Nael et Iman : Combattants et amants parmi les murmures de Kobar
L’histoire d’amour de Nael Barghouti, le plus ancien prisonnier palestinien, et de sa femme Iman a tout d’un traditionnel conte populaire palestinien. Aujourd’hui, alors qu’Iman attend la libération de prison de son amour, Israël n’a de cesse de tenter de les séparer.

Chez elle à Kobar, un village proche de Ramallah, Iman Nafi’, la femme de Nael Barghouti, montre une photo de son mari emprisonné. (Photo : Zena al-Tahhan)
Hareth Yousef, 22 février 2025
J’ai grandi dans un village appelé Kobar. Il est connu pour bien des choses, dont certaines sont amusantes et se prêtent même au sarcasme – comme celle du jeune marié effrayé qui s’est enfui le soir même de ses noces.
Mais il est une chose dont nous serons toujours fiers : Notre village a compté de nombreux combattants pour la liberté. La plupart d’entre eux se sont retrouvés derrière des barreaux, mais nous connaissons leur histoire par cœur, même si certains ont été arrêtés au début des années 1990, bien avant que nous ne soyons nés.
Nous avons appris à les connaître via nos parents, nos grands-parents, nos amis à l’école – en fait, dans tous les cadres sociaux.
Parmi ces combattants, les plus fréquemment cités étaient Nael et Fakhri al-Barghouti. Ils étaient cousins, tous deux accusés et condamnés à plus de 80 ans dans les prisons de l’occupation israélienne.
Une histoire que ma mère m’a racontée alors que j’étais encore tout jeune et qui m’est restée en mémoire depuis, concernait la mère de Nael al-Barghouti.
« C’était une dame solide, sans peur et résiliente, Dieu l’a voulu. Deux de ses fils étaient emprisonnés, Nael et Omar (Abu Asef) »,
disait ma mère avant de poursuivre son récit
« Et elle ne ratait jamais une occasion de leur rendre visite quand on l’y autorisait. Comme toujours, les agents de l’occupation à la prison créaient des tas de difficultés aux familles, mais elle ne leur a jamais laissé briser son esprit. »
Lors de l’une de ces visites, un soldat avait crié son nom en le déformant en guise d’insulte. Elle s’appelait Farha, ce qui signifie « joie » en arabe, mais, délibérément, il l’avait déformé en « Farkha », ce qui signifie « poulette ».
Farha s’était levée, l’avait regardé droit dans les yeux et dit :
« Tu m’as appelée poulette ? Dieu merci, j’ai mis au monde deux coqs qui vont te becqueter les yeux. »
Cette histoire circule encore dans le village en témoignage de sa vigueur.
« Une mère dotée d’une telle résilience ne pouvait mettre au monde que des combattants comme Nael et Omar »,
disaient les gens.

Omar « Abu Asef » Barghouti (debout) et Nael Barghouti (assis) à la prison d’Askalan, en 2004. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)
En 2011, après 34 années de séjour dans les prisons israéliennes, Nael avait été relâché lors d’un échange de prisonniers. Tout le village avait fait la fête. La plupart d’entre nous ne l’avaient jamais vu auparavant, puisqu’il avait été emprisonné avant notre naissance.
Ce jour-là, après une longue célébration, le nombreux public venu de l’extérieur du village commençait à prendre congé. J’avais fini par voir Nael de tout près : Il était interviewé par une chaîne d’information israélienne.
Il avait déjà plus de cinquante ans, à l’époque, mais, bien qu’il eût passé 34 ans derrière les barreaux, je n’oublierai jamais l’énergie qu’il irradiait, celle d’un homme ressuscité et prêt à reprendre le combat.
« Tant que l’occupation durera, nous continuerons de lutter »,
avait-il dit au journaliste.
Ensuite, il avait dit quelque chose en hébreu avant de repasser à l’arabe :
« Je connais votre langue, je l’ai apprise en prison. Mais je vous parlerai dans ma langue. »
Des semaines durant, il a fait parler de lui en Palestine et au village.
Des rumeurs avaient circulé, alors qu’il était en prison, disant qu’il était tombé amoureux d’une femme qu’il n’avait jamais rencontrée. Il avait entendu sa voix à la radio, elle défendait les prisonniers palestiniens, plaidait en faveur de leurs droits et rendait visite à leurs familles, dont les parents de Nael.
Elle-même avait été emprisonnée pendant dix ans. Elle s’appelait Iman.
Quand Nael avait été libéré en 2011, un débat avait secoué le village. Certains disaient que sa famille insistait pour qu’il épouse une femme qui pourrait lui donner des enfants, puisque Iman ne le pouvait pas. La plupart des gens étaient d’accord – il devait épouser quelqu’un qui lui donnerait effectivement des enfants. Mais d’autres prétendaient qu’il s’agissait d’une véritable histoire d’amour et que Nael ne reviendrait jamais sur sa parole.
Moins d’un mois plus tard, Nael épousait Iman.
Toute la Palestine avait célébré l’événement.
Le jour de leur mariage, Nael s’était planté devant la foule et avait déclaré :
« En tant que prisonnier libéré, je considère mon mariage avec une autre prisonnière libérée comme une victoire sur la prison, un défi adressé à ceux qui nous ont privés de notre liberté, et un triomphe de l’esprit de foi et d’espoir. Cette occasion de joie n’est qu’une première étape de l’ouverture de la porte de la vie qui s’étend devant nous. Ils nous ont refusé la liberté mais ils n’ont pas tué notre détermination à briser nos chaînes. Aujourd’hui, je puis dire qu’Iman et moi allons nous embarquer pour un nouveau voyage, puisque nous sommes sur le point de créer une nouvelle famille parmi tant d’autres dans cette grande nation. Nous prions Dieu qu’Il accomplisse notre bonheur et notre joie et qu’il guérisse nos blessures qui ont saigné tant d’années, en nous laissant de profonds souvenirs qui vivront à jamais en nous. Mais ces souvenirs seront également des leçons qui renforceront notre résolution à poursuivre notre marche vers la liberté. »
Nael et Iman ont emménagé dans leur maison située dans la partie orientale du village, sur une colline qui surplombait les terres avoisinantes. Presque chaque jour, Nael marchait à travers champs, reprenant contact avec les oliviers dont il s’était occupé quand il était tout jeune, avant son arrestation. Il en avait planté lui-même une partie et ils portaient désormais des fruits.

Iman, la femme de Nael Barghouti, près du citronnier planté par son mari emprisonné, à l’extérieur de sa maison au village de Kobar, non loin de Ramallah. (Photo : Zena al-Tahhan)
En mai 2014, je suis parti pour les EU afin de suivre des cours à Chicago.
Un jour, j’étais en train de téléphoner à mon père, qui travaillait à la piscine que notre famille possède au village, pas loin de la maison de Nael.
Soudain, j’ai entendu mon père crier à quelqu’un.
« Il est vraiment têtu ! Tiens-le à l’œil. »
« À qui parles-tu ? Et qui est le têtu ? »,
avais-je demandé.
« Nael Barghouti. Ce bonhomme ne reste pas en place. Plaise à Dieu, son âme est plus jeune que celle d’un gars de 25 ans »,
avait dit mon père.
Nael avait parcouru les montagnes à pied, ramassant de la sauge et il s’était arrêté près de la piscine pour se rafraîchir. Il voulait nager. Il l’avait dit à mon frère, Omar, qui était le sauveteur et qui lui avait dit que la piscine était profonde :
« J’ai appris à nager il y a 34 ans dans le bassin naturel (al Hawooz), tu n’étais même pas né ! N’essaie pas de me sauver si tu me vois me débattre. Sauve-moi uniquement si je cesse de bouger. »
Un instant plus tard, j’avais pu entendre des hommes qui l’encourageaient à l’arrière-plan.
« Il a traversé »,
avait dit mon père.
Après sa baignade, Nael s’était séché et s’était rendu tout droit dans les collines pour poursuivre sa randonnée avec un sac rempli de sauge. Omar raconte encore cette histoire aujourd’hui.
Mais, un mois plus tard à peine, le 18 juin 2014, mon père m’avait dit au téléphone :
« L’occupation israélienne a de nouveau arrêté Nael. »
Ils lui avaient ordonné de ne s’occuper que de lui-même, de cesser d’être actif au sein de la communauté. Il avait refusé. Il ne voulait pas laisser passer une occasion de plaider en faveur de l’unité palestinienne et des droits des prisonniers.
Tout d’abord, ils l’avaient placé en détention administrative pendant 33 mois. Ensuite, ils lui avaient de nouveau infligé sa peine originale à perpétuité, plus 18 ans.
Tout le village était atterré.
Le même jour, ma mère avait dit :
« On dit qu’il a envoyé une lettre à Iman en lui disant qu’il lui accordait la liberté de s’en aller parce qu’il ne voulait pas l’obliger à l’attendre une fois de plus pendant des années. »
Puis, après une pause, elle avait ajouté :
« Mais elle a refusé. Elle a dit : ‘J’attendrai toute ma vie. Je ne cesserai de lutter pour lui jusqu’au bout.’ »
Aujourd’hui, Nael doit être de nouveau libéré.
Dans le cadre du tout récent échange d’otages, il a été prévu qu’il soit exilé en Égypte dès maintenant.
Sa femme, Iman, a tenté de quitter la Cisjordanie pour le retrouver lors de sa libération, mais l’occupation israélienne a refusé qu’elle sorte.
Je ne puis m’empêcher de m’interroger : La réunion deux deux personnes qui s’aiment réellement effraie-t-elle l’occupation à ce point ? Croient-ils qu’ils vont pouvoir les briser ?
Ils délirent.
Nael et Iman resteront à jamais de parfaits combattants et amants.
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Le Palestinien Hareth Yousef est photographe, cinéaste documentariste et enseignant. Il est né et a grandi à Kobar, en Palestine. Son travail explore l’identité, la mémoire, la représentation et les lieux tout en se concentrant particulièrement sur le narratif palestinien.
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Publié le 22 février 2025 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine