Ma visite à la prison de Damon, au sommet du mont Carmel : Ici, les détenues ne verront jamais la mer
Le 22 octobre, j’ai visité la prison de Damon sur les pentes du mont Carmel, près de Haïfa, afin d’y rencontrer des détenues palestiniennes. Cette visite ne ressemblait à rien aux autres. En fait, elle différait de chacune de toutes mes autres visites à d’autres prisons israéliennes.
Jinan Abdeh (Activiste des droits humains, J.A. est une avocate qui travaille dans le domaine des prisonniers et des affaires de torture), 2 février 2024
C’était la première fois que les prisons ouvraient leurs portes à des visiteurs suite à l’état d’urgence déclaré un peu plus tôt ce même mois. Toutes les visites avaient été supprimées, que le visiteur ait été un avocat, qu’il ait fait partie de la Croix-Rouge ou qu’il ait été un proche laissé dans l’ignorance, puisque les coups de fil avaient également été interdits.
J’avais soumis une requête en vue de pouvoir rendre visite à des détenues de la prison de Damon, non loin de ma ville de Haïfa. Le nombre de prisonnières avait grimpé initialement à 50, puis plus tard à 85 – alors qu’il n’était que de 28, juste avant le 7 octobre –, malgré la capacité de la prison, qui ne pouvait accueillir que 48 détenues. Rien que cela me mettait déjà en garde contre le surpeuplement et les conditions pénibles que devaient supporter les prisonnières et prisonniers palestiniens.
Je me rendais à la prison de Damon pour rendre visite à une prisonnière que j’avais déjà rencontrée précédemment, ainsi qu’à une autre qui avait été arrêtée tout récemment. En arrivant à la prison, située au sommet du mont Carmel, je remarquai la chute de température. Je garai ma voiture tout près, au plus bel endroit de la montagne, lequel surplombe directement la mer. Toutefois, les prisonniers ne peuvent voir cette beauté, puisqu’ils vivent derrière de hautes murailles et clôtures.
Je passai par les procédures routinières et présentai ma CI professionnelle et mon permis d’entrée avec les noms de prisonnières. J’attendais environ une heure en dehors de la prison – il n’y a pas de salle d’attente ni même de chaise pour s’asseoir. Finalement, je passai par la première entrée, où je tendis ma bouteille d’eau et la vidai de façon à pouvoir la remplir à nouveau sous les yeux du gardien de prison. Puis je franchis le portail électrique, de sorte qu’un deuxième gardien puisse m’accompagner dans la cour intérieure. J’attendis sa venue. Quand il fut là, il me fit descendre dans un couloir si étroit qu’il aurait à peine permis à deux personnes de s’y déplacer côte à côte.
Une porte secondaire s’ouvrit sur la petite cour intérieure qui reliait toutes les sections de la prison. L’autre porte se referma derrière moi. Nous marchâmes quelques douzaines de mètres, et une autre porte principale s’ouvrit sur une nouvelle cour intérieure, plus petite, cette fois. À droite, il y avait le local des avocats et, à gauche, des bureaux et une petite pièce avec du monde, remplie de nouveaux détenus. Je tentai de leur parler, mais le gardien me prévint : « Défense de parler ! » Je fis quelques pas en direction du local des avocats et fus choquée de voir des ballons à gaz, des barricades en plastique, des casques et des tenues de protection, le tout empilé au beau milieu de la cour : un signe de guerre. La situation était loin d’être ordinaire. L’atmosphère était tendue, avec un grand nombre de gardiens en position dans la cour et dans l’office.
Ma première cliente, puis ma seconde arrivèrent. Pour elles, ce fut comme si j’étais descendue du ciel. Cette journée marquait le premier jour où la prison ouvrait ses portes aux avocats après la proclamation d’un état d’urgence. Une collègue avocate était entrée dans la prison avant moi et, comme je passais devant elle au moment où elle sortait, elle murmura : « La situation ici est catastrophique. » Les détenues me firent part de ce que je redoutais le plus : mesures de répression, restrictions, agressions, surpeuplement des détenues dans des cellules exiguës, ce qui contraignait certaines d’entre elles à dormir à même le sol, isolement complet du reste du monde. Elles éprouvaient le besoin de partager leurs histoires et, en trois semaines, j’étais la première personne qu’elles voyaient, en dehors des travailleurs de la prison. Elles étaient inquiètes pour leurs familles et leurs êtres chers.
Je quittai la prison de Damon avec une mine d’informations et de plans en vue de mes démarches suivantes. Les conversations que j’avais eues allaient servir de témoignages cruciaux, au tribunal, dans l’appel que nous prévoyions de soumettre au nom de plusieurs organisations de défense des droits humains. Toutefois, la crainte du harcèlement et de la violence à l’intérieur même du centre de détention était grande et elle s’était encore accrue après qu’on avait appris que des prisonnières qui s’étaient plaintes de leur situation auprès d’un juge ou d’un avocat avaient dû affronter plus de violence encore. Les descriptions données par bien d’autres prisonnières étaient semblables et il y eut de nombreux témoignages répétés de violence et d’abus systématiques.
Je quittai le local des visites et ma dernière cliente sortit, accompagnée du gardien, vers le bloc cellulaire n° 3. Avant que je quitte la cour, les gardes se mirent à ajuster leurs casques, à trimballer des barricades en plastique et des ballons à gaz, juste au moment de prendre le chemin de la section. Je fus rapidement expulsée des lieux et je quittai la prison le cœur lourd, avec de fortes craintes à propos des détenues. Pour la première fois peut-être, j’éprouvai un sentiment d’impuissance face à cette réalité difficile.
Nous sommes inquiets pour tous les prisonniers, hommes et femmes, à propos des violences qu’ils pourraient subir au vu de l’état d’urgence proclamé dans les prisons, et de l’annonce par la Commission générale des affaires des prisonniers de restrictions dans les conditions de vie, dont l’espace vital et les nécessités élémentaires. Le moindre petit luxe ou confort qu’ont eu les prisonniers, hommes et femmes, jusqu’à présent, va leur être retiré dès demain. Le Service carcéral a confirmé dans une déclaration que des conditions et restrictions plus sévères constituaient une réponse à des besoins sécuritaires et qu’elles comprendraient le retrait de tous les avantages non essentiels. Par conséquent, les prisonniers ont été dépouillés de tous leurs appareils électriques et même les bouilloires ont été considérées comme étant non essentielles.
Les prisonniers se voient également refuser l’accès au magasin d’alimentation, la « Cantine », où jusqu’à présent, ils achetaient de la nourriture et des choses nécessaires avec l’argent déposé sur des comptes privés gérés par le Service carcéral. La Cantine se compose de quelques étagères avec un assortiment limité d’aliments, et ce n’est pas un vrai magasin comme on pourrait l’imaginer. La fourah, l’intermède d’une heure permettant de s’aventurer quelque peu dans la cour intérieure couverte et clôturée avec des ouvertures métalliques étroites par lesquelles les prisonniers pouvaient voir le ciel, a été interdite. Le ciel a été masqué et les prisonniers ne pouvaient plus voir la lumière.
Les portes des cellules ont été fermées sous prétexte d’empêcher les rencontres entre prisonniers et la moindre coordination entre eux. De même, les heures de douche ont été considérablement réduites. Les petites radios à transistor, achetées par les prisonniers avec leur allocation, ont été confisquées, ainsi que le seul récepteur de télévision qu’ils avaient acheté collectivement. Précédemment, les prisonniers partageaient les heures de vision des émissions télévisées et des infos selon un système interne qu’ils avaient discuté et qui leur donnait la possibilité de partager leur espace, ou plutôt leur manque d’espace, tout au long de leur temps d’incarcération, lequel, pour certains, pouvait couvrir toute leur vie.
L’électricité a été coupée dans les cellules durant toutes les heures de la journée, ce qui laisse les prisonniers constamment dans l’obscurité et le froid. Il n’y a pas de chauffage ni même assez de couvertures pour les protéger de la froidure hivernale. Du fait de la fermeture des portes et de l’interdiction des visites familiales, il n’est plus possible que les prisonniers rafraîchissent leur garde-robe. Soyons clair : il ne s’agit pas vraiment d’une garde-robe, ni même d’une penderie, puisque l’exiguïté des cellules ne le permet pas. Ici, les penderies consistent en de simples étagères aménagées par les prisonniers (à l’instar de toutes les autres simples qu’ils ont été forcés de créer en raison du manque de fournitures en provenance du Service carcéral, tels des couteaux pour couper la nourriture, puisque les couteaux sont interdits pour des raisons sécuritaires). Il n’y a pas de local pour permettre aux prisonniers d’échanger leurs tenues d’été contre des tenues d’hiver, que les familles apportent de chez elles, puisqu’il n’est pas permis aux prisonniers d’accumuler des vêtements à l’intérieur des cellules. Aucun des détenus récents n’avait de vêtements de rechange et, aux prisonniers plus anciens, on avait emporté leurs vêtements, si bien que la plupart d’entre eux ne disposaient plus que d’une pièce d’habillement. Nous avons appris de la part d’avocats et de témoignages d’anciennes détenues que les prisonniers étaient obligés de laver leurs sous-vêtements à la main et de les porter alors qu’ils étaient encore humides.
Les prisonniers ont toujours partagé un espace très limité, lequel, désormais, a encore rétréci. Les prisons sont surpeuplées, avec le nombre de détenus qui a augmenté par milliers depuis le 7 octobre 2023, ce qui fait que chaque prisonnier dispose désormais de moins de trois mètres carrés d’espace. Le cabinet de guerre israélien a sorti en urgence une Loi de la détention, permettant au ministre de la Sécurité intérieure de réduire l’espace de vie des prisonniers, de leur retirer leurs lits si nécessaire, et de les forcer à dormir sur des matelas posés à même le sol. Ces amendements ont été prestement appliqués. Nos craintes de voir les prisonniers soumis à des traitements inhumains et dégradants, voire à la torture, se sont accrues. Tout cela est en contradiction avec les lois et réglementations internationales concernant le traitement des prisonniers, dont la Convention contre la torture et les Règles Nelson Mandela.
Il y a également eu un blackout et tout un silence autour de l’information concernant les prisonniers en provenance de Gaza. Nombre de civils et de travailleurs ont été arrêtés et une majorité d’entre eux, affirment des rapports, ont été capturés dans des circonstances mystérieuses. Suite à la proclamation de l’état de guerre, Israël a annulé les permis de travail de milliers de travailleurs gazaouis, déclarant ces derniers illégaux et les jetant dans des prisons sous contrôle de l’armée, sans révéler la moindre information à propos de ces sites. Plus tard, des images ont circulé dans des médias montrant des arrestations humiliantes et des détenus à demi nus que l’on entassait dans des camions. L’armée elle-même a admis plus tard que « la plupart d’entre eux étaient des civils ».
Les préoccupations à propos des prisonniers, hommes et femmes, sont devenues très tangibles après l’annonce qu’un certain nombre de prisonniers étaient morts. Des avocats ont introduit des demandes de visite, qui ont été rejetées sous le prétexte de l’état d’urgence. Plusieurs organisations de défense des droits humains ont soumis un appel à la Cour suprême, la plus haute instance judiciaire du pays, mettant celle-ci en garde contre le danger de la situation et la possibilité que les détenus et prisonniers soient soumis à la torture. L’appel a été rejeté et la Cour suprême a adopté la réponse de l’État, citant une « nécessité sécuritaire » et rejetant l’affirmation des organisations prétendant que les conditions étaient « déraisonnables » et ne respectaient aucunement les droits les plus élémentaires.
Les détenues auxquelles j’ai rendu visite ce jour-là ont été relâchées plus tard dans le cadre d’un accord d’échange, en même temps qu’un nombre important d’autres prisonnières de la prison de Damon. Mais les arrestations quotidiennes se poursuivent et, une fois de plus, la prison est remplie. Alors que nous persistons dans notre lutte pour la justice et en défense des détenues, je me demande combien de femmes ont été arrêtées dans le seul temps qu’il m’a fallu pour écrire le présent texte.
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Publié le 2 février 2024 sur Raseef 22
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine