aux universitaires et autres. Des passages choisis de ces mêmes lettres ont été cités dans des rapports militaires internes sous l’intitulé « L’opinion du soldat » adressés à des officiers supérieurs – et ce sont ces rapports que Hazkani a été en mesure de retrouver.

Comment parvint-il à avoir accès à cette collection d’archives, pour commencer ? Au début des années 2000, Hazkani était correspondant militaire pour Channel 10 News. Un jour, lors qu’il préparait une note sur un accord sur des armes entre Israël et l’Allemagne en 1958, il tomba sur un étrange document.

« Il résumait les points de vue de soldats ‘ordinaires’ à propos de cet accord (…) Leurs points de vue avaient été extraits de leurs lettres personnelles, secrètement recopiées par un gigantesque dispositif à la ‘Big Brother’ »,

explique Hazkani dans son livre.

Bien que le centre d’intérêt actuel de l’historien soit les soldats d’origine marocaine, d’autres documents d’archives montrent qu’ils n’étaient pas les seuls soldats nés à l’étranger lors de la première décennie de l’État à avoir critiqué sévèrement la société israélienne au sein de laquelle ils s’étaient retrouvés. Des soldats des États-Unis, de Grande-Bretagne et d’ailleurs qui étaient également venus dans le cadre du projet Mahalimpliquant des volontaires de l’armée venus d’outre-mer et qui n’étaient pas des immigrants – n’étaient pas très emballés non plus par ces gens qu’on appelait les « sabras ». Une enquête menée parmi les volontaires en 1949 par l’Institut israélien de recherche sociale appliquée (plus tard rebaptisé Institut Guttman, et aujourd’hui appelé le Centre familial Viterbi pour la recherche sur l’opinion publique et la politique) découvrit qu’une grande partie des nouveaux-venus (55 pour 100) exprimaient des opinions négatives sur l’État juif et ses habitants et que le gros des doléances portait sur le phénomène de « proteksya » (copinage ou favoritisme). « D’autres raisons de ressentiment », fait remarquer Hazkani, « étaient la chutzpah – culot, toupet, insolence –, l’égoïsme, l’hypocrisie et le manque de respect. »

Dans ce pays, ce qui importe, « ce n’est pas ce que vous connaissez, mais qui vous connaissez », faisait remarquer l’un des volontaires dans ses réponses au questionnaire.

« Proteksya… proteksya… quelle chance un type comme moi pourrait-il avoir sans cette vitamine ? »,

ajoutait un autre. D’autres encore se plaignaient que les gens du coin ne faisaient aucun effort pour se montrer amicaux, et qu’ils étaient impolis, impudents et bruyants. Un thème commun était que les Israéliens pensent qu’ils ont toujours raison et qu’ils ne peuvent se faire à l’idée que, parfois, c’est l’autre camp qui a raison. Les volontaires avaient également le sentiment que les gens du pays attachaient trop d’importance à leur pays d’origine, ce qui affectait leur attitude. Et, bien sûr, que les Israéliens aiment l’aliyah (l’élévation spirituelle, d’où l’acte d’immigration, NdT), mais pas les olim (les immigrants).

Les censeurs postaux de l’armée recopièrent diligemment les passages dans lesquels les volontaires exprimaient des points de vue extrêmement négatifs à propos de leur vécu en Israël.

« Il suffit que je dise que lorsque les Anglo-Saxons vinrent ici [pour la première fois], 95 pour 100 envisageaient favorablement de s’y installer. Aujourd’hui, vous n’en trouveriez même pas 5 pour 100 »,

écrivait un soldat à sa famille en Angleterre.

« Dans ce pays, les soldats n’essaient pas de mourir pour leur pays, mais essaient, et avec succès, d’avoir des autres (des étrangers) qui le feront »,

faisait remarquer un autre. Un soldat volontaire venu des États-Unis fustigeait le « comportement répréhensible » des sabras et les qualifiait d’« irresponsables » et de « tricheurs ».

« Quand je rentrerai au pays,

ajoutait-il,

« je vous raconterai comment les gens ici falsifient tous les idéaux pour lesquels vous travaillez si durement et pour lesquels moi-même je suis venu ici, dans le désir de les accomplir. »

Un soldat sud-africain exprimait des sentiments hostiles à la guerre, écrivant à sa famille qu’il ne voulait pas se battre pour l’impérialisme et pour les « ambitions territoriales » des sionistes.

Un autre prétendait :

« Un golem est en train d’être créé ici, et personne ne sait comment il va devenir en grandissant. »

Le golem en question était l’État d’Israël lui-même, qui est né, écrivait-il, grâce à des idéaux élevés, mais a perdu le contrôle de son caractère et de son avenir.


Publié le 8 juillet 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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