Emprisonner la Palestine. Le colonialisme sioniste vu par une lentille abolitionniste.

 

“Aujourd’hui, plus que jamais, il reste d’une importance cruciale de centrer toute discussion sur la libération de la Palestine via l’objectif de l’abolition et du rejet total de la carcéralité, qui concerne chaque aspect de notre vie.”

Illustrations de l'article "Emprisonner la Palestine", par Nader Asmar

 

Rawan Masri et Fathi Nemer

Illustrations de Nader Asmar

19 juin 2023

« Mais ce ne sont pas des êtres humains,
ce ne sont pas des gens,

ce sont des Arabes. »

David Hacohen, politicien israélien

On a longtemps débattu des mécanismes de déshumanisation en psychologie, en sociologie et dans des études sur les génocides. C’est un phénomène que nous rencontrons inévitablement dans nos existences quotidiennes, il influe insidieusement sur la vision qu’on a de nous, sur la façon dont on nous traite et sur notre valeur perçue. La lutte en vue d’affirmer notre humanité, de revendiquer une existence dénuée d’injustice et d’envie, a un prix élevé et, pour la plupart, ne se concrétise jamais. De la sorte, pour bien des habitants de ce monde, la souffrance est systématiquement de mise.

Les esclaves sont des outils prisés, ils constituent une fraction de l’ensemble. Les survivants d’un génocide sont assimilés à de la vermine par leurs bourreaux. Les immigrés sont dépeints comme des voleurs et des violeurs. Les difficultés vécues par les pauvres résultent de leur propre paresse. Les sans-logis sont généralement présentés comme des toxicomanes et des arnaqueurs et, partant, comme des nuisances largables ; les colonisés sont perçus comme des arriérés et, par conséquent, ils ne méritent pas l’autodétermination.

Nulle part, ce phénomène n’est plus visible que dans la déshumanisation des personnes incarcérées. Les conditions horribles infligées au bien-être physique et mental des prisonniers sont largement acceptées comme une pénitence justifiable pour des transgressions tant réelles qu’imaginées. Être catalogué de « criminel » par l’État, se traduit par « l’expulsion de l’arène morale », de la cessation du moindre espoir de réhabilitation quel qu’il soit. Après tout, comme le définissent Michelle Ronda et Ragnhild Utheim dans leur article, « Toward Abolition Pedagogy: Teaching Social Justice in Prison Combined Classrooms » (Vers la pédagogie de l’abolition : L’enseignement de la justice sociale dans des classes combinées en milieu carcéral), la prison est

« un site physique où l’inadmissibilité et la déshumanisation culminent dans leur forme institutionnalisée la plus extrême ».

Comprendre la déshumanisation, c’est comprendre la colonisation, puisque la déshumanisation précède et pose les bases d’actions et de mesures à grande échelle. Ne pas être humain, c’est ne pas avoir droit à la dignité, à la compassion ou aux nécessités de base de la vie même. Par conséquent, la déshumanisation de l’autochtone fait partie intégrante du processus du colonialisme.

Les justifications du recours à la violence et à l’expropriation des ressources deviennent bien plus convenables quand elles concernent un peuple présenté et perçu comme étant naturellement violent et criminel. Dans de tels cas, la violence contre ce peuple devient une manifestation de prudence et elle est même considérée par certains comme de la légitime défense. Par conséquent, les autochtones finissent par être présentés comme les criminels dont l’entité coloniale doit se protéger – cela se fait en dépouillant les autochtones de leurs droits et en leur refusant le contrôle de leur propre destinée.

 

La déshumanisation et l’incarcération du peuple palestinien

L’histoire du peuple palestinien ressemble à celle de tout autre peuple confronté au colonialisme de peuplement. Pour le projet sioniste, bâtissant sur l’infrastructure idéologique et physique installée par les Britanniques qui l’ont précédé, les Palestiniens étaient et continuent d’être la cible de la violence israélienne et occidentale qui cherche à oblitérer leur existence même. Les Palestiniens ont servi de réceptacle dans lequel la société des colons peut verser ses contradictions internes : Les Palestiniens autochtones n’existent pas, mais ils posent néanmoins une menace existentielle envers l’État ; Israël est un havre sûr pour le peuple juif, mais il est en même temps assiégé et au bord de la ruine. C’est un État fondé par des laïcistes maniant des passages bibliques qui ont servi de continuité des anciens royaumes tout en prônant ardemment un divorce colonial européen d’avec le passé. Leur État a été rendu possible grâce au soutien de leurs bienfaiteurs britanniques qu’ils ont plus tard appelés leurs « colonisateurs » quand, politiquement, cela leur convenait.

La Citadelle (al-Qala’) d’Acre qui héberge la vieille prison est une fenêtre donnant sur les contradictions inhérentes au mythe national israélien. Un site qui a autrefois détenu et vilainement torturé des prisonniers politiques – où on a dit aux Palestiniens qu’ils seraient traités de la même façon que l’étaient les Irlandais puisqu’ils étaient battus à en devenir méconnaissables ainsi qu’abusés sexuellement – est aujourd’hui une attraction touristique. Toutes les traces écrites des prisonniers ont été recouvertes de peinture, y compris certaines traces des premiers martyrs du mouvement des prisonniers palestiniens, comme Fouad Hijazi, Atta al-Zeer et Mohammed Jamjoum. Ils peuvent ne pas avoir laissé d’écrits derrière eux, mais leur lutte et leurs exécutions ont été rappelées dans la chanson folklorique populaire « Min Sijjin Akka » (De la prison d’Acre).

Aujourd’hui, la Citadelle accueille un musée de l’héroïsme, qui ridiculise son héritage, en oblitérant et cooptant son histoire afin de servir le discours colonial. Il dépeint les quelques membres de la milice sioniste qui ont été emprisonnés comme des combattants antibritanniques de la liberté, malgré le fait que les Britanniques étaient les sponsors impériaux du mouvement sioniste, au point d’avoir formé des « escadrons spéciaux de nuit » communs qui attaquaient les villages palestiniens. Les Palestiniens sont décrits comme des émeutiers menaçants. Les « héros » auxquels ce musée fait allusion étaient des membres du groupe Stern (le Lehi) et de l’Irgoun, qui sont coupables d’avoir commis des massacres dans des villages palestiniens comme Deir Yassin.

Cette muséographie s’aligne sur d’autres descriptions populaires représentatives des Palestiniens dans la presse sioniste de l’époque :

« bandits de grands chemins », « assassins fourbes », « verseurs de sang sauvages et barbares », « sauvages sanguinaires, qui perpètrent leurs crimes dans la nuit et dont tout le courage réside dans les embuscades ».

