Rona Sela : “L’État dirigeant pille et vole les archives et trésors des gens colonisés”

Selma Dabbagh, 20 janvier 2020

Photo tirée de The Found Archive of Hani Jawhariyeh (Les archives retrouvées de Hani Jawhariyeh). (Photo : voir au bas de l'article)

Photo tirée de The Found Archive of Hani Jawhariyeh (Les archives retrouvées de Hani Jawhariyeh). (Photo : voir au bas de l’article)

Quand le passé a été soumis systématiquement à un processus d’effaçage, comment des artistes, écrivains, historiens, hommes politiques, enseignants et activistes travaillant autour de la Palestine peuvent-ils l’aborder ?

Avec tous les villages qui ont été détruits, les bibliothèques et centres de documentation pillés ou mis à sac et les archives confisquées par les forces israéliennes, revendiquer l’Histoire est devenu une mission et une mantra pour les intellectuels et activistes palestiniens.

De ce fait et, de plus en plus, les festivals et autres événements cinématographiques palestiniens ne projettent pas seulement des œuvres récentes, mais aussi du matériel audiovisuel et photographique datant de périodes antérieures.

Lors du Festival de New York du film arabe et sud-asiatique de 2007, un hommage a été rendu à un groupe de cinéastes révolutionnaires palestiniens travaillant entre 1968 et 1982. Leurs œuvres furent également montrées à Chicago, cette année-là.

Plus récemment, l’œuvre de la cinéaste documentariste Monica Maurer a été projetée lors de l’initiative Dar Jacir, à Bethléem, en avril dernier.

L’an dernier également, le Festival du film palestinien, à Londres, a présenté une série de films documentaires et de fiction réalisés par des grands maîtres, comme Elia Suleiman, ainsi que des nouveaux venus. Le festival a également annoncé le lancement du film d’Azza El Hassan, The Void Project (Le projet du vide).

Ce « projet » d’El Hassan traite de « l’effet sur la narration visuelle palestinienne de la confiscation et de la destruction par l’État israélien des archives visuelles palestiniennes ».

Les archives perdues

Une composante du projet d’El Hassan, Archive Fever (La fièvre des archives) s’occupe de l’identification, de la redécouverte et de la restauration de films.

Le festival de Londres et le Void Project ont conjointement restauré et accueilli deux films qui avaient été montrés à l’Institut londonien des Arts contemporains.

Road to Palestine (La route de la Palestine – 1985) de Layali Badr et Upper Gate (La porte d’en haut – 1991) d’Arab Loufti ont été réalisés au Liban par des femmes soucieuses de capter le monde dans lequel elles vivaient et les gens qu’elles aimaient tout en véhiculant leur message politique au travers de ce qu’elles ressentaient.

Palestine in the Eye (La Palestine dans les yeux), un film de 1977 de Mustafa Abu Ali, a également été restauré en collaboration avec le projet Creative Interruptions.

Image du film d’Arab Loutfi, Upper Gate (La porte d’en haut). (Photo : voir au bas de l’article)

El Hassan est spécifiquement intéressé par les archives de l’Unité cinématographique de l’Organisation de libération de la Palestine, qui ont été perdues en 1982 quand l’armée israélienne a envahi Beyrouth. Les importantes archives filmées que l’OLP développait et stockait dans ses caves reprenaient non seulement l’histoire palestinienne en devenir, mais reformulaient l’image des Palestiniens via des descriptions personnelles et motivées.

À l’époque du documentaire d’El Hassan, Kings and Extras, sorti en 2004, on ignorait encore ce qu’il était finalement advenu de ces archives. Cependant, des bribes de leur contenu – dont des prises de vue montrant des Palestiniens traversant le Jourdain en tenant des fauteuils au design moderne au-dessus de leurs têtes, ainsi que des chèvres que l’on tirait par les oreilles – avaient été obtenues des archives de l’État israélien, sans attribution, toutefois.

Divers théories circulaient à propos du sort de ces archives, et une personne interviewée dans le film d’El Hassan, en 2004, était convaincue que leur contenu avait été enterré au cimetière des martyrs afin d’y être conservé.

En 2019, le mystère de ces archives a fini par être résolu

Rona Sela, une conservatrice (artistique) et chercheuse israélienne, a réalisé Looted and Hidden (Pillés et cachés), un film répertoriant ses découvertes et accessible librement sur Vimeo. Il est désormais certain que 38 000 films, 2,7 millions de photographies, 96 000 enregistrements audio et 46 000 cartes et photographies aériennes ont été rassemblés dans les archives militaires israéliennes depuis 1948, y compris le contenu des archives de l’OLP à Beyrouth.

Sela n’a eu la possibilité d’accéder qu’à une partie de ce matériel, et encore, suite à une bataille juridique de longue durée.

« L’État dirigeant pille et vole les archives et trésors des gens colonisés et les contrôle dans ses archives coloniales », écrit Sela.

Ce faisant, Israël les efface « de la sphère publique via des moyens répressifs, censure et limite leur visibilité et leur usage, modifie leur identité originale, régule leur contenu et les soumet aux lois, réglementations et terminologie du colonisateur. »

Photo tirée de The Found Archive of Hani Jawharieh. (Les archives retrouvées de Hani Jawhariyeh). (Photo : voir au bas de l'article)

Photo tirée de The Found Archive of Hani Jawharieh. (Les archives retrouvées de Hani Jawhariyeh). (Photo : voir au bas de l’article)

Les historiens, artistes et chercheurs palestiniens ont longtemps été aux prises avec le fait que non seulement leur histoire est niée, mais que le matériel historique qui reste est davantage susceptible d’être rendu accessible aux chercheurs israéliens qu’à eux-mêmes.

El Hassan traite ce « vide » de matériel accessible comme un défi, un potentiel pour un surcroît de créativité. Une autre composante du Void Project, la Pep Archive, explore les possibilités créatives que peuvent permettre les trous dans la documentation des faits.

Le nom du projet dérive du terme médical « post-exposure prophylaxis » (prophylaxie post-exposition), un traitement préventif des infections que l’on fait subir aux patients exposés à un agent infectieux (pathogène).

L’idée est que le réarrangement et la possible fictionnalisation du matériel peuvent permettre à des individus qui ont vécu un traumatisme collectif de remodeler leur passé en une narration plus lénifiante ou de fortifier leurs croyances d’une façon qui leur permettra de faire à nouveau face à leur passé et de continuer à avancer sur le plan psychologique.

El Hassan et d’autres jouent avec ce concept dans des documentaires en développement et en production.

Les archives retrouvées

Le troisième et dernier volet du Void Project est Hidden, qui propose l’œuvre de Hani Jawherieh, tué à l’âge de 37 ans par un obus israélien alors qu’il filmait des combattants palestiniens.

The Found Archive of Hani Jawherieh (Les archives retrouvées de Hani Jawherieh), une exposition organisée par El Hassan et visible l’an dernier à la galerie londonienne P21, n’était en fait pas la première à présenter l’œuvre du cinéaste palestinien. Mais elle fut sans aucun doute la plus personnelle et comprenait également les travaux de sa femme Hind et de sa fille Hiba, en tant que préservatrices de l’œuvre de Hani.

Photographies de Hind et Hani dans The Found Archive of Hani Jawharieh. (Les archives retrouvées de Hani Jawhariyeh). (Photo : voir au bas de l'article)

Photographies de Hind et Hani dans The Found Archive of Hani Jawharieh. (Les archives retrouvées de Hani Jawhariyeh). (Photo : voir au bas de l’article)

Conférant à l’exposition une dimension féministe, El Hassan a choisi de placer une photographie de Habi à côté du portrait qu’il avait réalisé de Hind, conférant ainsi aux deux éléments du couple un poids égal dans leur relation.

L’exposition a ajouté un plus à la préservation de la mémoire de Hani en montrant certains de ses films qu’El Hassan avait restaurés après que la famille du cinéaste les lui avait confiés. Certains n’avaient jamais été vus encore par personne.

L’exposition a également révélé pour la première fois certaines des photos de Jawherieh découvertes dans les archives israéliennes, ainsi que des photographies extraites de ses propres albums privés. Des pages de ses albums personnels ont été annotées par Hani en anglais et comprennent des photos de la première rencontre de Hind et Hani ainsi que des extérieurs à Jérusalem avec des amis, dont l’artiste Vladimir Tamari (1942-2017). A également été exposée la caméra que manipulait Hani au moment de sa mort.

L’impact de son œuvre est personnellement émouvant, visuellement frappant et politiquement puissant. La route sera longue pour combler le vide de la mémoire collective palestinienne.


Publié le 20 janvier 2020 sur The Electronic Intifada sous le titre Mending the holes in collective memory (Combler les trous de la mémoire collective).

Toutes les illustrations ont été publiées avec l’autorisation d’Azza El Hassan.

Selma Sebbagh

Selma Dabbagh est une auteur britannico-palestinienne de fiction.

 

 

 

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