La bataille de Galilée : Le jour où notre village s’est dressé contre l’occupation
L’évangile de Jean raconte l’histoire d’un miracle et d’un mariage à Cana, en Galilée, et ce miracle est décrit comme le premier accompli par Jésus et la preuve que celui-ci était bien un prophète, quand il transforma l’eau en vin.
Deux mille ans plus tard, la Galilée continue d’assister à ses propres miracles. Mais, le deuxième jour de l’Eid al-Fitr, en mai 2021, plutôt qu’à un mariage à Kafr Kanna, en Galilée, c’est à une bataille générale qu’on a pu assister entre les villageois et des intrus lourdement armés qui avaient transformé notre sainte fête en une scène de carnage.
Safaa Khatib, 9 janvier 2023
Je venais de finir de préparer un plein pot de café pour le boire avec ma famille. Nous avions décidé de ne pas extérioriser notre célébration de l’Eid, puisque la patrie tout entière, du fleuve à la mer, était en jeu. On aurait dit que l’occupation israélienne avait décidé de parer nos journées d’anxiété et du sang des martyrs, plutôt que des traditionnelles lumières de l’Eid et des arômes d’agneau grillé et de kahk truffé aux dattes.
Vers 17 heures, j’ai entendu un bruit de voix parlant l’hébreu et une clameur inhabituelle émanant de la rue. Je me suis précipitée hors de la cuisine pour dire à mon père, Kamal al-Khatib, qu’il se passait quelque chose – et tout ce qu’on a découvert, c’est que des membres de l’unité antiterrorisme d’Israël avaient sorti notre porte d’entrée de ses gonds, avaient fait irruption chez nous et se répandaient partout dans notre maison.
Je ne savais que faire. Je me suis précipitée vers ma chambre pour mettre mon hijab et cacher mon téléphone mobile sous mon lit. Je suis ressortie pour trouver ma mère et mes deux frères dans la salle de séjour, entourés de policiers qui pointaient leurs armes sur leurs visages, le doigt sur la détente.
D’autres membres de l’unité entouraient mon père dans son bureau, le menottaient de cerclages en plastique, s’emparaient de ses effets personnels et fouinaient dans toute la pièce. Je me suis assise à côté de ma mère et de mes deux frères et je me suis mise à boire mon café, tout en luttant pour me détendre. Mon père menotté est alors sorti de son bureau et il nous a ordonné de ne jamais céder à nos craintes et de nous occuper de notre mère. Après quoi la police l’a emmené.
Étouffer sous les gaz lacrymogènes
Aussitôt, je me suis de nouveau précipitée dans ma chambre pour attraper mon téléphone mobile. J’ai écrit un message sur Facebook à propos de l’irruption de la police chez nous et de l’arrestation de mon père, puis j’ai ouvert la fenêtre pour entamer un reportage en direct, en filmant les policiers dans la rue en contrebas au moment où ils ont fait grimper mon père dans une camionnette brune afin de l’emmener. Plusieurs autres véhicules avaient été disposés afin de bloquer la rue et de protéger le déroulement de l’arrestation.
Mais, quand ils ont été prêts à se mettre en route, le bruit des voix dans notre rue s’est amplifié. J’ai vu des policiers tirer des grenades incapacitantes vers des douzaines de jeunes gens qui s’étaient rassemblés dans les minutes mêmes qui avaient suivi l’arrestation de mon père, et qui s’étaient approchés de notre maison du plus près qu’ils le pouvaient. Les jeunes gens lançaient des pierres ; la police répondait par des gaz lacrymogènes et des balles enrobées de caoutchouc.
J’ai poursuivi mon reportage en direct pendant dix minutes environ, jusqu’à ce que la police me menace et m’ordonne de fermer la fenêtre. Même si j’avais la gorge encombrée de gaz lacrymogène, j’ai continué d’enregistrer tout ce que je pouvais – jusqu’au moment où une grenade incapacitante a heurté la fenêtre et m’a forcée à changer de position.
Je suis montée sur le toit de notre maison, mais j’ai vite compris que je ne pourrais filmer de là, du fait que plusieurs jeunes hommes s’étaient hissés sur le minaret près de chez nous et s’étaient drapés du drapeau palestinien. Je ne voulais pas qu’ils apparaissent dans ma vidéo, de sorte que je suis retournée à l’intérieur.
À ce moment, nous avons dû fermer toutes les portes et fenêtres, avec cette forte odeur de gaz lacrymogène, que l’on lançait désormais à partir de chez nous ou presque sur les jeunes en train de protester. Les forces d’occupation israéliennes avaient essentiellement réquisitionné notre immeuble et notre cour pour en faire leur cantonnement militaire, à partir duquel elles attaquaient ignominieusement les jeunes du village.
