Comment Israël efface la mémoire culturelle palestinienne

Les études de Rona Sala révèlent les moyens destructeurs coloniaux via lesquels Israël exerce son contrôle sur la mémoire palestinienne.

 

Une image d’une prise de vue enregistrée par des cinéastes révolutionnaires palestiniens et comprise dans « A Reel War : Shalal » (Shahal, une vraie guerre).

Une image d’une prise de vue enregistrée par des cinéastes révolutionnaires palestiniens et comprise dans « A Reel War : Shalal » (Shahal, une vraie guerre).

Rona Sela, 17 août 2022

Le pillage par Israël des archives culturelles et historiques palestiniennes depuis la première moitié du 20e siècle n’a été dénoncé et discuté que depuis les deux dernières décennies environ.

En 2017, je dirigeais un essai cinématographique intitulé Looted and Hidden : Palestinian Archives in Israel (Pillées et occultées : les archives palestiniennes en Israël) et qui traite des archives culturelles palestiniennes confisquées par Israël au cours de son invasion du Liban dans les années 1980.

Dans ce film, de même que dans les articles et livres que j’ai publiés sur ce sujet depuis 2000, je discute de la façon dont les forces militaires juives et israéliennes, ainsi que des individus – des soldats qui ne sont plus en service et des civils – ont pris possession de matériaux culturels palestiniens tout au long du 20e siècle et jusqu’à ce jour.

Dans ce que j’ai découvert jusqu’à présent dans mes recherches, ces matériaux comprennent des photographies, des films, des expositions, des livres, des manuscrits, des vêtements brodés, des œuvres artistiques graphiques, de la musique et bien d’autres choses encore.

Les archives, collections et matériaux palestiniens saisis – culturels ou autres – ont été typiquement examinés et étudiés par les renseignements israéliens et transférés aux archives coloniales d’avant l’État et de l’État, tant militaires que civiles. Dans bien des cas, la propriété culturelle palestinienne pillée par des individus a également été déposée dans les archives officielles israéliennes.

Des archives servant à sauvegarder la mémoire historique catalogueraient le contexte, l’origine, la destination et les auteurs des matériaux, dont tous seraient faciles à rassembler, dans le cas des matériaux saisis par Israël.

Le but d’Israël, toutefois, n’est pas de sauvegarder la mémoire historique palestinienne, mais de l’effacer de la sphère publique. Par conséquent, les matériaux palestiniens ne sont pas catalogués et traités selon les standards et conventions archivistiques, mais sont soumis en lieu et place à des standards coloniaux.

Le contrôle

La saisie des matériaux culturels palestiniens ne se limite pas à l’acte physique de la confiscation. Israël dissimule les matériaux dans ses archives, limitant ainsi leur accès et empêchant qu’on les expose. Pendant ce temps, Israël classifie les matériaux d’une façon inadéquate et partiale qui convient au discours sioniste.

Par exemple, les matériaux pillés à Beyrouth sont répertoriés dans les archives militaires israéliennes en tant qu’« archives de l’OLP » – un corps ou section qui n’a jamais existé.

Mes études autour de la bureaucratie des archives révèlent les moyens destructeurs coloniaux via lesquels Israël exerce son contrôle sur le discours et l’histoire de la Palestine.

Mon but a été de donner à cette question la publicité qu’elle mérite de sorte que les matériaux culturels et archivistiques pillés soient rendus à leurs propriétaires palestiniens et resitués dans la sphère publique.

Je suis consciente des problèmes inhérents à mon travail. Du fait que les archives israéliennes détiennent des matériaux palestiniens ravis par la force, les Palestiniens sont confrontés à des limitations d’accès. Il est vrai que je me suis battue pour ouvrir les archives et que je suis en partie parvenue à mes fins. Mais je ne puis le faire que parce que je suis israélienne.

Certains Israéliens à titre individuel sont directement responsables du pillage de matériaux palestiniens en temps de guerre et durant des opérations militaires. Mais la société israélienne est impliquée dans son ensemble.

L’élimination

L’oblitération se situe au centre de l’apartheid israélien et les citoyens, dont les artistes, les créateurs et les cinéastes (et pas uniquement les militaires, les hommes politiques et les archivistes) jouent un rôle dans le processus colonial d’élimination du passé palestinien.

L’exposition de 2018, Stolen Arab Art (L’art arabe volé), au Centre de Tel-Aviv pour les Arts et la Politique, proposait entre autres des extraits de vidéos de célèbres artistes arabes, sans leur consentement, en sachant bien que leur permission aurait été refusée en raison du boycott culturel d’Israël. L’exposition fut donc largement condamnée au sein du monde artistique israélien.

C’est loin d’être le seul cas où les Israéliens ont utilisé les matériaux culturels palestiniens sans la permission de leurs auteurs, répétant donc ainsi les méthodes coloniales d’oblitération et de contrôle.

Alors que Stolen Arab Art indiquait sans détour que l’exposition violait les droits des créateurs, le documentaire de 2021, A Reel War : Shalal, de Karnit Mandel, implique de façon trompeuse que les images réalisées par les cinéastes révolutionnaires palestiniens ont été inclues avec la permission de leurs propriétaires.

Dans A Reel War, Mandel « découvre » d’où les films proviennent – une bonne partie des informations à ce propos se trouvent dans les génériques des films, de sorte que la prétendue découverte est relativement mineure – mais ne se soucie guère d’interviewer leurs créateurs ou leurs familles.

Le film de Mandel se révèle être un autre acte colonial dans le mouvement destructeur en cours contre la culture et l’histoire de la Palestine.

Mandel a cherché la permission d’utiliser du matériel du côté de Sabri Jiryis, le dernier directeur du Centre palestinien de recherche, créé en 1965 alors qu’il était toujours installé à Beyrouth. Académique de nature, il fut fondé pour collecter des documents et effectuer des recherches sur l’histoire de la Palestine, et pour publier des livres et des articles consacrés au sujet.

Quant à savoir si Jiryis dispose de l’autorité d’accorder une telle autorisation, le film ne s’en occupe pas.

Le doute principal – comment peut-on demander la permission à quelqu’un qui n’a pas l’autorité de la donner ? – n’est même pas soulevé.

J’ai récemment contacté l’archiviste de l’État israélien, Ruti Abramovitz, pour lui demander comme les matériaux étaient utilisés dans Reel War sans la permission de leurs propriétaires et quand les films et autres matériaux saisis allaient être restitués à leurs propriétaires légitimes.

Sa réponse officielle ? « Je ne répondrai pas. »

En janvier, j’ai introduit une plainte officielle auprès du contrôleur de l’État d’Israël. J’y prétendais que les archivistes de l’État violaient les droits des propriétaires des matériaux culturels palestiniens saisis.

Je demandai également une enquête afin de savoir pourquoi Israël détenait ces matériaux et quand les propriétés culturelles saisies allaient être rapatriées.

On m’a dit deux mois plus tard, dans un appel téléphonique, que le contrôleur de l’État n’était pas obligé de répondre à la plainte.

Il existe au moins un précédent où Israël a restitué des archives à son propriétaire palestinien : celles du photographe jérusalémite Ali Za’rur.

Bien que ces archives n’aient été ni pillées ni saisies mais données en cadeau au maire de Jérusalem par un membre de la famille, j’espère que cela servira de précédent afin de restituer les archives saisies et détenues dans le péché.

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La Docteure Rona Sela est une chercheuse en histoire visuelle, une conservatrice de musée et une réalisatrice de cinéma, ainsi qu’une professeure à l’Université de Tel-Aviv.

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Publié le 17 août sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez également : Rona Sela : “L’État dirigeant pille et vole les archives et trésors des gens colonisés”

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