La violente offensive israélienne contre Jénine vue de l’intérieur

La ville de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie occupée, est désormais une ville fantôme.Depuis le 21 janvier, date à laquelle Israël a lancé une opération militaire à grande échelle appelée « Muraille de Fer », la vie s’est arrêtée dans la ville jusque-là très animée.

28 janvier 2025. Des Palestiniens se déplacent dans les rues de Jénine à proximité d'un véhicule de l'armée israélienne. (Cette photo et les suivantes : Wahaj Bani Moufleh / Activestills)

28 janvier 2025. Des Palestiniens se déplacent dans les rues de Jénine à proximité d’un véhicule de l’armée israélienne. (Cette photo et les suivantes : Wahaj Bani Moufleh / Activestills)

Leila Warah et Wahaj Bani Moufleh, 11 mars 2025

Depuis lors, troupes terrestres israéliennes, avions de combat, hélicoptères, chars, bulldozers et drones n’ont cessé d’assiéger et de ravager les quartiers résidentiels, semant une destruction qui ressemble à s’y méprendre à celle de Gaza.

Pendant plus d’un mois, l’incessant broyage des bulldozers défonçant les rues, le vrombissement constant des drones israéliens et le bruit des coups de feu ont perturbé les routes autrement calmes et vides.

23 janvier 2025. Des gens inspectent les décombres d'une maison où deux Palestiniens ont été tués lors d'un raid israélien contre le village de Burqin, près de Jénine.

23 janvier 2025. Des gens inspectent les décombres d’une maison où deux Palestiniens ont été tués lors d’un raid israélien contre le village de Burqin, près de Jénine.

Israël a également étendu son opération aux zones voisines de Tubas et Tulkarem.

Dans ces zones, depuis le 21 janvier, les forces israéliennes ont tué plus de 60 personnes, dont plusieurs enfants. Les soldats en ont blessé des dizaines d’autres et ont déplacé de force quelque 40 000 Palestiniens des camps de réfugiés.

Le déplacement des habitants du camp de réfugiés de Jénine a commencé avec la répression lancée début décembre par l’Autorité palestinienne, laquelle a laissé les gens vulnérables et épuisés juste avant le déclenchement de l’invasion israélienne.

23 janvier 2025. Des soldats israéliens marchent le long d'une route au moment où des familles quittent leurs maisons à Jénine.

23 janvier 2025. Des soldats israéliens marchent le long d’une route au moment où des familles quittent leurs maisons à Jénine.

Le déplacement massif du camp de réfugiés de Jénine ravive les souvenirs douloureux de la Nakba, au cours de laquelle des centaines de milliers de Palestiniens ont été déplacés de leurs terres à l’époque de la création d’Israël, en 1948.

Durant la Nakba – « catastrophe », en arabe – les milices sionistes ont recouru à toutes les violences imaginables pour déraciner les familles de leurs foyers et empêcher leur retour.

Les familles qui vivent actuellement au camp de réfugiés de Jénine proviennent à l’origine des communautés dépeuplées au moment de la Nakba.

Bien des Palestiniens vivant à Jénine et qui ont enduré les raids brutaux de l’armée israélienne des décennies durant, décrivent l’offensive actuelle comme la pire de toutes – dépassant même la tristement célèbre invasion israélienne du camp de réfugiés, en 2002.

Parmi les victimes de l’actuelle offensive israélienne figure la petite Laila al-Khatib, âgée de deux ans.

Pour porter le corps de sa petite-fille abattue, enveloppé d’un drapeau palestinien, Ayman al-Khatib a refusé l’aide des nombreuses personnes en deuil présentes, en insistant sur le fait qu’elle était « toute petite ».

« Voilà l’œuvre de l’armée israélienne. Pourchasser femmes et enfants avant de les tuer dans leurs maisons »,

a-t-il dit aux personnes présentes lors de la procession funéraire en l’honneur de la petite fille.

Au moment de sa blessure fatale, le 25 janvier, Laila partageait un repas avec sa famille à son domicile, dans la ville de Muthallath al-Shuhada, au sud de Jénine.

Defense for Children International – Palestine, une organisation des droits humains, a déclaré que les tirs israéliens s’étaient « soudainement déclenchés sans avertissement » et que quatre balles avaient été tirées par la fenêtre du living familial. L’une d’elles avait touché Laila à l’arrière de la tête.

« Où est la protection des civils ? Où est leur morale ?… Une gamine innocente. Un ange. Une enfant. Elle ne représente même pas une menace pour un oiseau ! »,

avait ajouté Ayman.

Marchant derrière Ayman sur le trajet vers l’inhumation de la fillette, Bassem Asous, le grand-père maternel de Laila, avait expliqué aux gens en deuil qu’il réclamait justice.

« Des soldats lourdement armés et entraînés sont venus tuer cette enfant »,

avait-il dit.

« Ils doivent être jugés à la Cour pénale internationale et payer le prix. Parce qu’il s’agit d’un acte honteux et vil. »

Non loin d’eux, un groupe de personnes s’étaient rassemblées autour d’un petit sac en plastique qui contenait un fragment de la tête éclatée de Laila et elles attendaient de pouvoir jeter un dernier regard sur le corps.

Un homme dépose un baiser sur les vêtements tâchés de sang de Laila al-Khatib. Un sniper israélien a tué la fillette alors qu'elle et sa famille dînaient dans leur maison, à Muthallath Al-Shuhada, au sud de Jénine, le 26 janvier.

Un homme dépose un baiser sur les vêtements tâchés de sang de Laila al-Khatib. Un sniper israélien a tué la fillette alors qu’elle et sa famille dînaient dans leur maison, à Muthallath Al-Shuhada, au sud de Jénine, le 26 janvier.

Depuis le début de l’offensive, les troupes israéliennes ont effectivement imposé un siège à l’hôpital public de Jénine.

L’armée israélienne a positionné des troupes à proximité de l’hôpital et a défoncé au bulldozer les routes menant au site, endommageant ainsi les conduites qui l’approvisionnent en eau. L’armée a également encerclé un autre hôpital, à Jénine – l’hôpital spécialisé Ibn Sina – ainsi que l’hôpital gouvernemental Thabet Thabet à Tulkarem, a fait savoir l’ONU.

L’équipe médicale de l’hôpital public de Jénine a expliqué à The Electronic Intifada que bien des patients avaient été évacués vers des installations situées à proximité pour y être traités. Mais les médecins continuent de risquer leur vie afin de soigner les patients qui sont restés à l’intérieur.

Le Dr Abdullah Daher assis sur un lit à l'hôpital public de Jénine, le 25 janvier 2025. Le médecin a dû être soigné sur place pour deux blessures par balle infligées par un sniper israélien le premier jour de l'offensive militaire toujours en cours.

Le Dr Abdullah Daher assis sur un lit à l’hôpital public de Jénine, le 25 janvier 2025. Le médecin a dû être soigné sur place pour deux blessures par balle infligées par un sniper israélien le premier jour de l’offensive militaire toujours en cours.

L’un de leurs patients n’était autre que le Dr Abdullah Daher, chef du département de pédiatrie de l’hôpital public de Jénine.

Daher s’est fait tirer dessus par un sniper dès le premier jour de l’offensive militaire israélienne, alors qu’il parcourait les rues de Jénine afin de se rendre à son travail.

« Je venais de sortir mon téléphone et je le tenais devant ma poitrine » quand une balle m’a frappé au pouce », a-t-il dit à The Electronic Intifada. Il croit que le soldat qui lui a tiré dessus avait l’intention de le tuer, « du fait qu’il visait ma poitrine ».

Daher avait rampé derrière une voiture pour se mettre à l’abri et avait alors été touché de nouveau à la jambe. Après qu’on l’avait laissé saigner sur place pendant 45 minutes, il avait finalement arrêté l’équipage d’une ambulance qui l’avait transporté à l’hôpital où il travaillait.

Ce qui aurait dû être une journée chargée avec de nombreuses opérations avait vu en lieu et place le docteur se muer en patient nécessitant des soins urgents.

Une fois son état stabilisé, les travailleurs des soins de santé l’avaient entouré pour lui exprimer leur soulagement qu’il ait survécu, au contraire de son collègue le Dr Abdullah Abu al-Teen, qu’un soldat israélien avait tué d’une balle dans la tête alors qu’il se trouvait en face de l’hôpital, en octobre 2022.

Jénine, 22 janvier 2025. L'équipe d'une ambulance palestinienne à Jénine est mise à l'arrêt et fouillée par l'armée israélienne.

Jénine, 22 janvier 2025. L’équipe d’une ambulance palestinienne à Jénine est mise à l’arrêt et fouillée par l’armée israélienne.

Les forces israéliennes ont également attaqué et bloqué délibérément des équipes médicales, les empêchant ainsi d’atteindre des personnes nécessitant des soins.

Nombreux sont ceux qui ont peur de s’approcher de l’hôpital, non seulement en raison de la présence pesante des forces israéliennes, mais aussi parce que l’Autorité palestinienne a occupé tout un étage du site lors de son opération.

Celle-ci avait débuté depuis quelques jours quand le bureau des droits de l’homme de l’ONU avait déclaré que les forces sécuritaires de l’AP utilisaient les étages supérieurs et le toit de l’hôpital comme base et qu’elles ouvraient le feu depuis l’intérieur de l’hôpital.

Quelques jours après le début de l’offensive israélienne, l’un des auteurs de ce reportage avait vu une vingtaine d’individus au dernier étage de l’hôpital, la plupart portant des uniformes des services de sécurité de l’AP, en compagnie de quelques autres habillés en civil.

Plusieurs de ces agents dormaient sur des lits ou des matelas disposés sur le sol, alors que ceux qui étaient éveillés semblaient à bout de nerfs et visiblement mal à l’aise à cause de la présence inattendue d’un journaliste.

D’après les observations de l’auteure de l’article, la présence de l’AP dans l’hôpital avait été maintenue pendant les premières semaines au moins de l’offensive israélienne.

Le 3 février 2025, à Jénine, au cours d'une procession funéraire, un homme éploré pose la tête sur le corps d'un Palestinien tué par les forces israéliennes lors des confrontations.

Le 3 février 2025, à Jénine, au cours d’une procession funéraire, un homme éploré pose la tête sur le corps d’un Palestinien tué par les forces israéliennes lors des confrontations.

Bien des Palestiniens décrivent l’offensive israélienne comme un combat contre rien d’autre que des maisons vides.

Les forces israéliennes ont déplacé la quasi-totalité du camp de réfugiés de Jénine et plus de 90 pour 100 de ses 20 000 habitants ont dû fuir, selon l’ONU. Israël Katz, le ministre israélien de la Défense, a instruit l’armée de

« ne pas permettre le retour des habitants ».

De nombreux Palestiniens ont fui le camp de réfugiés dès le début de l’offensive.

Des familles portaient leurs biens, réconfortaient leurs enfants apeurés et aidaient d’autres proches en chaise roulante à se frayer un chemin le long des routes détruites, le tout sous le vrombissement omniprésent des drones israéliens.

22 décembre 2024. Des enfants se sont rassemblés autour d'un feu à l'intérieur du camp de réfugiés de Jénine.

22 décembre 2024. Des enfants se sont rassemblés autour d’un feu à l’intérieur du camp de réfugiés de Jénine.

Près de l’entrée du camp, une femme de 41 ans, qui a préféré rester anonyme, a expliqué à The Electronic Intifada qu’elle avait fui sa maison en compagnie de dizaines d’autres personnes du camp, dont plusieurs avaient été arrêtées par les forces israéliennes.

Sa voix tremblait lorsqu’elle avait expliqué que, d’ordinaire, elle restait chez elle au cours des raids israéliens. Mais, cette fois, cela avait été différent.

Tout au long de la nuit, elle et sa famille avaient entendu le bruit des bombes et les annonces ambiguës faites par des drones équipés de haut-parleurs.

« Parfois les drones nous disaient de rester dans nos maisons, d’autres fois, ils nous disaient de partir. Nous ne savions que faire. Nous savions que les troupes israéliennes avaient occupé des maisons tout près de chez nous, mais nous n’avions pas la moindre idée de ce qui se passait à l’extérieur »,

a-t-elle dit.