Le mépris pour les Arabes palestiniens autochtones était en ligne avec les sentiments britanniques, au point qu’un policier britannique avait écrit que

« la plupart des accidents là-bas sont provoqués par la police (…) écraser un Arabe est la même chose qu’écraser un chien en Angleterre, sauf que nous ne faisons pas de déposition à ce propos ».

Comme Ghassan Kanafani, écrivain révolutionnaire, romancier et martyr palestinien, l’a démontré dans son ouvrage fondamental, The 1936-39 Revolt in Palestine (La révolte de 1936-1939 en Palestine), les Britanniques ont soutenu la présence sioniste en réprimant la possession d’armes par les Palestiniens, surtout par les Palestiniens vivant de la terre. Kanafani cite l’ouvrage de l’historien Isa al-Sifri, Arab Palestine between the Mandate and Zionism (La Palestine arabe entre le Mandat et le sionisme) pour décrire les Réglementations d’urgence britanniques – une importante série de directives conférant à Israël l’autorité sur les Palestiniens en 1945 – y compris

« 6 ans d’emprisonnement pour la possession d’un revolver, 12 ans pour une bombe, 5 ans de travaux forcés pour 12 balles, 8 mois pour avoir indiqué une mauvaise direction à un détachement de soldats, 9 ans pour la possession d’explosifs, 5 ans pour avoir essayé d’acheter des munitions à des soldats, 2 semaines d’emprisonnement pour la possession d’un bâton ».

D’après le livre de Walid Khalidi, From Haven to Conquest: Readings in Zionism and the Palestine Problem Until 1948 (Du havre à la conquête : lectures sur le sionisme et le problème palestinien jusqu’en 1948), qui se base sur des rapports officiels britanniques comparés à d’autres documents, on estime que 19 792 Palestiniens ont été blessés ou tués durant cette période. Pour clarifier l’échelle de la chose, nous voulons établir une comparaison avec les États-Unis. Considérant le nombre d’habitants à l’époque où l’on a établi cette estimation, ce chiffre équivaudrait à un million de tués, trois millions de blessés et 6 120 000 personnes arrêtées aux EU. Telle est la dimension massive des pertes qui ont rendu possible l’existence de l’État d’Israël.

Cette alliance idéologique et matérielle entre l’entité sioniste et les Britanniques est évidente à l’échelle du nettoyage ethnique entre 1947 et 1948, connu sous le vocable de Nakba. Cette campagne de nettoyage ethnique a abouti à l’expulsion de 800 000 Palestiniens (sur 1,4 million qui vivaient en Palestine historique à l’époque). Plus de 70 massacres ont été commis, résultant dans l’assassinat d’au moins 15 000 Palestiniens.

La Citadelle peut dès lors être perçue comme un site de propagande de l’État sioniste et comme un microcosme de la contradiction coloniale – les colons souhaitant remplacer leur peu flatteuse histoire de rejetons de l’impérialisme britannique par l’histoire incomparablement plus noble des Palestiniens et de leur résistance anticoloniale. Ils envient les références de l’indigénéité, de la légitimité des Palestiniens tout en les méprisant en même temps, tout en désirant que les actuels Palestiniens soient châtiés, enfermés, éloignés des regards et des esprits.

Les sionistes se battent contre le refus de la façon dont leur État a été créé et, dans leur obsession actuelle à propos de la démographie, ils se cramponnent à la violence nécessaire pour le maintenir en place. C’est ce qui, pour l’État israélien, rend la criminalisation des Palestiniens qui s’ensuit si nécessaire pour ses mythes nationaux et pour son identité nationale quand il lutte contre son « spectre colonial » – l’association incontournable avec le racisme colonial après toute une époque de nationalismes anticoloniaux bourgeonnants. Cette lutte peut se voir dans l’utilisation cynique de la langue du progrès libéral et de la justice sociale afin de justifier pourquoi les colons méritent davantage cette terre que les Palestiniens. La lingua franca internationale des droits humains a été appropriée afin de revendiquer des marques supérieures sur les plans des valeurs de civilisation : les Palestiniens ne sont pas suffisamment conscients sur le plan environnemental pour mériter cette terre, pas plus qu’ils ne sont suffisamment libérés du patriarcat ou de l’homophobie.


Illustration par Nader Asmar du texte "Emprisonner la Palestine"

 

Des étrangers dans leurs propres foyers

Dans le sillage de 1948, des centaines de milliers de Palestiniens ont subi un nettoyage en étant chassés de leurs foyers. Néanmoins, une partie assez importante de la population palestinienne a pu rester. Bien que la guerre ait officiellement pris fin en mars 1949, l’expulsion des Palestiniens et la destruction à grande échelle de leurs communautés allait se poursuivre jusqu’au milieu des années 1950. Les quelques communautés palestiniennes qui parvinrent à éviter les campagnes de nettoyage ethnique se retrouvèrent minoritaires dans un État qui voyaient en elles un ennemi. Le contrôle et la pacification de ces communautés captives devint une question d’une grande importance pour l’État, qui se mit à les percevoir comme une présence étrangère dans la nouvelle société des colons.

Pour parvenir à ces fins, deux tactiques furent utilisées :

La première consistait à placer les communautés palestiniennes sous la loi martiale, en les entourant de fils barbelés et en contrôlant étroitement les moindres aspects de leur existence. Par exemple, des laissez-passer étaient requis pour se déplacer entre deux villages et voyager était grandement restreint. Dans les premières années, les conditions à l’intérieur de ces grandes prisons à ciel ouvert étaient si pénibles que même un membre de la Knesset israélienne de l’époque les avait décrites comme « des camps de concentration entourés d’une clôture ».

La deuxième tactique consistait à développer un système juridique qui allait conférer un vernis de légitimité à la soumission des Palestiniens et rationaliser l’expropriation de leurs propriétés et moyens de subsistance. La chose est venue sous la forme de la Loi sur les biens des absents, qui autorisait la saisie de la maison, de la ferme, de la terre et des comptes bancaires de tous les Palestiniens qui ne pouvaient être physiquement présents pour contester cette même saisie. C’était un système bien arrangeant pour l’État sioniste, puisque tout réfugié qui osait braver les frontières afin de revendiquer sa propriété était salué d’un tir de balle et d’une mort certaine – ce qui ne faisait que garantir la prise de contrôle de ses biens.

Pour dissiper la notion selon laquelle ces lois n’étaient rien d’autre qu’une feuille de vigne masquant un vol pur et simple, de nouvelles clauses ont été créées afin d’exclure les Palestiniens qui se trouvaient toujours à l’intérieur des frontières du nouvel État et qui pourraient contester théoriquement la prise de contrôle de leur propriété. Cela culmina par l’étiquette ouvertement ridicule de « absent présent », qui dit que le Palestinien est techniquement présent, mais qu’on ne lui a pas accordé un permis de se rendre sur sa propriété afin de faire valoir ses contestations ou qu’il n’était pas disponible le jour spécifiquement choisi pour l’inspection. Naturellement, il n’y avait pas d’appels ou de recours, pour ces Palestiniens. On estime qu’en gros, un tiers de tous les Palestiniens qui sont restés en deçà de la ligne verte ont été classifiés comme « absents présents ».

Après la perplexité initiale due à la contradiction d’être simultanément présent et absent, cette désignation propose un aperçu rafraîchissant et honnête de la tournure d’esprit coloniale. Elle englobe la logique de la déshumanisation, qui a rendu les autochtones invisibles dans le monde entier. Ils pourraient être physiquement présents, mais ne comptent pas et ne sont pas dignes d’être pris en considération. C’est simplement une itération de plus de « terra nullius », ou « la terre de personne ». La logique de ce concept est la suivante : Toute terre qui n’était pas gérée de façon « moderne » était considérée comme vide par les colons et, partant, bonne à prendre.

En fin de compte, la combinaison des systèmes carcéraux de la gestion policière militaire associée à des lois racistes et discriminatoires a effectivement criminalisé chaque aspect de la vie palestinienne en deçà de la ligne verte. Ce modèle de domination et de contrôle allait rester en place jusqu’en 1966. Un an plus tard, à la suite de la guerre de 1967 et de l’occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem-Est, Israël allait transférer et étendre ce modèle aux régions nouvellement occupées. La vitesse à laquelle Israël a été en mesure d’exercer un contrôle effectif sur cette population nouvellement occupée a été avant tout imputable aux décennies d’expérience dans l’exercice de la police et du contrôle des Palestiniens en deçà de la ligne verte.

Ces systèmes sont toujours en place aujourd’hui et une analyse de la colonisation de la Palestine au travers d’une lentille abolitionniste est incomplète sans un regard approfondi sur ces divers régimes de domination. C’est entièrement dans le cadre de ce qui a été défini comme la « Nakba permanente », ou d’une compréhension de la Nakba non pas comme un événement historique clos, mais comme une violence continue visant la destruction de la Palestine et des Palestiniens. À cette fin, les massacres de 1948 n’ont rien d’exhaustif.

 

La bande de Gaza, la « plus grande prison à ciel ouvert » du monde

Les conditions de la bande de Gaza sont un microcosme du colonialisme sioniste en Palestine. Cette mince bande côtière a servi d’arche de Noé à des réfugiés ayant subi un nettoyage ethnique durant les campagnes d’épuration de 1947-1948. Aujourd’hui, quatre cinquièmes de la population de Gaza sont des réfugiés, et la bande accueille huit de leurs camps.

Au fil des décennies, l’occupation et le contrôle total de la bande de Gaza se sont poursuivis – mais sous des formes différentes. Alors que Gaza n’a ni colonies, ni check-points et ne doit plus être confronté à des forces occupantes sur le terrain,

« le siège de Gaza représente une forme distincte de contrôle politique s’appuyant sur un sous-ensemble de pratiques d’occupation poussées à l’extrême ».

Cela aide à comprendre ce à quoi ressemblait l’occupation de Gaza avant que nous ne puissions comprendre comment les mécanismes de contrôle et de privation en place se sont modifiés.

À Gaza, comme en Cisjordanie ou à Jérusalem, les colons, non encore satisfaits des maisons qu’ils avaient volées ailleurs en Palestine, se sont installés dans l’intention d’exproprier plus de terre et de ressources encore, même si cela signifiait qu’ils allaient devoir construire leurs places-fortes au beau milieu des autochtones, tout en les en tenant séparées. Il y eut, naturellement, des motivations plus grandes en vue de bâtir et de peupler ces colonies, puisque c’étaient des centres de contrôle et qu’elles pouvaient être utilisées en tant que tels pour perturber la contiguïté territoriale entre la bande de Gaza et l’Égypte. Comme l’a expliqué l’architecte Yehuda Drexler, du ministère israélien du Logement :

« Si cette connexion territoriale n’existait pas, toutes leurs perspectives de subsistance dépendraient d’Israël et les amèneraient à agir de façon plus mesurée. »

Les colonies ont été évacuées en 2005-2006, manifestement comme une manière de résoudre un processus de paix tombé dans une impasse ainsi que dans le but de garantir la sécurité des colons mais surtout, en fait, comme une manière d’isoler Gaza. C’était exactement

« une autre étape dans la mise sur pied d’une souveraineté palestinienne ‘fictionnelle’, une souveraineté illusoire entravée par les conditions politiques, sociales et économiques imposées par les forces d’occupation ».

Cet isolement a atteint son point culminant en juin 2007 quand Gaza a été placé sous ce qui allait devenir un très long blocus impitoyable et étouffant. L’idée qui sous-tendait le blocus – et nous l’empruntons à Dov Weisglass, conseiller du Premier ministre de l’époque, Ehud Olmert – était de

« mettre les Palestiniens au régime, mais sans les faire mourir de faim ».

L’État israélien a réfuté à quel point ce conseil faisait littéralement partie de sa politique, et des fuites ont non seulement révélé des listes détaillées de denrées de base (ou même d’aliments considérés comme gourmandises ou produits de luxe, tel le chocolat) qui pouvaient entrer, mais ces documents

« calculaient également le nombre minimal de calories nécessaires à chaque âge ou genre à Gaza ».

Ces calculs, paraît-il,

« déterminent la quantité de nourriture de base qui doit pouvoir entrer dans l’enclave chaque jour, ainsi que le nombre de camions nécessaires pour transporter cette quantité ».

Dans une prison – fermée, à ciel ouvert comme Gaza, ou autre – le contrôle, ne serait-ce que des choix élémentaires de la vie quotidienne, est supprimé. La nourriture devient « partie intégrante de la machinerie disciplinaire ».

Le blocus empêche aussi l’importation de marchandises dont on estime qu’elles peuvent avoir « un usage dual, à la fois civil et militaire ». Toute une liste a été établie qui rassemble des matériaux de construction de base, empêchant de ce fait l’expansion nécessaire de l’habitat ou la reconstruction élémentaire. Même les pompiers restent sous-équipés, de la sorte. Leurs camions, comme ceux qui se sont rendus sur les lieux d’un important incendie au camp de réfugiés de Jabaliya (21 morts), sont incapables de garantir des lances à incendie ou des éclairages pour les pompiers, puisqu’ils sont repris sur la liste.

Non seulement les Palestiniens de Gaza courent en permanence ce genre de risque évitable tout en n’étant pas libres de manger ou de construire selon leur choix, mais ils subissent également des restrictions extrêmes de leur liberté de mouvement. Les pêcheurs sont empêchés de pêcher dans leurs eaux via le recours à des menaces de mort, ou en raison des modifications arbitraires des zones où il leur est permis d’aller. Les fermiers voient leurs terres le long de la frontière avec la Palestine 1948 (c’est-à-dire 30 pour 100 de la terre arable de Gaza) unilatéralement désignées comme zones « interdites », où le seul fait d’y mettre un pied peut valoir d’être abattu à vue. Même les personnes en besoin urgent de soins médicaux se les voient souvent refuser. Selon l’Organisation mondiale de la santé, des centaines de personnes sont mortes en attendant leur permis de sortie.

Tous ces mécanismes de contrôle ont lieu en même temps que d’importantes guerres à répétition contre Gaza, entrecoupées de campagnes de bombardement. Un survol rapide de ces guerres ne rend aucunement justice en expliquant l’échelle de la souffrance humaine qu’elles ont provoquée, avec quelque 4 000 morts et 19 500 blessés.

Cette violence a été applaudie par les Israéliens, puisqu’une étude a découvert qu’au cours de la guerre de 2014 contre Gaza, les Israéliens étaient

« nombreux à soutenir l’agression collective et étonnamment nombreux aussi à accepter les pertes civiles. En moyenne, les participants indiquaient vouloir tuer 575 civils palestiniens pour sauver la vie d’un seul soldat israélien blessé par un activiste palestinien ».

Il s’est avéré que la désagrégation par la démographie n’a pas altéré significativement les résultats. La déshumanisation des Palestiniens par les Israéliens a été considérée comme

« le niveau le plus élevé de déshumanisation flagrante de quelque groupe que ce soit jamais observé à ce jour, si on utilise l’étalon de l’ascension humaine (c’est-à-dire plus élevé que celui observé parmi des participants américains, anglais et hongrois donnant leur avis sur deux douzaines d’organisations différentes, dont l’État islamique) ».

Ceci explique pourquoi Gaza est considérée comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde, comme certains l’ont surnommée. Se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur de la cage est difficile et humiliant. Il y a des choix limités dans la façon de manger et dans les endroits où vivre et la violence est infligée de façon malveillante et à satiété par les encageurs.

 

En Cisjordanie, on est coupable tant qu’il n’est pas prouvé qu’on est innocent

On comprendra mieux les mécanismes de contrôle en Cisjordanie via une lentille abolitionniste. Depuis 1967, la Cisjordanie est contrôlée par l’administration militaire israélienne et, dès le début, tous les Palestiniens de la région ont été perçus comme des menaces militaires.

Par conséquent, tous les Palestiniens arrêtés par Israël sont jugés par des juges militaires dans des tribunaux militaires. Ce système de jugement est tristement célèbre pour son taux de condamnation de 99,7 pour 100, ce qui signifie qu’il est virtuellement impossible d’être acquitté quelles que soient l’accusation ou les preuves. Alors qu’on ne s’est jamais attendu à ce qu’un système militaire colonial puisse proposer le moindre semblant de justice à ses sujets, ce taux de condamnation astronomique met à mal ne serait-ce que l’illusion d’un procès loyal.

Dès l’instant où les personnes arrêtées arrivent, elles sont soumises à divers moyens de torture dans le but de leur arracher des aveux. La torture est de fait une procédure d’opération standard, dans les prisons israéliennes. Israël recourt à la guerre physique et psychologique et à des tortures telles que : étouffement, tabassage, obligation pour la personne détenue de rester pendant des heures dans une position contraignante, isolement, insultes et autres punitions destinées à humilier et à rabaisser. Une autre tactique consiste à forcer les prisonniers à signer des documents ou des aveux rédigés en hébreu, une langue que la plupart des Palestiniens ne peuvent lire ou comprendre, ce qui fait qu’ils sont souvent induits en erreur et trompés quant au contenu de ces documents. Et les quelque 500 à 700 enfants arrêtés et poursuivis chaque année, dont certains ont à peine 12 ans, ne sont même pas épargnés par de tels traitements abusifs et répugnants. Israël recourt également à « la détention administrative », qui permet au tribunal de décréter l’emprisonnement de tout Palestinien pendant une période pouvant aller jusqu’à six mois sans procès. Cette arrestation est renouvelable à l’infini – souvent, elle s’étend sur des années – et elle s’appuie sur des preuves « secrètes » auxquelles seul le juge a accès. Il n’y a pas de procès dans les règles et les « accusés » ou leurs avocats ne sont même pas habilités à connaître les charges qui pèsent sur eux. Une fois condamnés, les Palestiniens sont arrachés à leurs communautés et transférés dans des prisons situées en deçà de la ligne verte. Ceci a pour effet de les isoler, alors qu’en raison du système compliqué des check-points, des permis et des restrictions générales de mouvement pour les Palestiniens, il devient extrêmement difficile pour les familles de rendre visite à leurs proches qui sont incarcérés.

Ces actions constituent une violation manifeste de la Quatrième Convention de Genève. Opportunément, Israël a longtemps prétendu que les Conventions de Genève, de même que les lois internationales en général, ne s’appliquaient pas à la Palestine occupée. Cela piège effectivement les Palestiniens dans des limbes juridiques, ce qui fait que le moindre droit limité est considéré comme un don accordé par des autorités d’occupation magnanimes. Ce droit est alors mis en exergue comme une preuve de l’humanité du geôlier qui a eu la malchance d’être forcé à traiter avec des sujets coloniaux d’une telle ingratitude.

Non contentes de punir les individus, les autorités d’occupation pratiquent les châtiments collectifs en punissant des familles entières, des quartiers ou même des villes pour les transgressions supposées d’un seul membre de la communauté. Peut-être l’exemple le plus remarquable d’une telle punition est-il la démolition de la maison familiale de tout Palestinien accusé de « terrorisme », condamnant ainsi des familles entières à vivre sans abri et dans la misère. Ceci est une autre tactique encore héritée des autorités britanniques pendant la période du Mandat en Palestine et qui visait à rompre l’esprit de résistance. La cruauté de cette pratique a été perfectionnée depuis par leurs protégés israéliens. Ces actions sont combinées avec une série d’autres punitions collectives, tels couvre-feu, restriction des déplacements, check-points et autres mesures tout aussi draconiennes. Il y a toujours bien quelque part une rue sous couvre-feu, une famille en résidence surveillée ou en train d’assister à la démolition de sa maison, ou encore un quartier transformé en terrain de chasse pour une police militarisée qui cherche à vous briser les os.

Les crimes supposés ne sont pas la seule manière par laquelle Israël légitime ses efforts carcéraux collectifs. Dans le cas du massacre de la mosquée Ibrahimi, lorsqu’un colon israélien avait massacré de sang-froid 29 Palestiniens en train de prier, les autorités israéliennes avaient fermé toute la zone avoisinante, dont la rue Shuhada. Cette rue était une rue animée, voire trépidante de Hébron accueillant un marché populaire. Le gouvernement israélien avait justifié sa fermeture en prétendant que c’était pour protéger les colons des Palestiniens à l’intérieur de la ville, alors que c’étaient des Palestiniens qui avaient été les victimes du massacre. Aujourd’hui, la rue Shuhada est un quartier fantôme. Les familles aux maisons dont l’entrée avait été mise sous scellés, avaient été forcées après cela d’entrer chez elles par des trous pratiqués dans les murs ou par le toit. La rue Shahuda est un territoire interdit pour les Palestiniens, puisque seuls les colons ont le droit de l’emprunter, souvent en narguant les résidents des habitations aux entrées condamnées. Par conséquent, la rue a fini par être connue sous le surnom d’infâme « rue de l’Apartheid » à Hébron.

Illustrations de l'article "Emprisonner la Palestine", par Nader Asmar


La criminalisation des Palestiniens à Jérusalem

À Jérusalem, la prétendue « capitale éternelle » d’Israël, différentes lois existent pour différents segments de la population. Jérusalem-Est, avec sa population palestinienne majoritaire, est soumise à toute une série de mesures, de lois et de procédures qui isolent ses habitants pour des actions punitives. Ils sont perçus comme résidents et non comme citoyens. Cela les rend dépendants de documents de résidence peu fiables servant à justifier leur présence et non à confirmer qu’ils ont le droit d’être présents.

Jérusalem est un champ de bataille pour le combat démographique élargi d’Israël en vue d’acquérir le plus de terre possible, sur laquelle on trouvera le moins de Palestiniens possible. Via le comité gouvernemental Gafni, Israël a déclaré que la démographie de Jérusalem devrait conserver une majorité juive de 73,5 pour 100. Pour y arriver, la population palestinienne de la ville a été soumise à d’intenses lois discriminatoires visant à l’encourager ou à la forcer autant que faire se peut de s’en aller.

Les permis de résidence palestiniens sont souvent retirés au moindre prétexte. Par exemple, si vous êtes un Palestinien de Jérusalem-Est et que vous décidez de faire des études à l’étranger pendant quelques années sans revenir chez vous, c’est un motif amplement suffisant pour vous éloigner pour de bon de la ville. C’est dû à la politique présentant Jérusalem comme un « centre de vie », une politique qui stipule que votre carde de résidence vous sera retiré si vous ne pouvez prouver que Jérusalem est votre principal lieu de résidence. La chose est appliquée arbitrairement et, encore, uniquement aux Palestiniens. Même déménager pour un quartier voisin est un prétexte suffisant pour être oblitéré de la ville et de la communauté dont vous faites partie. C’est perçu par les Palestiniens comme la continuation de la Nakba via d’autres moyens, puisque des milliers de familles ont été éloignées de force, de cette façon.

Une autre tactique consiste à imposer un système de permis sélectif, qui stipule que les Palestiniens doivent obtenir un permis pour réparer, étendre ou bâtir de nouvelles maisons dans leurs quartiers. Ces permis ne sont virtuellement jamais octroyés, ce qui laisse les communautés palestiniennes de la ville surpeuplées, sous-financées et délabrées. Pendant ce temps, de nouvelles colonies entières sont construites dans les confins de la ville où, grâce à de généreux subsides du gouvernement, les colons juifs sont encouragés à s’installer afin de faire pencher la balance démographique.

Afin de préserver ce statu quo, Jérusalem a été transformée en terrain de jeu pour la police. Des militaires armés patrouillent dans les rues des quartiers palestiniens opprimés, harcelant les jeunes et les fouillant pour un oui ou pour un non. Tout cela s’accompagne de l’oblitération des noms et de la toponymie de la zone traditionnelle et historique, en les remplaçant par des noms sionistes comme Herzl, Allenby, Rothschild, des tributs à des colons et à des bienfaiteurs étrangers à la terre et à sa langue.

 

Pas de libération dans la mort

Expirer votre dernier souffle ne vous garantit pas d’échapper au geôlier. Enfermer les opprimés est une tactique aussi vieille que les pierres. Mais c’est une sorte particulière de cruauté à froid que de bâtir une prison pour les morts.

Les Cimetières des Numéros sont des lopins de terre utilisés pour enterrer les corps des Palestiniens accusés de « terrorisme ». Les corps sont ensevelis dans des tombes numérotées, sans rituel, sans dignité. Aujourd’hui, plus de 250 corps reposent dans ces cimetières, privant des centaines de familles de leur deuil et d’une occasion de dire au revoir à ceux qui leur sont chers.

Les corps des morts sont ensuite proposés comme monnaie d’échange, souvent dans le but d’exercer des pressions sur les familles afin qu’elles laissent tomber la poursuite des autopsies ou d’autres enquêtes censées déterminer la cause du décès de leur bien-aimés ou la façon dont ils ont perdu la vie. En effet, le prix du deuil vient souvent sous la forme d’un accord d’ensevelissement immédiat du corps mort et d’organisation des funérailles au milieu de la nuit, avec une liste restreinte de présences autorisées.

Ces pratiques vont bien au-delà des simples punitions collectives. Le fait de fouler aux pieds les droits des Palestiniens décédés revêt également une dimension existentielle pour les colonies de peuplement israéliennes. Il est malaisé de nier l’existence des autochtones quand la preuve de leur présence longue de plusieurs millénaires sur une terre est marquée dans cette même terre que l’Etat cherche à usurper. Une telle oblitération est incarnée dans la destruction planifiée du cimetière médiéval de Ma’mam Allah à Jérusalem, dans le but d’ériger un « Musée israélien de la tolérance ». Une dérision aussi grotesque du concept même de « tolérance » serait considérée comme bien trop lourde si elle devait figurer dans une œuvre de friction. N’empêche que des centaines de corps ont été déterrés du site afin de préparer la voie à sa profanation.

Il ne peut pas rester de trace des autochtones. Il ne peut survivre la moindre mention d’eux, pas même dans la mort.

 

Des informateurs autochtones

Suite à la participation aux accords d’Oslo, l’Autorité palestinienne (AP) a été créée comme institution intérimaire censée « prendre soin » des affaires des Palestiniens en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et dans la partie orientale de Jérusalem. Cette période ne devait pas durer plus de cinq ans et allait résulter dans l’établissement d’un État palestinien. Au lieu de cela, près de trente ans ont passé depuis et nous ne sommes pas plus près aujourd’hui de l’établissement d’un État palestinien que nous ne l’étions alors. Cette prétendue autorité intérimaire est devenue une institution permanente, mais elle est toujours entravée par les conditions et cadres obsolètes signés voici des décennies.

Cet arrangement s’est avéré plutôt accommodant pour Israël. D’un seul coup, il parvenait à transférer toutes ses responsabilités de puissance occupante à l’AP, tout en conservant un contrôle effectif sur la totalité de la région. En tant qu’institution intérimaire, l’Autorité palestinienne n’a pas de souveraineté et ses pouvoirs se limitent à des tâches administratives. Ces pouvoirs sont limités à tel point qu’Israël détermine même qui est un citoyen palestinien ou pas via le contrôle du registre d’état civil. Pendant ce temps, l’AP assume la responsabilité du « sale boulot » qu’est l’occupation d’une population, tels les soins de santé, l’hygiène, l’éducation et la sécurité. Avec le soutien de l’aide étrangère internationale, cela a en effet créé une occupation subsidiée par la communauté mondiale, dont Israël peut tirer tous les bénéfices sans assumer la moindre de ses responsabilités.

Avec une popularité décroissante et la légitimité de son projet mise en doute après des décennies de stagnation politique, l’AP a recouru à des mesures sécuritaires plus draconiennes et à une augmentation des emprisonnements dans le cadre de la répression des dissensions. Les activistes surnomment familièrement le « Complexe sécuritaire » de l’AP à Jéricho « l’abattoir de Jéricho » en raison de la sévérité des méthodes de torture utilisées sur les détenus, suite à des charges et accusations insultantes.

Dans le cas de Nizar Banat, un homme connu pour ses critiques acerbes à l’égard de l’AP – dont le délit comprenait le fait d’avoir publié des vidéos sur Facebook –, sortir « de la ligne » comme il le faisait avait suffi pour qu’on tire à balles contre sa maison et pour qu’on le torture et l’assassine. Sa mort avait été justifiée par un fonctionnaire de haut rang qui avait dit sans sourciller qu’il la méritait pour avoir été « grossier » et « avoir attaqué tout le système social ». Il fut même insulté anonymement à titre posthume comme personne « non stable ». Alors que la résistance contre l’AP avait précédé le martyre de Banat, il vaut la peine de faire remarquer à quel point la brutalité de l’AP fut plus flagrante encore après cela. Les protestataires furent assaillis à coups de gaz lacrymogènes et de grenades incapacitantes, des femmes qui manifestaient furent harcelées sexuellement et on leur confisqua leurs téléphones, d’où il s’ensuivit fréquemment que des photos privées prises avec leur caméra furent abondamment publiées en ligne.

Un autre aspect critique du désespoir de l’AP réside dans l’accroissement de la « coordination sécuritaire » avec l’occupation israélienne. Par le biais de cette coordination, l’appareil sécuritaire palestinien a été utilisé pour réprimer la résistance palestinienne et incarcérer toute personne émettant un avis critique sur cet arrangement. Ce même système permet également aux forces sécuritaires palestiniennes de se retirer de zones sur le point de faire l’objet d’un raid de l’occupation, ou encore d’arrêter des Palestiniens recherchés par Israël. Ces pratiques sont dénoncées par la majorité du peuple palestinien, et nombreux sont ceux qu’elles poussent à traiter l’Autorité palestinienne de sous-traitants de l’occupation – ou, comme l’a écrit l’intellectuel et activiste palestinien Bassel al-Araj,

« une classe compradore tirant directement ses bénéfices de l’occupation ».

Il s’agit bien évidemment de descriptions correctes de l’AP, puisqu’elle a rejoint Israël et la communauté internationale dans la criminalisation de la résistance.

« Vous ne serez pas vaincu aussi longtemps que vous résisterez. »

Mahdi ‘Amel

Qahr (قهر) est un terme arabe fort. Il exprime un profond et douloureux sentiment de frustration et de ressentiment, souvent teinté de colère, face à la cruauté et à l’injustice.

Le peuple palestinien sait depuis longtemps ce que c’est que de se sentir qahr. Notre grande douleur à propos de ce qui nous a été pris et continue de l’être a animé notre résistance à la colonisation sioniste. Cette douleur ne vient pas d’un lieu de désespérance. Elle vient plutôt d’une conviction on ne peut plus profonde que nous et nos enfants méritons de mener des existences dans la liberté et dans la joie et que nous n’avons pas renoncé à en faire une réalité.

Nous méritons de donner naissance, sans crainte des centaines de check-points qui ont créé « une géographie sociale de l’horreur (…) marquée par la violence contre le voyage d’accouchement », où des femmes ont été forcées d’accoucher et ont connu des fausses couches à des taux dévastateurs. Après que nos enfants sont nés, ils méritent un environnement stable et sain – et non d’être « niés en tant qu’enfants » ou d’avoir le droit de vivre et d’exister comme des enfants systématiquement rejetés quand, au lieu de cela, il leur faut être témoins d’atrocités sans nombre. Contraints de grandir de la sorte, lancer des pierres contre les soldats envahisseurs devient une des rares choses sous leur contrôle. C’est considéré comme un crime « sécuritaire », selon la loi martiale israélienne, encore que nous sachions que c’est une forme de résistance, un rejet de l’oppression et du statu quo.

Ainsi donc, nous résistons à cette réalité politique hostile, où chaque aspect de la vie – qu’il soit biologique, culturel ou matériel – est exposé à un risque quotidien dans ce qui constitue une « zone de mort ». En tant que Palestiniens, nous résistons à cette zone de mort de mille façon différentes et interconnectées, alors qu’on prétend que c’est nous qui sommes obsédés par la mort.

Il n’est pas étonnant que le poème de Rafeef Ziadah, « Nous enseignons la vie, Monsieur », ait touché tant de Palestiniens. Dans ce poème, elle refoule l’audace oppressive de la demande que nous soyons les parfaites victimes dans le but de gagner la sympathie du monde.

Comme Rafeef Ziadah le demande, ne nous éveillons-nous pas chaque matin pour enseigner la vie au reste du monde ?

Quand nos prisonniers mettent des enfants profondément chéris au monde, crachant sur le système carcéral colonial via le passage de sperme en fraude, n’est-ce pas un acte d’amour révolutionnaire et de défi ? Apporter la vie dans la zone de mort, bouleverser la matrice de la domination qui perçoit nos enfants comme rien de plus qu’une menace démographique – existe-t-il un acte de rébellion plus sincère, plus déterminé pour faire jaillir la vie d’un endroit censé être notre tombe ?

 

Illustration par Nader Asmar du texte "Emprisonner la Palestine"

 

Walid Daqqah est un écrivain et activiste palestinien au nombre de ceux qui ont bouleversé le système d’une telle façon. Daqqah a vécu des décennies de torture physique et psychologique en prison, de même qu’il a subi une négligence médicale dévastatrice, autour d’un diagnostic de cancer. Comme d’autres « prisonniers sécuritaires » palestiniens, les visites conjugales lui sont refusées. Il a néanmoins une fille, Milad, qui est l’un des 110 enfants nés du « sperme libéré » de prisonniers palestiniens purgeant des sentences à long terme ou à vie. La procédure est souvent proposée gratuitement, puisqu’elle est perçue comme une « responsabilité sociale ». Pour les prisonniers palestiniens et leurs familles, cette forme de résistance est une source d’espoir et une façon de revendiquer le contrôle de leurs existences.

Via de tels actes de résistance, les structures de pouvoir dans les prisons sont renversées et l’autorité du geôlier cède et finit par révéler un ordre fragile, menacé par la moindre petite brise de perturbation. Aucune tactique n’éclaire mieux ceci que les grèves de la faim à grande échelle organisées par les prisonniers palestiniens. Ces grèves dissipent la notion de « normalité » de l’incarcération en chamboulant le statu quo et en utilisant les moyens de contrôle de leurs geôliers contre eux. Via les grèves de la faim, les prisonniers utilisent les dernières possessions de leur arsenal, les derniers outils qu’ils peuvent manier pour cracher dans l’œil de l’oppression : leurs corps et leurs vies. Ceci exemplifie le concept de nécro-résistance de Banu Bargu : soit la liberté, soit la mort. Les interviews, comme celles des grévistes de la faim, mettent l’accent sur le fait que cette grève est perçue comme « une mort pour la vie », une dénonciation de l’inhumanité de l’occupation et une revendication de sa propre humanité. Tout ceci se fait en résistance aux « technologies répressives du pouvoir » qui sont utilisées contre les captifs afin de les priver d’une existence normale.

Addameer, l’organisation de soutien aux prisonniers et de défense des droits humains répertorie les prisonniers palestiniens qui entreprennent des grèves de la faim massives et individuelles depuis 1968 au moins. Le premier martyr du Mouvement des prisonniers palestiniens a été Abdul Qader Abu al-Fahem, décédé après avoir été en grève de la faim et nourri de force. Le 2 mai 2023, Khader Adnan est à son tour devenu un martyr après une grève de la faim de 80 jours pour protester contre son emprisonnement. Adnan avait un passé de gréviste de la faim contre les autorités d’occupation, qui l’ont privé d’années de vie en recourant à la détention administrative, sans accusation ni procès.

Les grèves de la faim des prisonniers palestiniens suscitent la solidarité et des mobilisations dans les rues en vue de les soutenir. Le danger que cela représente pour Israël est évident dans la façon brutale dont il réprime les grévistes de la faim en recourant à des tactiques oppressives comme

« sortir les captifs de leur cellule, les déshabiller et se moquer de leurs corps étiques ; organiser des fouilles de provocation dans la cellule, confisquer le peu de biens qu’il leur reste ; annuler tous les droits, comme le droit d’accès à des quotidiens ou à la radio ; réduire les temps de pause ; surpeupler les cellules ».

Ils recourent également au tabassage et diffusent de fausses rumeurs, espérant ainsi briser le moral du prisonnier. Ils prétendent que la grève de la faim est terminée et que d’autres prisonniers font en effet la fête pendant qu’eux mouraient de faim. Lors de la grève de la faim des prisonniers, en 2017, les autorités carcérales israéliennes ont diffusé une vidéo d’un dirigeant de la grève de la faim, Marwan Barghouti, qui, prétendument, était en train de manger dans sa cellule. De façon bien commode, on ne peut voir son visage et les autorités carcérales ont refusé d’autoriser la moindre inspection de vérification de la prise de vue. La chose a été largement perçue comme une autre tentative de guerre psychologique contre les prisonniers palestiniens, puisque la falsification de vidéos de façon à inventer des histoires trompeuses est une tactique israélienne bien connue.

Malgré ces violations et ces tentatives en vue de mater la résistance, les prisonniers palestiniens se sont engagés dans des tactiques de désobéissance massive et ont arraché des concessions, ils ont revendiqué un certain niveau de dignité élémentaire, comme l’augmentation du nombre de visites, la réduction du surpeuplement dans les cellules, l’amélioration de la ventilation, des photos de famille annuelles, un meilleur accès au téléphone, la mise à disposition d’ambulances pour le transfert des prisonniers dans un état critique et même ne plus être forcés de s’adresser à leurs geôliers en leur donnant du « monsieur ».

Les prisonniers ont même été en mesure d’obtenir le droit d’accéder à des livres, de posséder leurs propres fournitures de bureau et de diriger des classes et des débats. Un cours politique a été développé par le biais d’efforts collectifs à partir d’échanges de savoir par des prisonniers universitaires vers des membres de la famille qui contournent des interdictions de livres en modifiant la couverture de certains livres, en déguisant certains matériaux par des photos de célébrités et même en avalant de petits rouleaux de transcriptions de textes manuscrits transformés en capsules qu’on peut faire entrer ou sortir en secret des cellules. Les cellules de prison sont devenues des centres d’enseignement et de diffusion de la pensée libératoire et de discussion sur la façon de poursuivre la lutte – des sortes de phares qui illuminent les ténèbres du cachot.

Bien d’autres actions de la vie quotidienne se muent en insubordination quand votre culture tout entière est menacée d’oblitération. Même en créant notre broderie traditionnelle, le tatreez, nous résistons à notre mort et à notre oblitération. C’est un fait dont Israël est bien conscient, en essayant en de nombreuses occasions de coopter cette pratique d’héritage comme étant la sienne. Une organisation de femmes bédouines palestiniennes a été trompée en créant une robe présentant un tatreez traditionnel pour le designer israélien Aviad Arik Herman. On ne leur avait pas dit qui était le designer ni que le but de la commission devait être utilisé dans une collecte de fonds de la New York Fashion Week (Semaine new-yorkaise de la mode) accueillie par une agence de New York qui fait la promotion des designers israéliens. Dans un autre cas, une robe de mariage palestinienne ornée de broderies qui avait été abandonnée en plein nettoyage ethnique en 1948 avait été vendue aux enchères par le fils d’un membre d’une milice sioniste qui prétendait qu’il l’avait trouvée dans une maison palestinienne « abandonnée ». Avec de telles tentatives méprisantes d’oblitération discursive et physique, le tatreez que les Israéliens ont tenté de revendiquer comme leur est aujourd’hui brodé dans un esprit de contestation au sein des murs des prisons israéliennes, malgré une répression de plus en plus violente de cette pratique.

 

Illustration par Nader Asmar du texte "Emprisonner la Palestine"

Il existe d’innombrables exemples de défi des murs de la prison parmi lesquels choisir puisque tant d’entre nous et d’entre ceux qui nous sont chers ont connu des expériences avec l’incarcération ou l’ont vécue personnellement. Depuis 1967, plus de 800 000 Palestiniens ont été incarcérés, et environ 40 pour 100 de la population masculine adulte a vu l’intérieur d’un centre de détention ou d’une prison. Pour nous, il est clair à quel point l’occupation est nécessairement punitive et nous contrôle et, de ce fait, être jeté dans une prison israélienne pour avoir résisté est un motif de fierté, et non de honte. Les prisonniers émergent de leurs sentences en tant que dirigeants respectés de la société et ils sont salués par des processions, avec des fleurs et des célébrations. En 2011, il y a eu un échange de prisonniers lors duquel plus de 1 000 prisonniers palestiniens ont été libérés en échange d’un seul soldat israélien capturé. Ils ont été libérés au milieu de feux d’artifice et de rassemblements, de coups de klaxon, de voitures débordant de jeunes agitant des drapeaux, de chants patriotiques diffusés par des haut-parleurs, d’un immense mariage de masse et de la déclaration d’une journée nationale de fête. L’un des hommes libérés a remercié la résistance « pour nous voir ramenés comme héros libérés ». Les prisonniers relâchés signalent joyeusement leur retour dans leurs communautés en répudiant leurs geôliers, même quand ces célébrations sont activement étouffées sous des menaces de violence, avec le ministre israélien de la sécurité nationale qui ordonne à la police d’empêcher ces célébrations et qui réclame l’instauration de la peine de mort.

Les prisonniers palestiniens libérés font face à ces menaces et tentatives d’intimidation avec le soutien entier d’une société qui a pris fait et cause pour eux. Cela apparaît clairement dans les récits d’engagement amoureux qui tiennent pendant des années, voire des décennies, jusqu’à ce qu’un prisonnier fiancé soit libéré. Les familles des prisonniers politiques jouissent d’un soutien social qui aide les enfants à s’adapter au traumatisme d’un parent absent, et de modestes formes de soutien financier, une politique qui, naturellement, est violemment décriée par les sionistes.

Un autre témoignage d’adoption sociétale des prisonniers peut être trouvé sur le campus de l’Université Al-Quds : le musée Abu Jihad pour le Mouvement des prisonniers. Baptisé d’après le nom de Khalil al-Wazir ou Abu Jihad, un chef de l’Organisation de libération de la Palestine en même temps qu’un combattant de la résistance, le musée a pour but de « reproduire l’expérience d’être emmené en prison » et il présente des écrits de prisonniers, présentant ainsi les perspectives des personnes incarcérées comme nobles et dignes de considération. En le faisant, il résiste aux forces qui ont emprisonné les sujets du musée, les prisons elles-mêmes, et même la prison bien plus grande évoquée par le Mur de l’apartheid à proximité du musée.

La résistance des prisonniers palestiniens a également servi d’inspiration aux innombrables autres et a contribué à cimenter une solidarité internationale radicale entre les peuples opprimés. Par exemple, les poèmes de Samih al-Qasim, repris dans l’anthologie de la poésie révolutionnaire palestinienne, Enemy of the Sun (Ennemi du soleil), ont été paraît-il été découverts parmi la collection de livres dans la cellule du Black Panther George Jackson. Il avait été tellement ému par ces poèmes qu’il les avait transcrits sur parchemin afin de les partager avec d’autres détenus. C’est ce qui avait abouti à l’attribution par erreur de ces poèmes à lui-même, puisqu’ils avaient été publiés sous son nom dans le journal du Black Panther Party après sa mort. Cet indéfectible lien de solidarité a été et est toujours resté célébré en Palestine de nos jours.

Aujourd’hui, plus que jamais, il reste d’une importance cruciale de centrer toute discussion sur la libération palestinienne via l’objectif de l’abolition et du rejet total de la carcéralité. Dans ce contexte, l’incarcération n’a pas seulement trait aux prisons et aux prisonniers, mais concerne chaque aspect de notre vie. Dès le moment de la naissance, les Palestiniens doivent lutter contre le fait qu’ils sont criminalisés s’ils veulent exister. Nous sommes surveillés et censurés, notre oppression est normalisée et nos corps sont rassemblés et enfermés dans diverses prisons à ciel ouvert et fermées.

Ces tactiques ont toujours révélé plus de choses sur le geôlier que sur le prisonnier et la logique inhérente à l’appareil carcéral est partagée entre toutes les forces oppressives. Alors que le but est de projeter force et pouvoir, ce qu’il divulgue en lieu et place est la crainte, l’insécurité et le doute de soi. Le fait de recourir à l’enfermement des rappels gênants d’un système tordu trahit la faiblesse de ce dernier, une société incapable de fonctionner sans méchants fabriqués de toutes pièces et sur lesquels les maux du monde peuvent être épinglés.

Ce n’est rien d’autre qu’une tentative en vue de masquer le soleil à l’aide d’un tamis.

Comme les contradictions de la colonie de peuplement israélienne sont de plus en plus aiguës, la brutalité de la répression s’accroît en proportion. Ce pourrait être perçu comme une continuation sur plus d’un siècle des tentatives en vue d’éteindre la résistance palestinienne. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces efforts ont connu des ratés, puisque la résistance sous toutes ses formes a gagné en acharnement et que les voix des prisonniers palestiniens ont percé les murailles de silence érigées par leurs bourreaux. Leur désir de mettre en cage une nation entière ne se réalisera pas. Nous leurs survivrons à tous.

Comme l’a écrit Rashid Hussein, le poète palestinien en exil :

« Ne sois pas triste, ma chérie !

Me mettre en prison, comme ils l’ont fait, est très facile !

Mais que peuvent-ils faire à propos du soleil

Qui brille dehors et qui nourrit de nouveaux rebelles ? »

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Rawan Masri est doublement diplômée de l’Université de Californie du Sud en Études sur le Moyen-Orient et en Sciences politiques. Elle a également acquis une mineure en arabe. Elle est actuellement traductrice et chercheuse pour un musée à Ramallah où, avec son mari Fathi, elle a contribué à rédiger la collecte des ressources DecolonizePalestine.com pour animateurs et pour les personnes désirant en savoir davantage sur la Palestine. Alors qu’elle était aux États-Unis, elle était présidente de sa section locale d’Étudiants pour la justice en Palestine, où elle a contribué à diriger des actions de solidarité. En Palestine, elle a travaillé et continue de le faire avec des organisations féministes et d’autres groupes de travail.

Fathi Nemer est titulaire d’une maîtrise en Sciences politiques de l’Université de Heidelberg, en Allemagne. Sa thèse se concentrait sur les différentes conceptions des solutions politiques et de la libération parmi les jeunes Palestiniens. Fathi Nemer est chercheur et auteur et vit actuellement à Ramallah. Précédemment, il a été enseignant assistant dans un programme sur la démocratie et les droits humains à l’Université de Birzeit. Il est le principal auteur de ce que publie le site DecolonizePalestine.com, une collecte de ressources et d’informations sur la Palestine qu’il a cofondée avec son épouse Rawan Masri.

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Publié le 19 juin 2023 sur Scalawag Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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