Ma mère, mes frères et moi regardions sur les caméras de sécurité – la seule façon pour nous de pouvoir voir quelque chose, puisque toutes les fenêtres étaient fermées. Cela a continué jusqu’au moment où un nouveau contingent de la police israélienne est arrivé pour envahir la maison une fois de plus ; ils ont pris l’ordinateur des caméras de sécurité et ont démantelé la porte en bois de notre magasin, pour l’utiliser comme barricade contre les pierres qui affluaient.
Des douzaines d’hommes sont alors montés sur le toit de notre immeuble pour tirer à partir de là. Nous étions piégés à l’intérieur, incapables de voir ce qui se passait à l’extérieur, mais nous entendions de lourdes détonations et des incantations disant « Dieu est grand ». Nous ne savions pas si mon père était toujours dans la camionnette dehors ou s’ils avaient fini par l’emmener.
Nous sommes restés là pendant une heure et demie environ jusqu’au moment où un groupe d’hommes du village sont venus frapper à notre porte. Ils étouffaient sous les gaz lacrymogènes, leurs vêtements étaient tachés de sang – mais ils nous ont rassurés en disant que les forces israéliennes avaient quitté le village, qui avait été transformé en une zone de guerre quelques instants plus tôt à peine.
Défendre notre dignité
La police a emmené mon père bien loin, mais c’est avec une très grande difficulté qu’elle a accompli cette opération. Elle a dû réquisitionner des dizaines de véhicules de la police israélienne, grâce aux villageois qui ont résisté de toutes leurs forces et ont combattu aussi longtemps qu’ils l’ont pu, en bloquant les rues et en défendant la dignité de notre village avec chaque pierre sur laquelle ils pouvaient mettre la main.
C’est de cette façon que Kafr Kanna s’est uni afin d’affronter les forces d’occupation qui nous avaient dépouillés de notre sentiment de sécurité, transformant notre village en un lieu de terreur – tout cela pour traîner un homme en jugement à cause d’un message sur Facebook dans lequel il disait : « Longue vie à Gaza, longue vie à Jaffa, longue vie à Jérusalem ! » Et c’est alors qu’il avait été accusé d’incitation à la violence.
Cette nuit-là, des douzaines de jeunes hommes ont été blessés au cours de heurts avec les forces de l’occupation dans notre village et aux alentours. Nous avons alors été séparés de mon père pendant les 18 jours qu’il a passés à la prison d’al-Jalamah, près de Haïfa, dans des conditions humiliantes, et les 19 jours qu’il a été à la prison de Megiddo, où il a à de très nombreuses reprises fait la navette entre la prison et les tribunaux.
S’il voulait conserver une apparence décente, il lui fallait tailler sa barbe avec une pince à ongles, puisqu’il n’avait pas le droit d’avoir des ciseaux – et il n’y avait pas de miroir, en aucun cas.
La police a recouru à des méthodes basses et vicieuses d’interrogatoire pour le forcer à avouer sous des accusations mensongères, comme l’appel à la violence, l’incitation au terrorisme, la direction et l’affiliation à une organisation interdite (le Mouvement islamique).
Il a été libéré de prison le 20 juin 2021, à condition de quitter le village de Kafr Kanna pendant 45 jours et, pendant trois mois, de refuser toute interview avec les médias, de ne pas délivrer ses sermons du vendredi et de ne pas s’engager dans quoi que ce soit avec des plates-formes de médias sociaux ni de participer à des réunions dans un groupe de plus de 15 personnes.
L’ombre du soulèvement
Plus d’un an et demi s’est écoulé depuis qu’en mai 2021, un tribunal israélien a sorti des ordonnances en vue de forcer des familles du quartier de Jérusalem-Est occupée, Sheikh Jarrah, à quitter leurs maisons et à y faire de la place pour les colons israéliens. Cette démarche a alimenté les protestations, de même que la répression accrue de l’occupation contre la mosquée Al-Aqsa.
Au moment de ces incursions répétées à Al-Aqsa, le Hamas a lancé une riposte militaire, en tirant des roquettes vers des cibles israéliennes. Une guerre de 11 jours s’en est suivie, quand Israël a fait pleuvoir des bombes sur Gaza ; à la fin, environ 250 Palestiniens de Gaza, dont des douzaines de femmes et d’enfants, ont été tués, ainsi que 13 personnes en Israël.
Les confrontations ont pris de l’ampleur et se sont étendues aux citoyens palestiniens d’Israël, quand des centaines de personnes des territoires de 1948 se sont dressées en solidarité avec les familles de Sheikh Jarrah et contre les incursions dans la mosquée Al-Aqsa.
