Quand Oum Kalthoum chantait pour la Palestine

—   Louis Brehony, 1er février 2025, The Palestine Chronicle.

La chanteuse égyptienne Oum Kalthoum. (Photo : via Wikipedia)

La chanteuse égyptienne Oum Kalthoum. (Photo : via Wikipedia)

 

« Je crois que le véritable travail de libération de la Palestine réside dans l’apparition du feda’i portant fusil, pistolet et grenade, et qui traverse les clôtures de barbelés et frontières existantes créées par Israël. »-Oum Kalthoum

Une caméra capte un plan courant d’une étendue de terre jalonnée de barbelés et de murs en béton. Des véhicules militaires de l’ONU apparaissent le long d’une route pointillée d’arbres fruitiers et l’image grandit progressivement pour révéler un paysage d’oliveraies.

Au-delà d’une frontière clôturée, de la verdure sans fin, des terres agricoles, des collines qui roulent à toucher les nuages. Accompagnée de cordes et de bois, une voix incomparable chante : « Maintenant que j’ai un fusil, emmenez-moi avec vous en Palestine. »

Le film, c’est Fedayin, sur le prisonnier politique libanais détenu en France, Georges Abdallah. La voix, c’est celle de la quatrième pyramide d’Égypte, Oum Kalthoum.

Cinquante ans après son décès, le 3 février 1975, « al-sitt », la grande dame de la chanson arabe, garde toujours son statut influent parmi des générations de mélomanes. Sa carrière sur scène a couvert cinq décennies et quelque 320 chansons qui ont défini des époques, des évolutions de style et des révolutions artistiques. Construite autour du genre tarab participatif (tarab = émotion d’une grande intensité, NdT), sa musique est de contenu largement romantique, mais elle donne également voix aux luttes et espoirs des masses égyptiennes et arabes en général.

Ceci valait sans doute plus encore pour la Palestine. En soutenant vocalement la cause et en dirigeant les collectes de fonds pour la résistance après 1967, la relation entre Oum Kalthoum et le peuple palestinien avait des racines plus profondes qui remontaient avant la Nakba de 1948. Son chant et sa solidarité sont souvent rappelés par les musiciens palestiniens qui se joignent aujourd’hui à leur peuple dans sa résistance collective.

Nulle part cette connexion n’est plus forte qu’à Gaza, où la musique d’Oum Kalthoum a fait écho dans les souvenirs de générations entières d’artistes de la scène et de mélomanes. Le joueur de oud Sarraj Alsersawi affirme que

« presque tout le monde à Gaza écoute Oum Kalthoum quotidiennement, dans les cafés, les salons de coiffure, les taxis, au bord de mer »,

tout en mettant en épingle les cafés al-Sharq al-Baqa et Nuweiri :

« À chaque interruption de la guerre, nous allions directement à la côte pour nous relaxer à l’écoute de la musique d’Oum Khaltoum au moment où, à 18 heures, Ajyal FM consacrait une heure à Oum Kalthoum, et nous l’écoutions dans les taxis et n’importe où ailleurs.»

Écouter ses chansons à Gaza, pense-t-il, a rendu leur effet « bien plus fort » dans l’étreinte de la musique au niveau de la rue que dans la diffusion en ligne individualisée :

« Quand sa voix sort du haut-parleur au marché aux légumes, ou chez le coiffeur ou dans le taxes, cela donne une tout autre saveur. »

En entendant « l’amour et la politique mélangés à la poésie et à la mélodie », Reem Anbar a trouvé en Oum Kalthoum une « musique qui a changé ma vie », alors qu’il apprenait le oud à Gaza. Son image de femme forte dans un monde dominé par les hommes a stimulé Reem a supporter l’environnement de l’Intifada al-Aqsa, avec des « concerts partout » et de nouvelles générations qui s’efforçaient d’y contribuer.

« J’ai joué un grand nombre de ses chansons en des moments de joie et de guerre et je me dis qu’elle est devenue ma camarade en toutes circonstances. Je ne sais pas comment je suis arrivé à mémoriser l’ensemble de tous ces mots et cette musique plutôt difficiles et tirés en longueur mais, ce qui comptait vraiment à mes yeux, c ‘était le sens de ce qu’ils exprimaient par le biais de l’esprit captivant de la mélodie tarab. »

La vocaliste Rawan Okasha et le multi-instrumentaliste Said Fadel ont eux aussi grandi dans la ville de Gaza. Rawan se souvient d’Oum Kalthoum qui coexistait parmi les « vieux grands classiques, sans parler de nos importants chants traditionnels et révolutionnaires ». La première chanson qu’elle a appris à chanter était « Lissa fakir » (Te souviens-tu encore ?), une histoire d’amour, de perte et de tourment. « Mon père la jouait sur le oud et je copiais le chant. J’ai appris quasiment toutes ses chansons mais ‘Lissa fakir’ a été la première ». Né dans un foyer tout aussi créatif, Siad rappelle les jam-sessions en commun :

« Ma mère, mes frères et sœurs et mes grands-parents aussi, nous nous asseyions ensemble tous les jeudis pour apprendre les chansons tarab, Oum Kalthoum, Abdel Wahab. C’était comme une réunion de famille et, ensuite, nous nous mettions à jouer. Tous, nous nous encouragions mutuellement – il n’y avait pas de ‘ne joue pas ça’, ou ‘joue doucement’, non ! »

 

De « beaux souvenirs » en musique et en politique

Née au village de Tammay al-Zahayra, dans la région de Daqahliyya, dans le delta du Nil, la jeune Oum Kalthoum commence à chanter comme enfant avec son frère Khaled, son cousin Sabir et son père Ibrahim, un cheikh local.

Faisant preuve d’une technique vocale sûre et d’une bonne capacité de mémorisation du Coran, elle entre dans l’ensemble de chant religieux de Cheikh Ibrahim, qui joue lors de petites réceptions dans la province. Repérée par le chef d’orchestre Abu al-‘Ila Muhammad, qui la prend sous son aile, Oum Kalthoum, maintenant adolescente, déménage au Caire avec sa famille au début des années 1920 et obtient rapidement des contrats de suivi et d’enregistrement qui vont faire d’elle une vedette nationale. Elle va ensuite travailler avec Qasabgi, Sunbati, Abdel Wahab et d’autres maîtres du chant arabe qui l’imposeront bientôt comme phénomène international.

Comme son chant commence à se faire entendre via les gramophones et dans les cafés de la région, Oum Khaltoum se retrouve naturellement dans les villes de Palestine, à l’époque sous occupation coloniale britannique. Le journal Filastin fait de la publicité pour elle et sa musique en annonçant une tournée très attendue. Des vocalistes palestiniens enregistrent des versions de ses chansons, parfois immédiatement après la sortie de ses disques. Elle vient chanter en Palestine pour la première fois en octobre 1931, débarquant à Haïfa durant une période où elle fait également une tournée en Syrie et au Liban.

À Haïfa, elle est accueillie par une foule énorme et enthousiaste, parmi laquelle des intellectuels et des notables. Elle est rejointe par le vieux virtuose Muhammad al-Qasabgi et le joueur de qanûn Muhammad al-’Aqad. Se produisant également dans des théâtres à Yafa et à Jérusalem, Oum Kalthoum effectue deux tournées de plus en Palestine, présentant des spectacles qui font consécutivement salle comble dans les trois villes en juin-juillet 1933 et en mai 1935. Le musicien et chroniqueur Wasif Jawhariyyeh parle d’une affluence « débordante » lors de sa première visite à Jérusalem, où un public bien trop nombreux manque d’étouffer de surexcitation.

Des recherches de Nader Jalal révèlent que son concert au café-théâtre Bariziyana, à Yafa, a attiré des gens de Gaza, de Lydd, de Ramleh et de Naplouse, tous impatients d’entendre sa voix. À l’issue de l’un de ces spectacles, il paraît qu’elle a déposé un baiser sur le front de joueur de oud et enfant prodige palestinien Ruhi al-Khammash. Quoi qu’il en soit, elle fait montre d’une personnalité forte et exigeante, en dirigeant les répétitions et en façonnant le travail de ses compositeurs et paroliers.

Elle va également diriger l‘Union des musiciens égyptiens et occuper certaines fonctions sous le gouvernement Nasser, après la révolution de 1952. Alors que, dans ses jeunes années, Oum Kalthoum avait pratiqué diverses formes de chants, tels surtout le taqatiq et le qasa’id, au cours de cette période, son répertoire va inclure de nombreuses chansons patriotiques et anti-impérialistes.

Des chants comprenant des couplets de « Lil-sabri hudoud » (La patience a des limites) et « ‘atini hurriyyati ‘atliq yadayya » (Donne-moi ma liberté, libère mes mains de leurs chaînes) – ce dernier est repris dans « al-Atlal » (Les ruines) – sont considérés par beaucoup comme ayant un contenu libérationniste. D’autres, comme « Wallah zaman ya silahi » (Comme ce fut long, mon arme), sont devenus des hymnes officiels du panarabisme.

La Naksa de 1967 et la défaite par les sionistes des armées arabes ont grandement influencé Oum Kalthoum. Dans une période où la révolution palestinienne émergeait de nouveau comme une force régionale montante, elle allait faire de fréquentes tournées et lever des fonds pour la lutte armée.

Elle allait bientôt situer ses buts au-delà de la musique, afin de « libérer les chères terres occupées, nettoyer la Palestine de la souillure du sionisme et rendre les Palestiniens arabes à leur patrie ». En conformité avec les idées socialistes émanant des luttes internationales, elle envisageait également de « chanter pour le bien du Vietnam, de son peuple et de son avenir ».

Lors du décès d’Oum Kalthoum en 1975, quatre millions de personnes allaient participer à son cortège funèbre au Caire. Cinq décennies plus loin, par-delà les frontières et les événements, sa voix se fait toujours entendre. Bien que la classe ouvrière égyptienne soit très désireuse de faire partie de la lutte palestinienne, l’Égypte d’aujourd’hui est bien loin de l’époque où chanter par solidarité s’inscrivait entièrement dans le cadre d’un mouvement très combatif.

Comme le fait remarquer Sarraj Alsersawi :

« Ces chants d’Oum Kalthoum ont été produits à une époque de guerre, ils ont été liés au sort d’Abdel Nasser, au nationalisme arabe et à la république qui, en ce temps-là, comprenait la Syrie. »

Cheikh Imam et d’autres artistes révolutionnaires ont poussé la tendance vers la gauche et ont gardé la Palestine au centre de la scène mais ce message, aujourd’hui, s’essouffle de plus en plus.

Ayant de la famille à Gaza, Reem Anbar émet la réflexion suivante :

« Oum Kalthoum a laissé de magnifiques souvenirs qui me sont restés de l’enfance, des souvenirs de notre maison aujourd’hui détruite, ainsi que de livres et de cassettes de sa musique. » 

À Gaza, au moins, se souvenir du passé équivaut à se battre pour le futur, avec des lueurs de promesses faisant écho à l’appel d’Oum Kalthoum en faveur du droit au retour pour les Palestiniens déplacés.

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Louis Brehony est musicien, activiste, chercheur et enseignant. Il est l’auteur du livre « Palestinian Music in Exile: Voices of Resistance » (Musique palestinienne en exil : les voix de la résistance) (2023). Il est également éditeur de « Ghassan Kanafani: Selected Political Writings » (GK : Choix d’écrits politiques) (2024) et directeur du film primé « Kofia: A Revolution Through Music » (Kofia, une révolution par la musique) (2021). Il écrit régulièrement sur la Palestine et sur la culture politique et se produit sur scène au niveau international comme joueur de bouzouki et guitariste.

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The Palestine Chronicle, 1er février 2025.

Traduction : Jean-Marie Flémal pour Charleroi Pour La Palestine .

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