L’Allemagne soutient Netanyahou pour la même raison qu’elle avait créé Hitler

La position de l’Allemagne prouve que, malgré les horreurs infligées par l’impérialisme allemand à l’humanité au 20e siècle, la classe dirigeante allemande a été à même de sauvegarder la base idéologique et matérielle du fascisme.

 

Le soutien de l’Allemagne au génocide israélien à Gaza a provoqué une immense colère.

Le soutien de l’Allemagne au génocide israélien à Gaza a provoqué une immense colère. (Photo : Michael Kuenne / ZUMA Press)

Pawel Wargan, 24 janvier 2024 

Le 12 janvier, le jour qui commémore la révolte en 1904 du peuple héréro contre le colonialisme allemand, le gouvernement d’Olaf Scholz annonçait qu’il interviendrait à la Cour internationale de justice afin de s’opposer à l’accusation de génocide formulée par l’Afrique du Sud contre Israël. La démarche allait susciter une très large indignation.

Le lendemain, la présidence de la Namibie publiait une déclaration énergique condamnant cette décision.

« C’est sur le sol namibien que l’Allemagne a commis le premier génocide du 20e siècle »,

disait la déclaration.

« À la lumière de l’incapacité de l’Allemagne à tirer des leçons de son histoire horrible, le président Hage G. Geingob exprime sa profonde préoccupation à propos de cette décision choquante. »

Il vaut la peine que l’on s’arrête un instant sur ce mot, « incapacité ». Ils sont nombreux, parmi ceux qui ont condamné la décision de l’Allemagne, à l’avoir qualifiée d’« échec », de « faillite » (failure).

L’Allemagne, prétendaient-ils, a une responsabilité sacrée envers l’humanité pour son rôle durant la Seconde Guerre mondiale. Elle a échoué dans (ou failli à) cette responsabilité.

Mais, si la décision de l’Allemagne est un échec, ses actions sont alors une aberration, une déviation par rapport à certaine norme historique attendue.

« Échec » remplace la complicité ouverte par l’omission. Elle remplace le systémique par le particulier.

Au lieu de cela, la position de l’Allemagne prouve que, malgré les horreurs infligées par l’impérialisme allemand à l’humanité au 20e siècle, la classe dirigeante allemande a été à même de sauvegarder la base idéologique et matérielle du fascisme.

Plutôt qu’un « échec », dans ce cas, la politique allemande représente un succès remarquable. Elle témoigne de la grande résilience de la mentalité coloniale.

Et cela montre clairement qu’une condamnation morale – ou, pire encore, une « culpabilité » autodésignée – constitue un cadre inadéquat via lequel établir une responsabilisation dans des crimes de domination impériale et coloniale.

 

Un héritage misérable

La position de l’Allemagne est un don pour ceux d’entre nous qui se considèrent comme des anti-impérialistes. Elle démantèle l’une des défenses centrales de l’ordre impérial.

Depuis des décennies, l’Europe et l’Amérique du Nord s’emploient à couper le nazisme de la tradition coloniale qui l’a engendré. Le mal singulier de l’Holocauste est devenu la source de la « culpabilité » singulière des Allemands – un mécanisme qui a lavé en même temps les misérables héritages de l’ordre colonial élargi et obscurci les fils qui liaient son histoire sordide à l’époque présente.

Si le nazisme était seul dans les annales de la barbarie humaine, tout le reste pourrait alors être mis de côté : les exterminations, l’asservissement, les famines, le pillage.

Le génocide du peuple héréro – et l’incapacité flagrante de l’Allemagne à aborder cet héritage – fournit une réprimande immédiate. C’est dans la Namibie de l’époque moderne que la Chancellerie impériale allemande enregistra peut-être la première utilisation du terme Konzentrationslager – le camp de concentration – pour décrire un instrument d’extermination massive.

Entre autres violences, des détenus furent torturés, affamés, exploités jusqu’à ce que mort s’ensuive, condamnés à la maladie et soumis à des expérimentations médicales. La plupart étaient des femmes et des enfants.

En guise de châtiment cruel pour la révolte de 1904, l’Allemagne tua plus de 65 000 Héréros en quatre ans et plus de 10 000 Nama qui avaient eux aussi osé se dresser contre sa domination. C’est en Namibie que l’Allemagne perfectionna les outils qu’elle allait utiliser quelques décennies plus tard sur les communistes, les juifs, les Rome, les Sinti, les homosexuels et les malades mentaux.

Mais la soumission de la Namibie ne fournit qu’une partie de cette misérable boîte à outils.

 

L’« Ouest sauvage » d’Hitler

Adolf Hitler chercha à conquérir l’« Est sauvage » et à bâtir une nation asservie de Slaves – un peuple qui, en vertu des violences passées que leur avaient fait subir des dirigeants comme Charlemagne, fournit la racine étymologique du mot « esclave ». Hitler envisagea un projet colonial de peuplement qui allait garantir un « espace de vie » aux Volksdeutsche – ou « membres de la nation allemande » – et oblitérer les « sous-hommes bolcheviques ».

Il trouva un modèle dans la « destinée manifeste » des États-Unis et leur projet d’expansion vers l’ouest.

En 1928, Hitler remarqua avec approbation comment les colons américains

« avaient abattu des millions de Peaux-Rouges et les avaient réduits à quelques centaines de milliers et, désormais, gardaient ce qu’il en restait dans une cage pour les observer ».

Hitler allait donc créer un « Ouest sauvage » à l’est de l’Allemagne.

De cette façon, le nazisme faisait avancer la tradition coloniale européenne contre la pire menace qui apparût jamais contre elle : l’Union soviétique.

Non seulement, la contre-offensive soviétique anéantit les rêves du Troisième Reich et libéra l’Europe de l’impérialisme fasciste, mais elle projeta aussi une ombre permanente sur le mythe de la « culpabilité » allemande.

Après tout, l’Union soviétique fut la première cible des Allemands. Hitler promit que l’Allemagne allait se dresser comme le « rempart » de l’Occident contre le bolchevisme – une position qui, un certain temps, trouva un large soutien parmi la classe dirigeante occidentale.

Par le biais de sa guerre d’extermination et d’asservissement, le projet colonial nazi coûta la vie, estime-t-on, à quelque 27 millions de Soviétiques.

En recourant à la famine délibérée, à la maladie, aux exécutions massives, il massacra 3,5 millions de prisonniers de guerre soviétiques, les considérant comme des Untermenschen – c’est-à-dire des sous-hommes. C’est au départ pour eux qu’Auschwitz fut construit.

L’Allemagne extermina systématiquement un Biélorusse sur quatre, souvent en enfermant de force des populations villageoises entières dans des granges et des églises, en y boutant le feu et en abattant toute personne qui osait tenter de s’échapper. Les crimes sont trop épouvantables et trop nombreux pour être détaillés ici.

Si l’Allemagne fut forcée par sa « culpabilité » à payer des réparations à Israël des décennies durant après la guerre, pourquoi ses réparations à l’Union soviétique cessèrent-elles dans les quelques années qui suivirent sa défaite ? En violation de l’accord de Potsdam, les zones sous occupation occidentale cessèrent leurs paiements aux Soviétiques avant que les cendres de la guerre fussent retombées.

L’URSS ne put que combler le fossé par des transferts de technologie provenant de sa propre zone d’occupation dans l’Est, ce qui s’avéra un fardeau majeur pour le développement du jeune État socialiste.

Ce ne fut pas le cas avec Israël.

Konrad Adenauer, alors chancelier de l’Allemagne de l’Ouest, parla franchement, quand il rencontra David Ben-Gourion, le tout premier Premier ministre d’Israël, en 1960.

Adenauer dit :

« Nous vous aiderons, pour des raisons morales et pour des raisons de politique pratique. Israël est la forteresse de l’Occident, Israël doit se développer dans l’intérêt du monde entier. »

Ces transferts – sous forme d’assistance financière, de ventes d’armes et de couverture diplomatique – n’ont toujours pas cessé aujourd’hui.

Ici, il s’avère que le paiement des réparations revêt un caractère purement politique, que c’est un instrument pour encourager les alliés de l’impérialisme tout en étouffant le développement de ses adversaires.

Si l’Allemagne est contrainte par la « culpabilité » de soutenir Israël, pourquoi dans ce cas n’étend-elle pas le même soutien aux peuples de Russie et de Biélorussie ?

Au lieu de cela, les anciennes victimes de l’Allemagne ont conservé leur désignation en tant qu’Untermenschen.

 

« Ces gens meurent, tout simplement »

En 2022, la chercheuse allemande Florence Gaub canalisa la russophobie virulente qui explosait dans son pays en répétant un trope qui ne manquera pas de familiarité auprès des colonisés.

« Nous ne devrions pas oublier que, même si les Russes ont l’air européen, ils ne sont pas européens », dit-elle. « Dans un sens culturel, ils pensent différemment sur le plan de la violence ou de la mort (…) C’est pourquoi ils traitent la mort différemment, ces gens meurent, tout simplement. »

Quand un activiste allemand voulut savoir si le gouvernement allemand considérait le siège de Leningrad – qui coûta 1,5 million de vies humaines en 900 jours – comme un génocide, le ministère des Affaires étrangères d’Annalena Baerbock répondit que la Convention de l’ONU sur le génocide ne s’appliquait pas rétroactivement. Naturellement, ce statut des limitations ne semblait pas lier le Bundestag (l’assemblée parlementaire) qui, quelques mois plus tôt, avait reconnu une famine qui frappait l’Union soviétique comme étant un génocide en Ukraine, la mettant sur un pied d’égalité avec l’Holocauste dans un acte grotesque de révisionnisme historique.

Si l’Allemagne est si déchirée par la « culpabilité », pourquoi la République démocratique allemande (RDA) – socialiste – avait-elle pris fait et cause pour le peuple de la Palestine ?

Au niveau de la politique officielle, la RDA faisait la différence entre les juifs et l’État d’Israël – une position qui serait considérée comme une manifestation d’antisémitisme, dans l’Allemagne d’aujourd’hui.

La RDA voyait qu’Israël était profondément imbriqué dans le système de l’impérialisme dirigé par les EU. Elle collaborait étroitement avec les pays arabes et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) – y compris à un niveau militaire.

Le premier bureau de l’OLP en Europe de l’Est ouvrit ses portes à Berlin en 1973.

La RDA considérait le sionisme comme une « idéologie nationaliste réactionnaire de la grosse bourgeoisie juive ».

Ceci faisait écho à l’analyse des penseurs palestiniens comme Ghassan Kanafani, qui montra que la migration juive vers la Palestine entre 1932 et 1936 comprit un pourcentage significatif de capitalistes – en même temps qu’un prolétariat important. Ensemble, ils transformèrent la société agraire de la Palestine en une économie industrialisée bourgeoise avec un emploi réservé « à la seule main-d’œuvre juive ».

Cette politique d’exclusion raciale « devait avoir de graves conséquences », écrivait Kanafani,

« puisqu’elle conduisit à l’émergence rapide de modèles fascistes dans la société des colons juifs ».

 

« Jamais plus » doit signifier résistance

Les penseurs anticoloniaux percevaient le nazisme pour ce qu’il était. Il ne leur était pas étranger.

Ils voyaient la tempête venir et, quand elle passa, ils comprirent clairement ce qu’ils avaient vu. Son idéologie s’était déjà répandue dans leur monde.

En 1900, W.E.B. Du Bois avait prévenu que l’exploitation des colonisés allait être « fatale » aux « idéaux élevés de justice, de liberté et de culture » de l’Europe.

Des décennies plus tard, après les horreurs que le colonialisme allemand avait semées à travers l’Europe, le poète et penseur martiniquais Aimé Césaire allait répéter cette mise en garde – cette fois, comme une profonde accusation contre la société européenne :

« Ils disent : ‘Comme c’est étrange ! Mais qu’importe – c’est du nazisme, ça passera !’ Et ils attendent, et ils espèrent ; et ils se dissimulent la vérité, en disant que c’est de la barbarie, la barbarie suprême, le couronnement de la barbarie qui résume toutes les barbaries quotidiennes ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant, ils ont été ses victimes, ils ont été ses complices ; qu’ils ont toléré ce nazisme avant qu’il ne leur soit infligé, qu’ils l’ont absous, qu’ils ont fermé les yeux sur lui, qu’ils l’ont légitimé, parce que, jusqu’alors, il n’avait été appliqué qu’aux peuples non européens ; qu’ils l’ont cultivé, ce nazisme, qu’ils en sont responsables et qu’avant d’engloutir tout l’édifice de la civilisation occidentale, chrétienne dans ses eaux rougies, il suinte, il s’infiltre et il coule de chaque lézarde… Au fond de l’impasse qu’est l’Europe… il y a Hitler. Au fond du capitalisme, qui a hâte de survivre à son époque, il y a Hitler. »

Le don de l’Allemagne aux forces progressistes est précisément qu’elle a dévoilé la continuité du projet colonial.

L’Allemagne ne soutient pas le génocide juif en dépit de l’Holocauste. Elle soutient le sionisme pour la même raison qu’elle a donné naissance au nazisme.

Elle soutient Benjamin Netanyahou pour la même raison qu’elle a créé Adolf Hitler. Dans une ère de crise systémique, tous deux sont apparus comme des bastions de l’impérialisme occidental contre les Untermenschen rebelles, les sous-hommes – les gens qui « traitent la mort différemment », qui « meurent tout simplement ».

L’histoire de la domination coloniale et impériale a vu de nombreuses solutions finales – chacune n’étant limitée dans la barbarie que par les capacités technologiques de ses perpétrateurs et la force de la résistance dressée contre elles. C’est pourquoi les mots « jamais plus » se font entendre de Jakarta à Santiago, de Pyongyang à São Paulo, de Hanoï à Buenos Aires, de Kinshasa à Gaza.

Gaza est une répétition générale de la violence qui menace les travailleurs et les peuples opprimés de partout quand croissent en magnitude les crises de notre siècle. Telle est la tendance historique du capitalisme en déclin.

Aujourd’hui, les contours du combat de notre siècle – atténué par des décennies d’hégémonie impérialiste – apparaissent avec une très grande netteté.

D’un côté, un Axe du Génocide est en formation au moment où l’Allemagne, les EU, le Canada, le Royaume-Uni et d’autres remparts de l’ordre impérial interviennent dans le camp de l’extermination. De l’autre, nous trouvons un Axe de la Résistance constitué de ceux qui connaissent la face misérable du colonialisme.

Si « jamais plus » doit revêtir le moindre sens, cela doit vouloir dire rallier la résistance et démanteler le système impérialiste avant qu’il ne nous absorbe dans sa marche incessante vers la mort.

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Paweɫ Wargan est un chercheur et un animateur. Il coordonne le secrétariat de Progressive International (l’Internationale progressiste) et il a publié nombre d’articles dans Tribune, Monthly Review, Peace, Land, & Bread et dans bien d’autres publications.

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Publié le 24 janvier 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez également : L’Allemagne soutient le génocide, une fois de plus !

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