Dans les villes mixtes (arabes et juives), comme Akka (Acre) et Lydd, des colons ont attaqué des citoyens palestiniens, amenant Netanyahou à déclarer un état d’urgence et à convoquer la police des frontières afin d’imposer son contrôle. Les forces d’occupation ont mené une vaste campagne d’arrestations contre les Palestiniens, mineurs d’âge y compris, dans le but de régler leurs comptes.
Bien que plus d’un an et demi se soit écoulé depuis le soulèvement et la libération de mon père, son procès est toujours en cours, sur des accusations on ne peut plus ridicules agrémentées d’une nouvelle interdiction de voyager d’un mois, susceptible d’être renouvelée. Et, en effet, le soulèvement projette toujours son ombre. Nous continuons de la vivre dans nos villes et villages en tant que Palestiniens de 1948, avec des douzaines d’accusations toujours en cours contre plus de 600 prévenus, dont un quart sont des mineurs d’âge.
Bien des jeunes Arabes arrêtés pour des faits tels qu’avoir porté un drapeau palestinien ou avoir jeté des pierres sont obligés de payer un prix élevé suite à une parodie de procès et après de lourdes sentences de prison. L’establishment israélien adresse une menace claire à tous ceux qui pourraient envisager de résister à l’occupation, ou de se dresser par amour de leur peuple et en défense de sa dignité. La police israélienne, pendant ce temps, continue de bénéficier de l’impunité pour ses abus contre les Palestiniens.
Tout le monde est ciblé
Au cours du soulèvement, Israël nous est apparu comme une illusion, à nous les citoyens palestiniens d’Israël ou les « Palestiniens de 1948 » que l’État d’Israël a l’intention de dépouiller de leur identité – par moments en tentant d’incinérer notre conscience, à d’autres moments en essayant de nous isoler de notre peuple en Cisjordanie, Gaza et Jérusalem occupées via des lois qui visent à nous étouffer et à nous criminaliser.
Lors des événements de 2021, je crois que les « Palestiniens de 1948 » ont constitué un facteur décisif dans le modelage d’une image différente et nouvelle de l’histoire de la lutte de notre peuple après Oslo – non seulement parce que nous nous sommes tous unis comme un seul peuple afin de défendre la mosquée Al-Aqsa et Sheikh Jarrah, mais parce que nous étions face à face avec l’occupant.
Ce furent des jours pleins de terreur et d’anxiété, des jours tels que nous n’en avions jamais connu auparavant. Les colons marquaient les portes de nos maisons du mot « Arabe » en hébreu, se facilitant ainsi la tâche pour nous trouver et nous agresser individuellement dans les villes mixtes. Nous étions attaqués par les colons dans des émissions en direct qui se réjouissaient de tabasser l’Arabe isolé qu’ils découvraient parmi eux. Du fait que nous craignions la violence, nous évitions de quitter les limites de nos villages pour nous rendre dans les villes juives pour nos tâches quotidiennes.
En même temps, nous ne savions pas auparavant que nous avions en nous un esprit de résistance aussi solide – tel qu’il refuserait d’accepter de vivre sans identité ou dignité tant que nous y serions forcés. Ce que nous vivions – ce que nous vivons aujourd’hui et que chaque Palestinien vit, en fait – est le prix de la défense de notre droit à notre terre en tant que Palestiniens.
Les événements qui se sont produits dans notre village de Kafr Kanna en mai 2021 n’avaient rien d’unique ; l’occupation continue d’envahir les maisons palestiniennes chaque jour et chaque nuit, d’arrêter des parents et des enfants et de terroriser des familles en Cisjordanie occupée – ou, via des raids aériens, de les anéantir à Gaza. Cette guerre n’a jamais été une guerre contre ceux qui élèvent la voix contre l’agression israélienne. Dans cette guerre, tout le monde est une cible et personne n’est à l’abri de la machination qu’est l’occupation.
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Née à Cana en Galilée, Safaa Khatib vit et travaille dans l’héritage culturel et la restauration à Florence, en Italie. Elle est titulaire d’un diplôme en art (photographie) de l’Académie Bezalel d’Art et de Dessin de Jérusalem (2016), et d’une maîtrise en études cinématographiques de l’Université de Haïfa. Elle a exposé de nombreux projets artistiques en Europe et en Palestine, elle a reçu nombre de récompenses, dont le premier prix Jeune Artiste de l’Année en 2018 décerné par la Fondation Qattan, pour son œuvre « La rébellion des tresses ».
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Publié le 9 janvier 2023 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine