Pourquoi les Saoudiens ont-ils décommandé leur mariage avec Israël ?
Dans un monde multipolaire émergent, les Saoudiens ont des options et Mohammad bin Salman a clairement l’intention de les poursuivre.
Ali Abunimah, 19 avril 2023
Après avoir mené l’ultra-extrême droite d’Israël à la victoire lors des élections de novembre dernier, Benjamin Netanyahou, gonflé à bloc, espérait reprendre rapidement la marche en avant de Tel-Aviv vers une normalisation complète avec les régimes arabes.
Netanyahou planait toujours très haut, suite aux fameux accords d’Abraham, les arrangements concoctés sous l’administration Trump entre Israël d’une part et, d’autre part, les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Soudan et le Maroc.
Mais il restait une importante affaire à conclure, pour le gouvernement entrant : l’Arabie saoudite.
Bien que Riyadh ait fait d’importantes démarches pour se rapprocher de Tel-Aviv, le royaume reste toujours officiellement en dehors des accords d’Abraham.
Et, comme l’a reconnu Netanyahou lui-même en novembre, les relations diplomatiques et commerciales avec les plus petits des États arabes « ne se sont pas établies sans l’approbation saoudienne ».
Netanyahou a affirmé qu’établir en fin de compte des relations normales avec les Saoudiens constituerait « un bond quantitatif en avant » qui mettrait « fin effectivement au conflit israélo-palestinien » – sans doute en isolant et en affaiblissant un peu plus encore les Palestiniens, ou quelque chose dans le genre, comme doivent l’espérer les Israéliens.
Cela consoliderait également l’axe dominé par les Américains contre l’Iran, depuis longtemps l’ennemi héréditaire des régimes de Tel-Aviv et de Riyadh.
En décembre, espérant peut-être flatter les Saoudiens, Netanyahou a pressé instamment Washington de réaffirmer son engagement envers la sécurité de l’Arabie saoudite – un élément, entre autres, des liens fragiles existant entre la Maison-Blanche et la monarchie absolue.
L’administration Biden – qui a toujours été aussi enthousiaste que celle de Trump à propos des accords d’Abraham – a apparemment fait de son mieux pour négocier des pourparlers en coulisse en vue de tenter de conclure un arrangement saoudo-israélien, comme l’a révélé en mars The Wall Street Journal.
Mais les exigences exorbitantes prétendument avancées par les Saoudiens – des garanties sécuritaires de la part des EU, davantage des ventes d’armes et d’assistance dans un programme nucléaire civil – semblaient destinées à être rejetées et à fournir par conséquent à Riyadh une façon d’éviter de dire officiellement oui à Israël.
C’était le premier signe significatif de ce que les Saoudiens étaient en train de changer d’avis quant à transformer en mariage leur engagement avec Israël.
« Une évolution dangereuse pour Israël »
Le même mois, pendant ce temps, il se produisait un tremblement de terre diplomatique : Plutôt que de consommer sa relation avec Tel-Aviv et de signer officiellement pour la croisade obsessionnelle d’Israël contre l’Iran, les Saoudiens décidaient en lieu et place de faire leur paix avec Téhéran.
Pire même, selon la perspective israélienne – et de façon plus importante aussi, selon celle des Américains –, le rapprochement historique fut orchestré par la Chine, dont la stature, la confiance et le pouvoir internationaux croissants font tirer des sonnettes d’alarme du côté des managers impérialistes de Washington.
La Chine qui, jamais auparavant, n’avait réalisé une telle percée diplomatique majeure dans la région, propose aujourd’hui de faciliter les pourparlers de paix entre les Israéliens et les Palestiniens.
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L’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett a qualifié la reprise des liens entre l’Iran et l’Arabie saoudite d’« évolution grave et dangereuse pour Israël et de victoire diplomatique significative pour l’Iran ».
L’Institut pour les Études sur la Sécurité nationale de l’Université de Tel-Aviv, un nid d’experts peuplé de vétérans des renseignements et de l’establishment militaire d’Israël, a publié un article déplorant hautement qu’« Israël, qui semblait se trouver au seuil de l’acceptation dans le monde arabe, en est pour l’instant rejeté ».
Suite à la percée irano-saoudienne, l’administration Biden a envoyé William Burns, le directeur de la CIA, à Riyadh afin qu’il passe un savon aux Saoudiens.
Mais, bien évidemment, l’espion américain en chef a dû essayer une rebuffade de la part de Mohammad bin Salman, qui est en même temps le prince héritier, le Premier ministre et le dirigeant de fait du royaume.
Selon David Ignatius, un journaliste du Washington Post qui reflète de façon fidèle la pensée du gouvernement américain, Mohammad bin Salman « a fait savoir à des confidents saoudiens que les États-Unis restaient le partenaire du royaume, mais pas son unique partenaire ».
Le prince héritier a dit à ces initiés que ses prédécesseurs auraient immédiatement répondu favorablement aux requêtes américaines mais, selon Ignatius, l’actuel dirigeant saoudien a déclaré : « J’ai rompu avec cela parce que je veux des choses en retour. »
Pour l’instant, entre autres, les Saoudiens rejettent régulièrement les requêtes américaines en vue d’accroître la production pétrolière dans le but de faire baisser les prix.
Ignatius interprète la chose comme un message saoudien signifiant que les
« États-Unis ne tirent pas les ficelles dans le golfe Persique et ils ne le font plus non plus sur le marché du pétrole. Pour le meilleur ou pour le pire, l’ère de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient est révolue. »
En attendant, les Saoudiens et les Iraniens vont de l’avant en réouvrant les ambassades et en invitant mutuellement leurs chefs d’État dans leurs capitales respectives.
Détail plus important, leur rapprochement – une fois de plus, avec la médiation compétente des Chinois – a pavé la voie vers un accord afin que soit enfin mis un terme à la guerre au Yémen.
Ce serait le bénéfice le plus concret et immédiat pour les habitants de ce pays, où huit années de bombardements et de guerre sous la direction des Saoudiens et avec le soutien des EU, plus la famine qui en a résulté, ont tué des centaines de milliers de personnes au beau milieu de ce que les Nations unies ont qualifié de pire crise humanitaire de la planète.
L’Amérique sur le déclin
Les dernières démarches saoudiennes et leurs implications pour les États-Unis et leur client Israël ne peuvent être comprises que dans le contexte des changements politiques de l’époque, à savoir la montée de la Chine en tant que puissance mondiale, son alliance qui se renforce avec la Russie et l’érosion de la puissance américaine.
Cette dernière semble accélérer en raison de l’engagement mal avisé et ouvert de Washington dans une guerre par procuration contre la Russie que l’Ukraine n’a pas la moindre chance de gagner.
L’arrogance avec laquelle les élites américaines et européennes ont adopté cette guerre – quelques mois à peine après leur retrait humiliant et chaotique de l’Afghanistan – s’est fracassée sur les rochers de la réalité.
En raison de toutes leurs dépenses militaires massives, les EU n’ont précisément pas les ressources industrielles et militaires – en particulier les systèmes de défense aérienne et l’artillerie – pour soutenir l’Ukraine dans une guerre terrestre exténuante et à l’ancienne qui se déroule sur le continent européen.
Les sanctions européennes et américaines destinées à susciter choc et effroi et qui, selon les dires du président Joe Biden, plongeraient le rouble dans le « trouble et la ruine » et couleraient l’économie russe, ont non seulement totalement échoué, mais ont valu des retours de flamme à leurs auteurs.
Aujourd’hui, partout dans le monde, des pays accélèrent la dédollarisation – commerçant avec leurs propres devises plutôt qu’avec les devises américaines – afin de se protéger de l’arme des sanctions bien trop utilisée par Washington.
Même la secrétaire au Trésor de Biden, Janet Yellen, a reconnu en public, ce mois-ci, qu’
« il y a un risque, quand nous recourons à des sanctions financières qui sont liées au rôle du dollar, c’est qu’au fil du temps, cela pourrait saper l’hégémonie du dollar ».
Tout cela est bien éloigné de la position occupée par les États-Unis au sortir de la guerre froide : celle d’un colosse militaire, diplomatique et économique sans le moindre rival.
Aucune autre puissance n’aurait pu réunir une armée forte d’un demi-million d’hommes et la déployer à l’autre bout du monde comme les États-Unis l’ont fait en 1990-1991 pour libérer le Koweït de l’occupation irakienne.
Ce « nouvel ordre mondial » sous la domination militaire et diplomatique américaine – comme l’avait appelé communément le président George H. W. Bush – était censé durer à jamais.
Du moins, c’est ce qu’espéraient garantir les néoconservateurs qui avaient conçu les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak au lendemain du 11 septembre.
Un allié non fiable
Mais cela ne s’est pas terminé de cette façon. L’agression désastreuse et criminelle des EU contre l’Irak, en 2003, n’a pas débouché sur une présence et une influence durables des EU et ne s’est terminée que par le renforcement de l’Iran – une autre cible de la liste noire des néoconservateurs.
Ce sont des sociétés chinoises, et non pas américaines, qui, en fin de compte, rebâtissent l’Irak.
La guerre de changement de régime de l’administration Obama en Libye a renversé le gouvernement de Mouammar Kadhafi et l’a remplacé par un État voyou sans lois et une plaque tournante pour le trafic d’êtres humains.
La guerre de changement de régime dirigée par les EU en Syrie – pendant longtemps elle aussi une cible des néoconservateurs – et utilisant des intermédiaires djihadistes liés à al-Qaida, a été arrêtée dans son élan par l’intervention de la Russie.
Aujourd’hui, avec le rapprochement irano-saoudien, la Syrie est de nouveau bien accueillie dans le camp arabe.
Puis, évidemment, il y a la défaite américaine en Afghanistan.
Pourquoi normaliser ?
Au vu de tout ce qui précède, on pourrait difficilement blâmer les saoudiens de chercher une façon de sortir de leur totale dépendance à l’égard de Washington – une relation qui a débuté en 1945 et qui s’a fait que s’intensifier dans la période unipolaire qui a marqué la fin de la guerre froide et qui a suivi la guerre du Golfe de 1990-1991.
La normalisation avec Israël – selon les termes imposés par Washington et Tel-Aviv – n’a eu de sens que dans un contexte où les Saoudiens devaient faire tout ce qu’ils pouvaient pour satisfaire leurs patrons américains. Et, si cela signifiait brader les Palestiniens et accepter le sionisme, tant pis, qu’il en soit ainsi.
Dans un monde multipolaire émergent, les Saoudiens ont des options et Mohammad bin Salman a clairement l’intention de les poursuivre. Washington se trouve à 7 000 milles (11 200 km) de Riyadh et est de plus en plus perçu comme étant d’humeur inégale et très peu fiable.
Pendant ce temps, l’Iran sera toujours un proche voisin et l’Arabie saoudite se trouve sur le même continent eurasien que la Russie et la Chine.
Des liens économiques en plein essor signifient que la Chine est désormais le premier partenaire commercial de l’Arabie saoudite.
Enfin, la sécurité de l’Arabie saoudite ne peut être garantie que par de bonnes relations avec ceux dans le voisinage de qui elle vit et avec ceux qui sont ses partenaires commerciaux.
La réalité qui sombre
De même qu’ils dirigent la reprise par les Arabes des liens avec le gouvernement syrien (après avoir aidé les Américains à le renverser pendant des années), les Saoudiens ont l’intention d’accueillir la direction du Hamas, dans les jours qui viennent.
Cette démarche, qui vient après des années de distanciation, « réduit un peu plus encore les espoirs israéliens de liens » avec l’Arabie saoudite, estime The Times of Israel.
Il s’avère que la réalité sombre progressivement, et même avec certains des bellicistes néoconservateurs les plus enragés de Washington, maintenant que les Saoudiens n’agissent plus comme des vassaux serviles que l’Amérique peut commander selon ses caprices.
Un peu plus tôt, ce mois-ci, le sénateur républicain Lindsay Graham, l’un de ces faucons, a rencontré le prince héritier Mohammed bin Salman.
« L’opportunité de favoriser les relations américano-saoudiennes est réelle et les réformes en cours en Arabie saoudite sont également réelles », s’est extasié Graham après la rencontre.
Le sénateur a ajouté qu’il envisageait de « travailler avec l’administration et les républicains du Congrès pour voir si nous pouvons amener les relations américano-saoudiennes au prochain niveau ».
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C’est le même Graham qui avait promis un « tsunami bipartisan » contre l’Arabie saoudite à propos de l’assassinat horrible et du démembrement, en 2018, du dissident saoudien et journaliste du Washington Post Jamal Khashoggi, assassinat dont la CIA avait conclu qu’il avait été commandé par Mohammed bin Salman en personne.
Mais Graham n’avait aucunement fait mention de ce « désagrément » et, en lieu et place, s’était concentré sur une bonne nouvelle, à savoir que les Saoudiens avaient commandé pour 37 milliards de USD d’avions de ligne Boeing manufacturés en Caroline du Sud, l’État du sénateur.
Les désillusions israéliennes
Après sa visite à Riyadh, Graham s’est rendu à Jérusalem, où il a dit à Benjamin Netanyahou que les EU entendaient travailler d’arrache-pied pour assurer la normalisation israélo-saoudienne.
« J’ai dit [à Mohammad bin Salman] que le meilleur moment pour améliorer nos relations, c’était maintenant ; que le président Biden était très intéressé par la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite et, à son tour, par la reconnaissance par l’Arabie saoudite de l’État juif seul et unique »,
a déclaré Graham à son hôte israélien.
« Nous voulons la normalisation et la paix avec l’Arabie saoudite »,
a répété Netanyahou.
« Cet accord pourrait avoir des conséquences monumentales, des conséquences historiques à la fois pour Israël, pour l’Arabie saoudite, pour la région et pour le monde. »
Mais ce sont des illusions. L’intérêt saoudien dans la « paix » avec Israël a culminé quand Riyadh s’est senti le plus vulnérable et a eu besoin de consolider ses relations avec les EU. Maintenant que le royaume poursuit une stratégie multipolaire, quelle est l’urgence ?
Les Saoudiens, avec leur solide richesse pétrolière, auront toujours quelque chose à proposer à d’autres pays et, de ce fait, d’autres options.
Que peut proposer Israël ? Ses technologies d’espionnage et sa haute technologie surmédiatisée peuvent être utiles à certains régimes mais elles ne sont guère uniques.
Israël dispose d’une industrie manufacturière réduite et non concurrentielle et il n’a rien d’un important producteur d’énergie.
C’est plutôt un projet colonial de peuplement toxique de l’Occident et qui se borne à devenir de plus en plus horrifiant et extrémiste. Il n’a guère de perspective de trouver un autre sponsor aussi dévoué et généreux que les États-Unis.
Cela signifie que, du fait que la puissance américaine continue à régresser régionalement et mondialement, celle d’Israël fait de même.
En même temps, personne ne devrait s’illusionner de ce que le régime saoudien puisse avoir la moindre objection de principe d’accepter Israël et le sionisme. Il a déjà prouvé qu’il était plus que susceptible de le faire pour autant que cela convienne aux intérêts du régime.
Mais quand la normalisation saoudo-israélienne viendra, pour autant qu’elle se fasse, cela sera bien plus envisageable, parce que ce sont les Israéliens, et non les Saoudiens, qui cherchent désespérément une ligne de vie partout où ils pourront sortir d’une crise existentielle permanente :
Sans soutien extérieur massif, la colonie de peuplement sioniste en Palestine a devant elle un avenir très sombre.
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Ali Abunimah, cofondateur et directeur exécutif de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.
Il a aussi écrit : One Country : A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impasse
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Publié le 19 avril 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine