Le bâton de Yahya Sinwar
Célébrations, danses et drapeaux au vent, soldats distribuant des bonbons, sur la musique de Queen, Another one bites the dust : la joie était omniprésente en Israël à l’annonce de la mort de Yahya Sinwar, le chef du Hamas et l’homme le plus recherché du pays.
Luk Vervaet, le 10 novembre 2024
Le 16 octobre 2024, exactement un an et une semaine après le soulèvement du ghetto de Gaza, Yahya Sinwar a été tué par un char israélien qui a détruit l’immeuble dans lequel il se trouvait. Le porte-parole de l’armée israélienne (IDF) a déclaré que Sinwar était mort en tant que « paria traqué et vaincu ».
Applaudissements occidentaux
Comme il est d’usage dans l’Occident démocratique – rappelons les déclarations faites après les exécutions de Nicolae Ceausescu (1989), Cheikh Ahmed Yassine (2004), Saddam Hussein (2006), Mouammar Kadhafi (2011), et récemment après les exécutions de Qassem Souleimani, Ishmael Haniyeh, Hassan Nasrallah et bien d’autres – l’exécution réussie de Sinwar a également été accueillie par des applaudissements de la part des dirigeants des États-Unis et de l’Europe. Illustrations douloureuses de la profondeur et de l’impossibilité de combler le fossé avec les peuples du Sud et de la proximité de la gauche, de la droite et de l’extrême droite lorsqu’il s’agit de défendre l’impérialisme.
Les déclarations haineuses se succèdent de la part de régimes et de dirigeants qui, directement ou indirectement, ont sur la conscience la mort de centaines de milliers d’Afghans et d’Irakiens au cours des vingt dernières années. Ce sont les mêmes qui, l’année dernière, lors du vote des résolutions de l’ONU en faveur d’un cessez-le-feu pour arrêter le génocide à Gaza, ont voté contre ou se sont abstenus. Ceux qui ont fourni les armes pour tuer plus de 50 000 Palestiniens et en blesser plus de 100 000 autres depuis le 7 octobre 2023, selon les derniers décomptes de l’Observatoire Euro-Med des droits de l’homme. Des milliers d’autres sont toujours portés disparus sous les décombres (42 millions de tonnes !), on parle de 13 000 personnes, mais le nombre total est inconnu. À Gaza, les enfants qui ont survécu aux bombardements ne vont plus à l’école : 80 % des écoles et des universités ont été endommagées ou détruites.(1)
La démocrate Kamala Harris a déclaré qu’avec le meurtre de Sinwar, « justice avait été faite ». Le républicain Trump, qui s’était prononcé quelques semaines auparavant en faveur du bombardement des installations nucléaires iraniennes, a déclaré que la mort de Sinwar faciliterait la recherche d’une solution à la guerre dans la bande de Gaza. Le président américain Biden n’y est pas allé de main morte en comparant la mort de Sinwar à celle d’Oussama ben Laden :
« Pour mes amis israéliens, il s’agit sans aucun doute d’un jour de soulagement et de souvenir, semblable aux scènes observées aux États-Unis après que le président Obama a ordonné le raid visant à tuer Oussama ben Laden en 2011. »
Cette déclaration n’était pas son énième lapsus. Le département d’État américain a renchéri. Yahya Sinwar, selon le ministère, n’était ni plus ni moins qu’un second Hitler :
« Yahya Sinwar était un terroriste brutal et incorrigible, responsable du plus grand massacre de Juifs depuis l’Holocauste. Sans lui, le monde est devenu meilleur ». (2)
Déclaration reprise par le Premier ministre socialiste britannique Keir Starmer :
« Le Royaume-Uni ne pleurera pas la mort du chef du Hamas, le cerveau du jour le plus meurtrier de l’histoire juive depuis l’Holocauste ».
Annalena Baerbock, ministre allemande des Affaires étrangères du parti Die Grünen :
« Sinwar était un meurtrier brutal et un terroriste qui voulait détruire Israël et son peuple. En tant qu’instigateur de la terreur du 7 octobre, il a causé la mort de milliers de personnes et des souffrances incommensurables pour toute une région ».
Et Josep Borrell, socialiste espagnol (PSOE) et haut représentant de l’Europe pour les Affaires étrangères, a écrit sur X :
« Yahya Sinwar était un terroriste figurant sur la liste des terroristes de l’Union européenne. Il est responsable de l’horrible attentat du 7 octobre. Il a été un obstacle au cessez-le-feu indispensable et à la libération inconditionnelle des otages ».
Sic. Tous ceux qui ont osé, comme Mélenchon en France, qualifier l’assassinat de Sinwar d’erreur parce qu’elle signifiait justement la fin des négociations, ont reçu le reproche éculé d’apologie du terrorisme.
Sur la liste des terroristes à éliminer des États-Unis et de l’Union européenne
La mort de Sinwar est également l’œuvre des forces de sécurité américaines. Comme Nelson Mandela jusqu’en 2008, Sinwar figurait depuis 2015 (et donc bien longtemps avant le 7 octobre 2023 !) sur la liste américaine des hommes à abattre, mieux connue sous le nom de liste terroriste internationale. Depuis janvier 2024, il figurait sur la liste européenne des terroristes à éliminer.
« Depuis le 7 octobre 2023, a déclaré M. Biden, nos opérations spéciales et nos services de renseignement ont travaillé côte à côte avec leurs homologues israéliens pour traquer Sinwar et d’autres dirigeants du Hamas. Avec l’aide de nos services de renseignement, l’armée israélienne a poursuivi sans relâche les dirigeants du Hamas, les faisant sortir de leur cachette et les forçant à fuir. Rarement une telle campagne militaire n’a eu lieu, a ajouté M. Biden, aujourd’hui est une nouvelle preuve qu’aucun terroriste, où que ce soit dans le monde, ne peut échapper à la justice, quel que soit le temps qu’il lui faudra » (3) .
Les États-Unis ont notamment fourni un radar à pénétration de sol pour cartographier le sous-sol de Gaza et localiser Sinwar. Mais dans la minuscule bande de Gaza dévastée, Sinwar a réussi à échapper au Mossad, au Shin Bet et à la CIA pendant un an, ainsi qu’à tous les bombardements, les drones, les espions et les informateurs. Il aurait échappé à l’arrestation et à une mort certaine jusqu’à cinq fois, trois fois en surface et deux fois sous terre, et se déplaçait constamment d’un champ de bataille à l’autre. Selon le Wall Street Journal, Sinwar s’est vu offrir un refuge en Égypte mais a refusé.
Le bâton comme symbole
Comme elles le font aussi pour d’autres pillages et assassinats, les IDF ont décidé de diffuser les images de la mort de Sinwar sur Internet et de les envoyer dans le monde entier, comme une sorte de trophée de la victoire. L’effet a été exactement inverse. Les images des derniers instants de Yahya Sinwar, prises par un drone de l’armée israélienne et destinées à mettre en valeur un succès militaire, sont revenues comme un boomerang à la figure des occupants israéliens.
L’image de Sinwar, vêtu d’un keffieh, couvert de poussière, avec un bras blessé ou sectionné, dans un bâtiment en ruine, lançant un bâton sur le drone qui le filme, dans un dernier acte de défi, n’a laissé personne indifférent. Sinwar est mort comme il avait vécu, en tant que chef de la résistance, fidèle à la cause palestinienne jusqu’au bout. Le bâton de Sinwar est devenu un symbole de la cause palestinienne, la métaphore de la persistance de la résistance dans la lutte contre une force d’occupation écrasante et meurtrière. Le bâton de bois, l’arme la plus simple qui soit, l’arme des pauvres, contre les armes les plus sophistiquées que l’on puisse trouver sur cette planète.
Manifestation à Tanger
Des millions de personnes ont vu ces images. Une vague de messages, de publications, de dessins, de caricatures et d’œuvres d’art a déferlé sur les médias sociaux pour rendre hommage à Yahya Sinwar en tant que symbole de la résistance et du sacrifice.(4) Dans le monde arabe et bien au-delà .
Toutes les organisations de résistance palestinienne ont fait l’éloge de Sinwar en tant que leader national héroïque qui entrera dans l’histoire.(5) Sur les affiches, Sinwar apparaît comme le révolutionnaire argentino-cubain Che Guevara, exécuté en 1967, ou à côté du résistant libyen Omar Al-Mukhtar, pendu en 1931. Un journal japonais l’a dépeint comme un samouraï.
Des extraits du poème très pertinent de Mahmoud Darwich, Éloge de l’ombre haute, écrit sur le bateau transportant des milliers de combattants palestiniens de Beyrouth à Tunis après l’agression israélienne contre le Liban en 1982, ont circulé sur l’internet en mémoire de Sinwar :
« Tu n’as pas d’eau, pas de médicaments, pas de ciel, pas de sang, pas de voile, tu ne peux ni avancer ni reculer… il n’y a pas d’échappatoire. Ton bras est tombé, ramasse-le et frappe ton ennemi… Je suis tombé près de toi, ramasse-moi et bats ton ennemi avec moi … Tu es maintenant libre, libre, libre … Tu as en toi les munitions de ceux qui t’ont tué ou blessé, frappe-les… » .(6)
Sur les réseaux sociaux, des enfants ont posé déguisés en Sinwar, munis de bâtons et de keffiehs. D’Amman en Jordanie à Sanaa au Yémen, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue avec des photos de Sinwar. Au Maroc, les gens sont descendus dans les rues de Casablanca, Marrakech, Fès, Agadir, Rabat, Meknès et Tanger pour « Jabalia, symbole du sacrifice et de la résistance ». Lors de la manifestation de Tanger, les derniers instants de Sinwar ont été reconstitués, mis en scène avec canapé et tout le reste, et transportés dans un camion.
Un an de calomnies
Pendant toute une année, Yahya Sinwar a été présenté dans les médias sionistes comme un lâche, un corrompu, un bourgeois qui vivait dans le luxe, contrairement à la population pauvre de Gaza. Un procédé courant pour tenter de discréditer un leader de la résistance.
Avant même le 7 octobre, Daniel Hagari, porte-parole des IDF, a expliqué que Sinwar et sa famille étaient déjà en train de se mettre à l’abri :
« Ils ont traîné de la nourriture, un téléviseur et d’autres fournitures dans un tunnel pendant des heures. Cet homme ne se préoccupait que de sa propre survie ».
Après le 7 octobre, selon la propagande israélienne, Sinwar s’est caché comme un rat dans un tunnel, avec les prisonniers israéliens (otages !) comme bouclier humain autour de lui. Et ce, alors que des milliers de personnes sont mortes à Gaza.
Un an plus tard, quelques semaines avant sa mort, on pouvait lire dans la presse sioniste américaine que Sinwar exigeait des garanties israéliennes pour sa propre sécurité et sa vie, comme l’une des conditions d’un accord sur les otages : « Sinwar plaide pour que tout le monde devienne martyr – sauf lui-même », pouvait-on y lire. (7) Une vidéo censée montrer la femme de Sinwar dans un tunnel, portant un sac à main Hermès Birkin de 32 000 dollars (de l’argent de l’UNWRA !) a été diffusée dans le monde entier, accompagnée des commentaires d’un autre porte-parole des IDF, le lieutenant-colonel Avichay Adraee : « Alors que les habitants de Gaza n’ont pas d’argent pour acheter de la nourriture, nous voyons ici l’amour particulier de Yahya Sinwar et de sa femme pour l’argent ».(8) En décembre 2023, l’ancienne maison de Sinwar a été détruite à l’explosif et rasée, pour la quatrième fois depuis 1989, mais pas avant que des soldats de Tsahal aient à nouveau montré à la presse des paquets de billets de Sinwar.
Les derniers instants de Yahya Sinwar ont renvoyé au caniveau tout ce que l’on avait raconté sur lui. Sinwar, comme des dizaines de milliers d’autres Palestiniens, était une victime anonyme, un soldat anonyme, jusqu’à ce que son corps sans vie soit identifié. Selon le rapport d’autopsie des services médico-légaux israéliens, Sinwar aurait vécu encore quelques heures avant de succomber à une blessure par balle à la tête.
« Les résultats de l’autopsie du corps de Yahya Sinwar ont montré qu’il n’avait rien mangé au cours des 72 heures précédant sa mort »,
ajoute le rapport. (9) Comme des dizaines de milliers d’autres Palestiniens.
Testament
C’est peut-être dans son testament politique et poétique émouvant, dont voici quelques extraits, que Yahya Sinwar révèle le mieux qui il était vraiment. (10)
« Je suis né dans le camp de réfugiés de Khan Younès en 1962, à une époque où la Palestine n’était qu’un souvenir déchiré, une carte oubliée sur les tables des politiciens… En écrivant ces mots, je repense à chaque moment de ma vie – à mon enfance dans les ruelles, aux longues années de prison, à chaque goutte de sang versée sur cette terre…. Mon testament commence ici, avec l’enfant qui a jeté sa première pierre aux occupants, un enfant qui a appris que les pierres sont les premiers mots que nous adressons à un monde silencieux sur notre douleur.
J’ai appris dans les rues de Gaza que la valeur d’une personne ne se mesure pas au nombre d’années qu’elle a vécues, mais à ce qu’elle a à offrir à sa patrie. Je suis l’homme dont la vie a été tissée entre le feu et les cendres, et j’ai compris très tôt que vivre sous l’occupation ne signifiait rien d’autre qu’une prison permanente.
Dans la tempête d’Al-Aqsa, je n’étais pas le chef d’un groupe ou d’un mouvement, mais la voix de chaque Palestinien rêvant de liberté. Ma foi m’a guidé, sachant que la résistance n’est pas seulement un choix, mais un devoir. Je voulais que cette lutte devienne une nouvelle page du livre de la lutte palestinienne, où toutes les factions s’unissent et où tout le monde est du même côté, contre un ennemi qui n’a jamais fait de distinction entre un enfant et un vieillard, ou entre une pierre et un arbre. Ce que je laisse derrière moi n’est pas un héritage personnel, mais un héritage collectif, pour chaque Palestinien qui a rêvé de liberté, pour chaque mère qui a porté son fils torturé sur ses épaules, pour chaque père qui a pleuré sa fille fauchée par une balle traîtresse.
Mon testament pour vous : ne craignez pas les prisons, elles ne sont qu’une partie du long chemin vers la liberté. La prison m’a appris que la liberté n’est pas seulement un droit volé, mais une idée née de la souffrance et forgée avec patience… Ma volonté est que vous restiez attachés au fusil, à la dignité qui ne se négocie pas et au rêve qui ne meurt jamais. L’ennemi veut que nous abandonnions la résistance, que nous fassions de notre cause une négociation sans fin… Je vous le dis : ne négociez pas ce qui nous revient de droit. Il craint votre persévérance plus que vos armes. La résistance n’est pas seulement une arme que nous portons, c’est notre amour pour la Palestine, c’est notre volonté de rester malgré le siège et l’agression.
Ma volonté est que vous restiez fidèles au sang des martyrs, à ceux qui ont quitté ce chemin parsemé d’épines et nous ont laissés derrière eux. Ils ont pavé de leur sang le chemin de la liberté pour nous, alors ne gaspillez pas leurs sacrifices pour des calculs de politiciens et des jeux diplomatiques.
Nous sommes ici pour terminer ce que les premiers ont commencé, et nous ne dévierons de ce chemin à aucun prix. Gaza a toujours été et sera toujours la capitale de la résistance, le cœur de la Palestine qui ne cesse de battre… Je vous laisse la Palestine, cette terre que j’ai aimée jusqu’à ma mort, et le rêve que j’ai porté sur mes épaules comme une montagne qui ne plie pas.
Si je tombe, ne tombe pas avec moi. Faites de mon sang un pont pour la génération qui renaîtra plus forte de nos cendres. Rappelez-vous que notre patrie n’est pas une histoire à raconter mais une réalité à vivre et que, dans chaque martyr né de cette terre, un millier de rebelles sont nés… »
[2] https://www.state.gov/on-the-death-of-the-terrorist-yahya-sinwar/
[3] Biden dans timesofisrael.com 17 octobre 2024
[5] https://english.almayadeen.net/in-pictures/resistance-movements-mourn-hamas-leader-yahya-sinwar
[7] https://www.jns.org/sinwar-insisting-his-life-be-spared-as-condition-for-deal-per-arabic-media/
[8] https://www.jpost.com/israel-news/article-825274
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Publié sur le blog de Luk Vervaet le 10 novembre 2024
Un an après le soulèvement du ghetto de Gaza, partie 4.
Trouvez ici :
Partie 1 : L’acopalypse
Partie 2 : Élections démocratiques en 2006, et la mort en récompense
Partie 3 : « Tant que Gaza ne se révoltera pas, le monde ne fera rien »