Ahmed Abu Jazar : Une vie interrompue à 18 ans recommence
Le voyage d’Ahmed Abu Jazar à travers l’obscur labyrinthe de l’emprisonnement en Israël est terminé. Mais il a modelé Ahmed pour le reste de ses jours.
Rajaa Salah, 1er mars 2023
Le voyage d’Ahmed Abu Jazar à travers l’obscur labyrinthe de l’emprisonnement en Israël est terminé. Mais il a modelé Ahmed pour le reste de ses jours.
Pendant près de vingt ans, il a lutté contre la dureté de la vie carcérale : le froid, les impitoyables murs de béton, la cour aride et le sentiment étouffant d’isolement.
Pendant cette période, sa détention – il était accusé d’être membre du Djihad islamique – a été prolongée à deux reprises : une première fois pour 20 mois et la seconde pour 6 mois.
Et il était donc quelque peu étonnant que, le matin du 3 février, pour une troisième fois, il se soit retrouvé sur le point d’être libéré. Ahmed, 38 ans, avait des émotions contradictoires, en étant aux prises avec sa conviction qu’il ne serait jamais libéré et un espoir bourgeonnant, malgré tout que, cette fois, ce pourrait être la bonne.
Le temps qu’il avait passé en détention en Israël avait également aggravé sa consternation.
« J’étais soumis à des menaces quotidiennes de la part des gardes »,
dit-il à The Electronic Intifada.
« Ils me prévenaient que de nouvelles accusations seraient fabriquées de toutes pièces contre moi et que ma détention serait prolongée indéfiniment. Ils sont même allés jusqu’à envisager que je ne quitterais pas la prison avant de m’être retrouvé en chaise roulante. »
Mais, cette fois, Ahmed a bel et bien été libéré. Il s’était préparé au pire, de sorte que ce n’est pas avant d’avoir été emmené, les yeux bandés, au check-point de Beit Hanoun (Erez) et accompagné de l’autre côté par un groupe d’ouvriers revenant de leur boulot en Israël, qu’il a enfin ressenti de l’allégresse.
Allégresse et lamentations. Après deux décennies de détention et avoir pu enfin embrasser sa mère, Aisha, ç’a aussi été un moment où il a réalisé tout le temps qu’il avait perdu.
Ses 12 frères et sœurs, sauf un, sont devenus des adultes. Il a à peine pu reconnaître son père, Jumaa, 70 ans, que le temps et les expériences difficiles avaient vieilli.
Néanmoins, pour un homme qui était encore un adolescent la dernière fois qu’il a vu sa maison, ç’a été une nuit – passée aux côtés de sa mère, comme du temps de son enfance – digne d’être savourée.
« Je m’éveillais quasiment à toutes les heures, je regardais autour de moi sans croire que j’étais finalement libre et sauf »,
explique Ahmed.
Le froid réconforte
La maison familiale d’Ahmed se trouve dans le camp de réfugiés de Rafah, à l’extrême sud de la bande de Gaza. C’est là qu’il a grandi.
Et c’est dans cet environnement familier que, le matin qui a suivi sa libération, Ahmed a adressé une requête spécifique à sa mère – préparer du foie poêlé pour le petit déjeuner. Il n’y avait pas que le goût, qu’il désirait retrouver, mais ce qu’il symbolisait : la sécurité familiale et le confort du foyer.
Il n’y avait pas de confort en prison.
« Lors du Ramadan et de l’Aïd »,
raconte Ahmed à propos des fêtes islamiques, traditionnellement une époque où les familles font la fête ensemble,
« nous préparions de la nourriture en utilisant de petits ustensiles de cuisson que les gardiens nous cédaient pendant quelques heures avant de nous les reprendre à nouveau. Nous mangions surtout du yoghourt et des œufs durs. Viande, légumes ou fruits, tout cela était hors de portée. »
Les prisons israéliennes réservées aux Palestiniens sont réputées pour leur manque de soins de santé adéquats. Il y a eu fréquemment des plaintes en raison de la négligence médicale et, récemment, en février, le Centre palestinien pour les droits humains (CPDH) a tenu les autorités carcérales israéliennes responsables de la mort en détention d’Ahmad Abu Ali, décédé exactement une année avant la date prévue pour sa libération.
Depuis 1967, affirme l’organisation des droits, 235 prisonniers palestiniens sont morts en détention.
Ahmed a souffert de plusieurs accès de maladie au fil des années, particulièrement durant les glaciaux mois d’hiver. Le seul soulagement proposé aux malades l’était sous la forme de suppléments d’antidouleurs, dit-il.
Les visites à l’hôpital ajoutaient encore à la douleur des prisonniers. Les trajets vers l’hôpital pouvaient prendre une journée entière et étaient épuisants, tant physiquement qu’émotionnellement. Les restrictions d’accès aux toilettes durant le voyage exacerbaient l’inconfort et la souffrance.
Un souvenir particulièrement pénible revient à Ahmed. Pendant un temps, il a partagé une cellule avec un compagnon emprisonné à qui on avait ajusté une poche de colostomie. La poche était censée être remplacée deux fois par jour, mais ne l’était jamais. Parfois, elle restait même en place pendant deux semaines !
« Je tremble toujours à la simple pensée de ses cris de douleur, qui se réverbéraient à travers les murs de la cellule »,
explique Ahmed à The Electronic Intifada.
Les organisations de défense des droits ont cité de nombreux exemples de mauvais traitements et de torture de détenus palestiniens et des cris d’alarme se sont élevés lors de l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement israélien de coalition ultranationaliste.
Addameer, une organisation de défense des droits des prisonniers, a exprimé de « graves inquiétudes » à propos des déclarations exprimées par certains ministres israéliens concernant la détention. Parmi ces ministres, Itamar Ben-Gvir, le ministre de la sécurité nationale, qui, après avoir visité une prison en janvier, a annoncé qu’il voulait
« s’assurer que ceux qui avaient tué des juifs ne recevraient pas de conditions d’emprisonnement meilleures que celles qui existaient déjà. Je continuerai de m’occuper des conditions d’incarcération des prisonniers tout en cherchant (…) à faire adopter la loi sur la peine de mort pour les terroristes ».
Le 23 février, comme prévu, Israël a introduit une législation qui limiterait les traitements médicaux des prisonniers palestiniens.
Selon Addameer, Israël détient actuellement 4 780 Palestiniens, dont 915 en détention administrative – sans accusation ni procès – et 160 enfants.
Une éducation
Quand Ahmed a été arrêté pour la première fois à 18 ans – au check-point aujourd’hui disparu qui avait coupé Gaza en deux à l’époque où Israël avait toujours ses colonies illégales dans la région – il n’avait pas encore terminé ses examens de l’enseignement secondaire supérieur.
Et, malgré les conditions horribles de la prison, Ahmed était resté déterminé à ne pas galvauder les années.
Avec l’aide de la Croix-Rouge et des familles des prisonniers, qui lui procuraient des livres, et de plusieurs professeurs parmi ses compagnons de prison, il était parvenu à terminer ses études secondaires et il avait obtenu de l’Université ouverte d’Al-Quds et de l’Université de technologie d’Aqaba, en Jordanie, plusieurs diplômes dans diverses branches, notamment dans l’histoire de la Palestine, les études sociales, le journalisme, les médias et la psychologie.
Il avait également entamé un programme de master à l’Université d’Al-Quds, mais il n’avait pu le terminer, après avoir été transféré dans une autre prison où on l’avait placé en isolement pendant de longues périodes.
Il est toutefois bien déterminé à boucler cette formation.
« Je vais achever mon master dès que possible »,
dit-il à The Electronic Intifada.
« Un individu ne vaut rien sans connaissance. »
Depuis sa libération, Ahmed essaie de rattraper le temps perdu et renouant les liens avec sa famille.
En plus de 19 ans de prison, on ne lui a accordé qu’une seule visite familiale, en 2015, et encore, uniquement de sa mère, et pendant 45 minutes.
Ç’a été une expérience profonde et enrichissante, dit-il, d’en arriver à connaître de nouvelles générations de membres de la famille et de découvrir comment leurs existences s’étaient déroulées durant son emprisonnement.
Il s’est également familiarisé avec les rues et quartiers de Gaza qui, en vingt ans, ont considérablement changé, ce qui s’est traduit par certains imprévus comiques.
« Hier, je suis entré par erreur dans une maison voisine alors que j’essayais de rentrer chez nous. Heureusement, c’était la maison de l’un de nos proches et nous avons partagé un bon moment de rigolade. »
La priorité d’Ahmed, désormais, consiste à reconstruire sa vie et d’obtenir un emploi qui lui assurera l’indépendance financière. Finalement, il espère se bâtir sa propre famille aussi.
Mais il est marqué par ses années de prison et il reste engagé aussi dans le soutien de ses compagnons prisonniers.
« Je suis vivement conscient des luttes en cours affrontées par de nombreux prisonniers qui restent incarcérés et séparés de leurs familles et êtres chers. Je me joins à l’appel en vue de leur libération et sécurité et je me tiens en solidarité avec tous ceux qui cherchent la justice et la liberté »,
ajoute Ahmed.
Khaled Zabarqa, l’avocat qui représentait Ahmed, a déclaré que lui non plus n’était pas certain qu’Ahmed aurait en fait été libéré quand il l’a été.
C’était simplement, dit-il, une autre façon dont Israël méprise les droits des prisonniers.
« Il est profondément dérangeant d’assister au mépris constant des forces israéliennes envers les droits humains des prisonniers palestiniens et la communauté palestinienne au sens plus large. Le recours à la force et aux menaces contre les prisonniers, comme dans le cas d’Ahmed, constitue une violation manifeste de leurs droits fondamentaux et de leur dignité »,
a expliqué Khaled Zabarqa à The Electronic Intifada.
« Je me joins aux autres pour réclamer la libération immédiate de tous les prisonniers qui ont été soumis à une détention injuste et à des traitements inhumains. Ce n’est que par l’action collective et un engagement ferme envers les principes de la dignité humaine et de la justice que nous pourrons faire apparaître des changements durables et faire en sorte que les droits de tous les individus soient respectés. »
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Rajaa Salah est journaliste, il vit et travaille à Gaza.
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Publié le 1er mars 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine