La violence à Ein al-Hilweh : un prisme des luttes de pouvoir régionales

Un calme provisoire règne à Ein al-Hilweh après la conclusion d’un cessez-le-feu jeudi soir, lequel a mis un terme au tout dernier épisode de violence qui a perturbé la vie quotidienne du plus grand camp de réfugiés palestiniens du Liban ainsi que de la ville toute proche de Sidon (Saïda).

 

14 septembre 2023, camp de réfugiés d’Ein al-Hilwey, à Sidon (Saïda), au Liban : des Palestiniens portent le corps d’un combattant du Fatah tué au cours d’affrontements avec des combattants islamiques.

 

Maureen Clare Murphy, 16 septembre 2023

Des combats acharnés entre des combattants des factions palestiniennes du Fatah et des milices islamiques cantonnées dans le camp ont éclaté à plusieurs reprises, depuis fin juillet.

Ces mêmes derniers jours de juillet ont assisté à la tentative d’assassinat de Mahmoud Khalil, un combattant islamique (en lieu et place, c’est un de ses compagnons qui a perdu la vie), et à l’assassinat, apparemment en guise de représailles, d’Abu Ashraf al-Armoushi, un commandant militaire du Fatah, et de quatre de ses gardes du corps.

Treize personnes ont été tuées, dans les jours qui ont suivi.

Le Fatah a exigé que lui soient livrés les combattants soupçonnés d’implication dans l’assassinat d’al-Armoushi le 30 juillet.

Sept combattants, rapporte-t-on, ont été tués à Ein al-Hilweh ce seul 13 septembre.

Le 10 septembre, des tirs d’artillerie de l’intérieur du camp ont, paraît-il, frappé deux bases de l’armée libanaise, blessant cinq soldats, dont un grièvement.

Selon l’UNRWA, l’agende de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, 18 personnes ont été tuées et quelque 140 blessées à Ein al-Hilweh depuis le 7 septembre.

Environ 60 000 personnes vivent à Ein al-Hilweh, dont au moins 35 000 réfugiés palestiniens enregistrés à l’UNRWA.

Le camp est entouré d’un mur de béton ponctué de miradors et de check-points grâce auxquels l’armée libanaise contrôle les mouvements d’entrée et de sortie du camp. Mais, conformément à un accord du Caire de 1969, officiellement annulé et pourtant toujours observé depuis, l’armée n’opère pas à l’intérieur d’Ein al-Hilweh.

Comme l’explique The New Arab,

« alors que le camp reste sous la souveraineté du Liban, sa gouvernance pratique est assumée par les Palestiniens ».

« Cela signifie que la sécurité et l’administration à l’intérieur du camp sont soumises à la juridiction des comités populaires et des factions palestiniennes, et que cette juridiction sert de plaque tournante pour de nombreux groupes armés rivaux. »

Du fait qu’Ein al-Hilweh est le plus grand camp de réfugiés palestiniens du Liban, son contrôle est perçu comme un enjeu majeur.

The New Arab ajoute :

« Alors que le Fatah, la principale faction de l’Organisation de libération de la Palestine, a traditionnellement gardé son influence sur les camps palestiniens au Liban, sa direction a été confrontée à diverses contestations, ces dernières années. »

« Dans ce contexte, maintenir le contrôle sur Ein al-Hilweh est vital pour qu’il réaffirme sa position prépondérante. »

Et, alors que les factions rivalisent pour le contrôle du camp, sa population reste démunie et privée de droits.

Des décennies durant, le Liban a empêché les réfugiés palestiniens – des personnes qui ont été chassées de leur patrie par les milices sionistes à l’époque de la création d’Israël, ainsi que par leurs descendants – de s’intégrer économiquement et socialement.

Pendant ce temps, le Liban ne cesse de tituber sous une crise économique dévastatrice. Au beau milieu de cette crise et alors qu’on a assisté à un gros afflux de réfugiés syriens fuyant la guerre en Syrie, les Palestiniens qui vivent au Liban depuis des décennies constituent peut-être sa population la plus marginalisée.

Israël porte également une très grande responsabilité dans la situation de plus en plus grave des Palestiniens au Liban.

Les réfugiés palestiniens au Liban restent dans cette situation parce qu’Israël refuse de leur permettre d’exercer leur droit au retour dans leur patrie – alors que ce droit est repris dans les lois internationales – parce qu’ils ne sont pas juifs.

Avec peu d’autres moyens de survie, nombre de jeunes prennent les armes en échange d’une rémunération versée par l’une ou l’autre des factions politiques du camp, dont le Fatah, la plus en vue d’entre elles. Ghettoïsé, Ein al-Hilweh a la réputation d’être un lieu sans loi et les brefs épisodes de combats entre factions n’ont rien de neuf.

 

Une dynamique régionale

Cependant, c’est toute une dynamique régionale qui alimente l’instabilité actuelle à Ein al-Hilweh, et c’est ainsi que, cette fois, il y a davantage en jeu qu’une simple guerre de territoire entre factions.

Une analyse dominante prétend que le Hezbollah et le Hamas considèrent les récents combats entre le Fatah et les forces islamique comme une opportunité d’affaiblir le Fatah.

L’organisation de résistance chiite libanaise, le Hezbollah, soutenue par l’Iran, exerce une terrible influence sur ce qui se passe dans le sud du Liban, où se trouve la ville de Sidon (Saïda).

Les organisations islamiques anti-chiites qui combattent le Fatah à Ein al-Hilweh se sont précédemment engagées dans une lutte contre le Hezbollah en Syrie. Malgré cette hostilité intrinsèque, le Hezbollah peut trouver une utilité temporaire dans les organisations islamiques, avec lesquelles son proche allié le Hamas entretient de bonnes relations en tant que bélier contre le Fatah.

Un Fatah affaibli, assure cette analyse, contribuerait à résister à l’agenda de la normalisation et à permettre le renforcement de l’axe de résistance dans les camps du Liban avant toute confrontation régionale avec Israël.

Une faille géographique et politique sépare le Fatah, dont le chef Mahmoud Abbas préside l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, et le Hamas, qui cherche à répandre la résistance armée de Gaza à la Cisjordanie.

Pendant ce temps, l’Autorité palestinienne sert de bras policier au service de l’occupation israélienne en arrêtant les agents de la résistance armée en Cisjordanie.

Majed Faraj, le chef des renseignements de l’Autorité palestinienne, s’est rendu en visite au Liban et y a rencontré de hauts responsables du gouvernement peu avant l’assassinat d’Abu Ashraf al-Armoushi et les affrontements qui s’en sont suivis. La proximité de sa visite et des troubles en cours à Ein al-Hilweh a grandement favorisé l’idée que Ramallah avait joué un rôle dans l’instigation de cet assassinat.

Pendant tout ce temps, un nombre croissant de pays arabes normalisent leurs relations avec Israël, ce qui marginalise plus encore la lutte de libération palestinienne, malgré le rejet très répandu de la normalisation parmi le public arabe.

Un gros titre du journal libanais Al-Akhbar de mercredi pose une question : « Ein al-Hilweh : Le cessez-le-feu dépendrait-il de la réconciliation du Fatah et du Hamas ? »

 

Une crise humanitaire exacerbée

Alors qu’une grande ambiguïté demeure, les complexités entre Palestiniens et les complexités régionales jouent certainement leur rôle dans les quartiers d’Ein al-Hilweh, dont les limites constituent les points chauds des confrontations.

En août, l’UNRWA faisait savoir que

« cette escalade localisée de la violence dans le camp, qui se trouve à l’intérieur de la troisième plus grande ville du pays, doit être comprise dans le contexte de la dynamique politique régionale, intra-palestinienne et propre au pays d’accueil ».

« Le camp a fini par devenir une sorte d’agrandisseur des divers acteurs rivalisant pour le pouvoir et le contrôle »,

a ajouté l’UNRWA.

« Les besoins humanitaires parmi les résidents du camp sont élevés et ils augmentent encore, exacerbés principalement par une discrimination systémique s’étalant sur plusieurs générations, par de mauvaises structures de gouvernance, par les crises financières et économiques sans précédent qui affectent le pays et par l’inégalité sociale et économique vécue par les réfugiés palestiniens. »

Étant donné la nature prolongée des contradictions facilitant la violence de ces derniers mois, certaines personnes bien au fait de la situation à Ein al-Hilweh croient, dit-on, que les combats vont se poursuivre.

Dans l’intervalle, l’UNRWA qui, à la manière d’un gouvernement, délivre des services élémentaires aux réfugiés palestiniens au Liban, est au bord de l’effondrement après des années de sous-financement chronique, et ce, dans le même temps que les besoins ne cessent de croître.

Les conséquences d’une implosion de l’UNRWA sont malaisées à imaginer, puisqu’elles annuleraient des décennies de bénéfices en développement humain et causeraient probablement un soulèvement tant en Palestine et dans les pays d’accueil – et particulièrement, comme le fait remarquer l’International Crisis Group, un comité d’experts qui reflète les agendas des EU et d’autres pays occidentaux,

« si les Palestiniens perçoivent que ces suppressions signifient la perte de leur statut de réfugiés ».

Les huit écoles de l’UNRWA logées dans deux complexes d’Ein al-Hilweh ont été transformées en bases pour les organisations armées, empêchant le retour de près de 6 000 écoliers, alors que la nouvelle année académique va débuter au début du mois prochain.

L’agence espère moderniser quelque peu d’autres de ses écoles afin d’y accueillir les enfants des réfugiés palestiniens du camp.

Jeudi, quatre installations de l’UNRWA servant d’abris temporaires pour les résidents déplacés en raison des combats, arrivaient à saturation de leur pleine capacité d’accueil.

Certains résidents déplacés séjournaient avec leurs proches dans la région de Sidon (Saïda) ou dans d’autres camps ou régions du Liban.

 

Le spectre de Nahr al-Bared

Ein al-Hilweh n’a pas été soumis à une destruction totale, comme ce fut le cas à Nahr al-Bared, dans la région la plus au nord au Liban, au cours et à la suite d’une bataille de plusieurs mois entre l’armée libanaise et les combattants salafistes qui avaient infiltré le camp de réfugiés en 2007.

Plus de 27 000 réfugiés palestiniens avaient été forcés de quitter leurs logements à Nahr al-Bared, et des milliers sont toujours déplacés plusieurs années plus tard.

Alors que le sort de Nahr al-Bared n’a pas échu à Ein al-Hilweh, comme certains l’avaient craint, particulièrement après les blessures infligées à un soldat et qui avaient mis sa vie en danger, les ramifications de l’actuelle violence auront des suites bien au-delà du camp.

Selon un reportage publié début août par le journal libanais An-Nahar,

« l’Autorité palestinienne a l’intention de consolider son contrôle sur les camps de réfugiés palestiniens au Liban, et ce, dans un effort en vue de déjouer les tentatives du Hamas de s’assurer lui-même leur contrôle ».

Le journal d’ajouter que les affrontements

« pourraient préparer la voie à de nouvelles violences et, notamment, conduire à la chute du mouvement Fatah ».

En fait, rien de tel ne s’est produit. Toutefois, le Hamas, avec la protection du Hezbollah, a tiré parti de la crise à Ein al-Hilweh « pour se positionner en tant que médiateur ou influenceur dans le cessez-le-feu et les arrangements sécuritaires », comme l’a fait remarquer le journaliste libanais Souhayb Jawhar.

Une relance de l’appel au désarmement des factions palestiniennes au Liban est très possible dans le sillage des combats d’Ein al-Hilweh.

Après une guerre civile sanglante et les invasions israéliennes des années 1970 et 1980, certains secteurs du Liban craignent qu’une présence accrue dans le pays des organisations de la résistance palestinienne ne se mue une fois encore en une arène de la confrontation armée entre les Palestiniens et Israël.

Il y a 41 ans cette semaine, des combattants des milices des Forces libanaises alliées à Israël massacraient au moins 3 000 réfugiés palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila à Beyrouth.

Le massacre avait été rendu possible après qu’un accord de cessez-le-feu concocté par les EU et dégagé quelques semaines plus tôt avait stipulé que l’Organisation de libération de la Palestine devait retirer son personnel militaire et politique du Liban, laissant ainsi les civils sans défense dans les camps.

Dans l’intervalle, ces derniers mois, les tensions entre le Hezbollah et Israël se sont accrues le long de la frontière sud du Liban, préparant ainsi les conditions d’une nouvelle confrontation à part entière, comme la guerre de 2006 qui s’était traduite par plus de 1 100 morts au Liban, dont une majorité de civils, et la destruction délibérée de nombreuses infrastructures civiles du pays.

Cette guerre s’était terminée par une défaite militaire sans précédent pour Israël (l’analyste militaire de Haaretz, Amos Harel, l’avait qualifiée d’« échec retentissant ») et avait marqué un « accomplissement historique et stratégique » pour la résistance, selon le dirigeant du Hezbollah, Hassan Nasrallah.

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Maureen Clare Murphy est rédactrice en chef de The Electronic Intifada.

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Publié le 16 septembre 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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