Il n’y avait ni électricité ni eau « et seule la nourriture était déjà dans la maison », a-t-elle ajouté.

Saleh Mahmoud – un nom d’emprunt – a expliqué à The Electronic Intifada le 29 janvier que plusieurs membres de sa famille avaient été déplacés de force pendant plus de 60 jours en raison des opérations de l’armée israélienne et de l’Autorité palestinienne dans le camp.

Il a dit que le fait d’avoir assisté à la destruction du camp de réfugiés avait prélevé chez lui un lourd tribut émotionnel. Il ignorait si sa maison était encore debout.

« Le camp de Jénine, c’est tout, pour moi. J’y ai bâti ma maison ; tout ce que j’ai s’y trouve »,

a dit Mahmoud.

Mahmoud et sa famille sont réfugiés en ce moment dans une institution pour aveugles à Jénine. Les bureaux de l’ONG ont été convertis en abri, lequel accueille pour l’instant plus de 50 personnes déplacées.

« Être parti de chez soi aussi longtemps est incroyablement pénible »,

a-t-il ajouté.

21 décembre 2024. Les forces sécuritaires palestiniennes occupent certaines positions dans le camp de réfugiés de Jénine.

21 décembre 2024. Les forces sécuritaires palestiniennes occupent certaines positions dans le camp de réfugiés de Jénine.

L’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés de Palestine, attribue la montée du déplacement forcé en Cisjordanie aux tactiques « de plus en plus dangereuses et coercitives » utilisées par l’armée israélienne. L’agence dit de ces méthodes qu’elles « sont devenues monnaie courante » et qu’elles constituent « un débordement de la guerre à Gaza ».

En Cisjordanie, Israël attaque de plus en plus les Palestiniens depuis le ciel, de la même façon honteuse qu’à Gaza.

En juin 2023, Israël avait lancé des frappes aériennes contre le camp – les premières du genre en Cisjordanie depuis une vingtaine d’années.

Au cours des cinq premières semaines de l’année 2025, Israël avait déjà lancé au moins 38 frappes aériennes en Cisjordanie, a rapporté l’UNRWA.

22 décembre 2024. Un combattant palestinien du camp de réfugiés de Jénine porte un fusil et un engin explosif.

22 décembre 2024. Un combattant palestinien du camp de réfugiés de Jénine porte un fusil et un engin explosif.

Israël prétend que ses attaques visent à mettre en déroute les organisations armées palestiniennes, y compris les Brigades de Jénine, dont les membres sont surtout de jeunes hommes qui ont grandi dans le camp de réfugiés surpeuplé. Ces jeunes hommes ont assisté à d’innombrables raids israéliens et aux assassinats, aux arrestations et à l’humiliation d’êtres qui leur sont chers.

L’invasion par les forces sécuritaires de l’AP visait manifestement elle aussi à réprimer les organisations armées qui résistaient à l’occupation.

Alors que l’AP prétend que son opération cherchait à rétablir l’ordre, les organisations de résistance perçoivent ses actions comme ni plus ni moins que de la complicité avec Israël.

« Nous ne sommes pas des terroristes, nous nous défendons, tout simplement. Nous sommes habitués à affronter des soldats, et non l’AP – notre propre peuple, qui partage notre sang et notre foi »,

a expliqué à The Electronic Intifada un membre des Brigades de Jénine moyennant la préservation de son anonymat.

Bien des Palestiniens croient que aussi longtemps que les enfants continueront de grandir en tant que réfugiés sur leurs propres terres et qu’ils devront affronter la violence croissante d’Israël, la résistance à l’occupation persistera.

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Le texte est de Leila Warah et le reportage photographique de Wahaj Bani Moufleh.

Leila Warah est une journaliste free-lance des multimédias et elle vit en Palestine.

Wahaj Bani Moufleh est un photographe originaire de la ville palestinienne de Beita, en Cisjordanie, et il est membre du collectif Activestills.

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Publié le 11 mars 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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