Le village le plus triste d’Israël

Les plans de construction de plus de 250 logements de luxe sur les ruines du village palestinien de Lifta vont se concrétiser. Une balade parmi les maisons de ce très beau village en compagnie de l’un de ses derniers réfugiés encore en vie.

Une maison intacte mais complètement mise à nu, à Lifta. (Photo : Alex Levac)

Gideon Levy, Alex Levac, 23 juillet 2021

Voici le village le plus triste d’Israël et probablement le plus beau également. Rien d’autre ne lui ressemble : un village fantôme, dont un grand nombre d’habitations sont toujours présentes, avec un trou dans la toiture, grâce aux bons soins d’Israël, afin d’empêcher qu’on ne les réutilise. Les quelque soixante maisons qui restent, à deux ou parfois trois étages, sont plantées sur la pente de la colline et se mêlent de façon magistrale au paysage naturel. Chaque étage des constructions, maçonné en pierre et ornementé d’arcades, raconte l’histoire d’une époque différente et d’un autre style de construction. Lifta est un rare joyau architectural, un monument à la gloire de ce qui exista jadis dans ce pays, un témoignage muet d’un style de vie qui fut abruptement interrompu et liquidé. Une mosquée, des presses à olives et un moulin à farine, des vestiges de balcons pittoresques, un sentier dallé menant à la source qui était le cœur palpitant du village et dont les eaux sont désormais utilisées par les étudiants de la yeshiva et les jeunes extrémistes religieux nationalistes  (littéralement : « hilltop youth », des jeunes qui établissent des avant-postes illégaux en Cisjordanie occupée, NdT) pendant les longs congés qui suivent Tisha B’Av (date correspondant au jeûne du cinquième mois, en juillet, NdT).

Les espaces entre les maisons ne sont pas entretenus et sont donc envahis de sabras (cactus), naturellement. Une famille palestinienne de Zur Baher, un village de la périphérie sud-est de Jérusalem, est venue ici cette semaine, dans les ruines de ce village en bordure nord de la ville, pour cueillir les fruits de ces cactus en vue de l’Eid al-Adha, la fête du Sacrifice ; on utilise la perche traditionnelle avec un récipient vide attaché à une extrémité, pour cette tâche. La veille, des juifs étaient venus pleurer la disparition du temple – qui fut également un abattoir avant d’être détruit il y a deux mille ans. Par contre, ces mêmes juifs interdisent à leurs voisins palestiniens de pleurer la destruction de leur maison voici 73 ans, et les fustigent en prétendant qu’ils se complaisent dans leur catastrophe.

Dans son livre de 1992, « All that Remains » (Tout ce qui reste), l’historien palestinien Walid Khalidi parle de 410 maisons qui existaient à Lifta en 1931 et de 2 550 habitants en 1945. Yacoub Odeh, qui avait huit ans à l’époque de la Nakba, parle de 550 maisons en 1948 et affirme que les réfugiés du village ont aujourd’hui quelque 40 000 descendants, disséminés à Jérusalem-Est, en Cisjordanie, en Jordanie et dans la diaspora palestinienne. À 81 ans, Odeh en paraît 60 et grimpe les sentiers de Lifta comme s’il en avait 40 ; il connaît le moindre figuier et se souvient de chaque maison ; chaque mur ici évoque des souvenirs. Odeh est un enseignant retraité et il vit dans le quartier de Shuafat à Jérusalem-Est. Dans le passé, il a passé 17 ans dans une prison israélienne, mais il ne veut plus en parler aujourd’hui, parce que cela n’a aucun rapport avec le sujet dont il est présentement question et qui est le combat en vue de sauvegarder Lifta.

Yacoub Odeh. « Nous avions été des rois et, un une heure, nous étions devenus des mendiants. Voilà comment j’ai rallié le mouvement national palestinien. Toute ma vie, j’ai rêvé du retour. » (Photo : Alex Levac)

Odeh est actif au sein de la Coalition de sauvegarde de Lifta, une organisation judéo-palestinienne qui lutte depuis des années afin de préserver le site tel qu’il est. Deux autres membres actifs de la coalition, Daphna Golan, professeure émérite de sociologie de l’Université hébraïque de Jérusalem, et Ilan Shtayer, un micro-historien, nous accompagnent également au cours d’une promenade parmi les maisons de l’endroit. À la première question qui vient à l’esprit, dès que l’on pose les yeux sur ces maisons fantômes – pourquoi Israël n’a-t-il pas démoli le village en 1948 ou après, comme il l’a fait avec des centaines d’autres villages ? – ils n’ont pas de réponse.

Lifta a été peuplé en 1949 avec des immigrants du Yémen et, par la suite, avec d’autres immigrants du Kurdistan, mais tous s’en sont allés depuis longtemps. Seuls un précieux hôtel « boutique », à l’entrée du village, et une firme d’architecture dirigée par un juif opèrent encore ici de nos jours. Les autres maisons sont vides, abandonnées, négligées et tristes.

Les mots « Mort aux Arabes » sont gribouillés sur la maison de la famille al-Aasi, qui surplombe la source : les Aasi se sont réfugiés en Jordanie. Des bouteilles de bière vides désacralisent la mosquée noire de suie. La plupart des stèles du cimetière à flanc de colline ont disparu. Y ont été enterrés trois des villageois qui furent tués lors du « massacre de Lifta » – l’agression meurtrière menée par des combattants juifs contre le café de Salah Eisa le 28 décembre 1947. « Honorez votre père et votre mère », prêche une publicité d’Optica Halperin, une chaîne d’opticiens, sur la façade de l’immeuble qui a été érigé sur les ruines du café, au sommet de la colline qui surplombe l’autoroute de Tel-Aviv à Jérusalem, non loin de la Gare routière centrale de Jérusalem.

Quelqu’un a enlevé de nombreuses pierres angulaires des constructions à arcades, espérant sans doute que les structures allaient s’effondrer d’elles-mêmes, mais la « technique arabe » ici est plus sûre que n’importe quelle main malveillante : La plupart des constructions restent intactes, même après toutes ces années pendant lesquelles des sans-logis et des junkies les ont occupées en y faisant n’importe quoi. Mais, aujourd’hui, le village doit affronter le pire de tous les dangers : l’appât du lucre.

L’Autorité israélienne du cadastre (Israel Land Administration – ILA) est sur le point de publier un appel d’offres en vue de la construction d’un quartier de luxe sur les ruines de Lifta : 259 « villas », un hôtel, un centre commercial. L’ILA promet de sauvegarder les maisons, mais les activistes de la Coalition de sauvegarde de Lifta, convaincus qu’un quartier résidentiel de luxe va faire disparaître la beauté du village et son héritage, a entamé un combat public et juridique pour l’avenir de Lifta. Même la Municipalité de Jérusalem s’oppose au plan, désormais. Un projet similaire, mis sur pied en 2004, avait déjà été déjoué suite à une campagne publique.

Aussi bien Yacoub Odeh, le survivant du village, que les activistes juifs savent bien qu’il n’y aura pas de « retour » palestinien à Lifta, du moins pas dans les toutes prochaines années. C’est regrettable, parce qu’un projet pilote de retour pourrait être mis sur pied : un modèle pour le retour, un geste d’Israël envers les réfugiés (ou leurs descendants) qui reviendraient dans leurs maisons abandonnées sans que des juifs doivent être expulsés de leurs maisons. Mais, dans l’Israël de 2021, c’est un rêve illusoire. Par conséquent, le but de la campagne est de sauvegarder ce qui existe, de ne toucher à rien, de ne rien démolir ou construire, mais uniquement de stabiliser les structures afin qu’elles ne s’effondrent pas, et de laisser aux générations à venir la décision quant à l’avenir du village.

Les partisans du retour pensent que cette tache sur l’entrée en force du capital israélien pourrait opérer comme un élément silencieux de rappel susceptible de stimuler la conscientisation. « La conscience à propos du retour », en dit Golan. Son livre de 2018, « Espoir dans les abords du campus à Jérusalem » (en hébreu) consacre un chapitre à Lifta, dans lequel elle fait part de son rêve d’installer un musée sur le site, du même genre que le District Six Museum au Cap (Afrique du Sud), et dont elle envisage de faire un centre d’enseignement destiné à entretenir le souvenir du village qui a été effacé. Selon une vision qui va même plus loin encore, Golan parle du village comme d’un site pour des réunions de comité israélo-palestiniens sur la vérité et la réconciliation qui pourraient se constituer dans un futur utopique, et une fois encore en s’appuyant sur le modèle sud-africain.

Les amoureux de la nature et les environnementalistes entendent sauvegarder le paysage spectaculaire et la nature indomptée de l’endroit – il suffit de jeter un coup d’œil sur les constructions du quartier de Givat Shaul, qui font bloc au-dessus du village, pour se rendre compte à quel point l’alternative pourrait être hideuse. Des organisations internationales comme l’UNESCO – qui a placé Lifta en tête de sa liste pour en faire un site du Patrimoine mondial – et le Fonds du patrimoine mondial – qui, en 2018, a ajouté le village à une liste de 24 sites patrimoniaux en danger – s’emploient elles aussi à sauvegarder Lifta. On peut présumer raisonnablement qu’outre la grosse galette et l’obsession du « développement à tout prix » qui sous-tendent la décision de créer un nouveau quartier résidentiel de luxe à Jérusalem, il y a également l’intention d‘effacer à jamais toute manifestation physique des souvenirs et, de ce fait, la toute dernière chance de retour.

Pour Yacoub Odeh, Lifta reste l’entreprise de sa vie. Partout où il va, il emporte dans son sac des photographies des kushans (titres de propriété) turcs d’un certain nombre de familles, dont la sienne, et il les agrémente des récits de sa propre enfance. Il peut en parler des heures durant – il est malaisé de l’arrêter une fois qu’il est lancé. Il explique qu’il vient ici une fois toutes les semaines ou tous les quinze jours, qu’il a la nostalgie de son passé mais qu’il vit bel et bien dans le présent. Il y a quelques jours, il a découvert que quelques pierres de maçonnerie avaient été retirées du toit de la mosquée. De la deuxième maison de son enfance, il ne reste rien en dehors d’un tas de pierres envahi de ronces. La première habitation de la famille, où il est né, se trouve dans la partie de Lifta située de l’autre côté de la vallée, toujours intacte, bien que ses deux étages supérieurs aient été complètement mis à nu. Le frère de son grand-père, le muezzin, conviait les fidèles à la prière depuis le balcon de cette maison. Le bâtiment de la Knesset se trouve sur des terres villageoises, dans le quartier de Sheikh Badr, mais c’est quand même « à une trotte » de là. Les terres du village s’étendaient loin, jusqu’à Wadi Joz, à Jérusalem-Est. Il existait sept chantiers de taille de la pierre qui produisaient les pierres destinées à la construction des maisons de Lifta et ce, à l’aide des matériaux naturels de la région. On comptait également six pressoirs à olives.

Que ressentez-vous quand vous voyez les étudiants de la yeshiva dans le village ?

Odeh. « Comment vous sentiriez-vous si je voulais prendre votre carte d’identité, en détacher votre photo et la remplacer par celle d’une autre personne ? »

Il se tait un instant, respire une bonne fois et poursuit :

« Mon enfance s’est passée ici, dans le bassin de la source. J’étais comme un poisson dans l’eau. Quand, à la fin de la journée, la cloche sonnait à l’école, au sommet de la colline, nous faisions un concours pour voir qui serait le premier, d’une digue à l’autre, à arriver à la source. »

Le bâtiment de son école existe toujours et héberge aujourd’hui une école donnant des cours sur la Torah talmudique. De son sac, Odeh extrait une autre photo, qui représente sa classe.

Après la fusillade contre le café de Salah Elisa en 1947, il y a eu l’incendie de la maison du moukhtar, Mahmoud Siyam – un autre avertissement à l’adresse des résidents afin qu’ils s’en aillent. Le village était assiégé, 20 bâtiments ont sauté et des échanges de coups de feu entre les combattants juifs et les Arabes devinrent quotidiens. Les résidents locaux, dont le tout jeune Yacoub Odeh, purent se réfugier dans l’oued. Finalement, on prit la décision d’évacuer les femmes et les enfants. Odeh se souvient d’un voyage en camion qui s’était terminé à Ramallah.  

« En une heure à peine, j’étais devenu un réfugié. Nous n’avions rien emporté : Nous savions que nous serions de retour le lendemain. Nous avions été des rois et, en une heure, nous étions devenus des mendiants frappant aux portes pour quémander de la nourriture. Voilà comment j’ai rallié le mouvement national palestinien. Toute ma vie, j’ai rêvé du retour. »

Le père d’Odeh était resté en arrière avec les combattants du village jusqu’à l’époque du massacre de la localité proche de Deir Yassin, en avril 1948, qui avait instillé la terreur dans les cœurs des villageois – et ce fut le cas chez bien des Palestiniens – au point qu’ils quittèrent le village pour de bon. Il mourut un an plus tard, âgé de 37 ans – d’une crise cardiaque, son fils en est certain. Après 15 mois à Ramallah, afin de rester très près de Lifta, la famille alla s’installer dans la Vieille Ville de Jérusalem qui, à l’époque, était aux mains des Jordaniens.

« Personne n’a le droit de construire un quartier de luxe ici et de démolir les maisons de nos grands-parents et parents, en même temps que nos souvenirs. Je sais que je ne pourrai jamais retourner dans ma maison »,

dit Odeh.

« Mais laissons la situation comme elle est. Lifta n’a pas été détruire, au cours de la guerre. Ne la détruisez pas maintenant ! »

Brusquement, il se souvient de l’une des maisons de la vallée juste en dessous de nous, où la femme qui y vivait faisait pousser les fleurs dans son jardin. Les gosses se faufilaient dans le jardin pour en cueillir. Un jour, elle les avait attrapés. Les enfants avaient prétendu qu’ils n’étaient venus que pour respirer les fleurs. Elle leur avait dit que, s’ils cueillaient les fleurs, ils mourraient et ne seraient plus à même de respirer leur parfum. « Depuis lors », dit Yacoub Odeh, « je n’ai plus jamais cueilli une fleur de ma vie. »


Publié le 23 juillet 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Gideon Levy, est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du quotidien Haaretz. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.

Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009

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