L’effet dissuasif des pouvoirs contre-terroristes sur le journalisme
» L’effet dissuasif des pouvoirs contre-terroristes sur le journalisme » est un rapport rédigé par Jonathan Cook, dans de cadre d’une affaire juridique sans précédent en Grande-Bretagne où le Hamas demande au gouvernement d’annuler sa désignation de terrorisme. Plusieurs autres spécialistes sont également intervenus en tant que témoin, afin d’appuyer cette demande.
Concerne : Demande de levée de proscription entre :
Harakat al-Muqawamah al-Islamiyyah (Hamas), le requérant
et
la Secrétaire d’ État à l’Intérieur, la répondante
A. Instructions
J’ai été chargé par Riverway Law de fournir un rapport sur des questions relevant de mon expertise et ce, afin d’appuyer une demande adressée à la secrétaire britannique à l’Intérieur en vue de lever la proscription qui frappe actuellement Harakat al-Muqawamah al-Islamiyyah (le « Hamas »).
Ce rapport d’expertise examine les diverses façons dont la législation contre-terroriste a été instrumentalisée par la police britannique et le Service de poursuite de la Couronne en vue d’étouffer le journalisme qui cherche à couvrir le génocide qui se poursuit toujours actuellement en Palestine. Ces pouvoirs empêchent une narration honnête et objective des événements qui ont lieu au Moyen-Orient et exercent un effet dissuasif sur la liberté de la presse.
B. Qualifications
Je rédige ce rapport à titre personnel.
Je m’appelle Jonathan Cook. J’ai 59 ans et je suis journaliste depuis 1989, après avoir obtenu un diplôme de troisième cycle en journalisme à l’École de journalisme de l’Université de Cardiff.
Après avoir travaillé dans des journaux locaux pendant plusieurs années, j’ai été journaliste dans l’équipe du Guardian et ensuite de l’Observer pendant sept ans, à partir de 1994. J’ai voyagé au Yémen, en Turquie, en Jordanie, en Égypte et en Ouzbékistan et j’ai écrit sur ces pays. En 2001, j’ai démissionné de l’Observer pour m’installer en Israël dans l’intention de couvrir le conflit israélo-palestinien en tant que journaliste indépendant. J’y suis resté vingt ans.
Durant tout ce temps, j’ai écrit pour plusieurs publications majeures, dont The Guardian, The Observer, The Times, The International Herald Tribune (aujourd’hui édition internationale du New York Times), The New Statesman, Le Monde diplomatique, The Irish Times, Al Jazeera et Middle East Eye, ainsi que pour bon nombre de journaux universitaires.
J’ai été le principal enquêteur dans deux rapports sur Israël-Palestine pour l’International Crisis Group, une importante commission d’experts basée à Washington et à Bruxelles et qui s’occupe de résolution de conflit.
J’ai publié trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et me suis vu décerner le prix spécial Martha Gellhorn de journalisme en 2011. Les membres du jury m’ont décrit comme « l’un des diseurs de vérité fiables au Moyen-Orient ».
Depuis mon retour au Royaume-Uni en 2021, je rédige régulièrement des analyses et des commentaires, principalement sur des questions relatives au Moyen-Orient, pour deux sites importants, Middle East Eye et Declassified UK, ainsi que du matériel de publication similaire sur ma page personnelle et ce, dans une plate-forme de newsletter appelée Substack.
C. L’effet dissuasif sur le journalisme
Ces derniers mois, c’est avec une inquiétude professionnelle croissante – ainsi qu’avec une certaine appréhension personnelle – que j’assiste à ce que je ne puis décrire que comme une campagne d’intimidation politique et de persécution à l’encontre de nombre de journalistes au Royaume-Uni. Les journalistes ciblés ont une chose en commun : Ils couvrent et commentent les actions d’Israël à Gaza selon une perspective critique qui perçoit ces actions comme génocidaires – en conformité avec les soupçons manifestés par la Cour internationale de Justice. Ils critiquent également le gouvernement britannique à propos de sa complicité dans ce génocide.
L’enquête menée par la police autour de ces journalistes a été justifiée selon une interprétation large, et de la Section 12 de la Loi de 2000 sur le terrorisme, et des Sections 1 et 2 de la Loi de 2006 sur le terrorisme. Ces lois restreignent sévèrement les commentaires sur le Hamas et d’autres organisations palestiniennes proscrites par le gouvernement du Royaume-Uni. Cette proscription s’applique non seulement à l’aile militaire du Hamas, qui est engagée dans la résistance armée contre la colonisation israélienne, mais aussi à son aile politique, qui constitue le gouvernement élu de Gaza.
Je me trouve aujourd’hui dans une situation où, pour la première fois au cours de mes 36 années de carrière professionnelle, je ne suis plus certain de ce que la loi me permet, en ma capacité de journaliste, d’écrire ou de dire à propos d’une question d’importance internationale majeure. Je vis aujourd’hui dans la crainte de ce qu’en écrivant de façon critique sur les événements de Gaza, je risque une descente matinale de la police du contre-terrorisme chez moi, sous le nez de mes enfants, une confiscation du matériel électronique dont je me sers pour mon travail et une possible arrestation susceptible d’aboutir à me voir accusé de terrorisme.
J’ai travaillé pendant deux décennies en Israël, où les lois très restrictives de la censure militaire s’appliquent aux journalistes, surtout durant les périodes de conflit militaire. Mais je ne me suis jamais senti aussi embarrassé d’être ciblé pour mon journalisme en Israël – même quand je rédigeais des reportages critiques sur sa guerre de 2006 contre le Liban – que je ne le suis aujourd’hui au Royaume-Uni.
C’est une situation sans précédent et choquante – et qui ne peut qu’avoir un effet dangereux, dissuasif sur le journalisme se rapportant au conflit israélo-palestinien, mon domaine d’expertise. Jusqu’à récemment, j’aurais considéré ces développements tout simplement impossibles en Grande-Bretagne, étant donné une longue et très appréciée tradition de liberté de la presse. Il s’avère que nous entrons dans une période très sombre, pour les journalistes, particulièrement ceux qui ne disposent pas du soutien institutionnel d’une organisation majeure de l’information.
D. La répression policière
Nombre de journalistes ont été ciblés par la police dans le cadre d’une opération contre-terroriste dont nous avons appris par la suite qu’on l’avait baptisée « Opération Incessance » (en anglais, Operation Incessantness – NdT). Cette opération policière ne se limite pas aux journalistes et elle a également ciblé des universitaires, des avocats, des militants pour la paix et d’autres personnes encore.
Mais je vais ici me concentrer surtout sur l’effet de la législation, sur l’interprétation de cette dernière par la police et sur les journalistes quand ils cherchent à décrire et commenter les actions d’Israël à Gaza depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023.
Il est impossible de critiquer les arrestations de journalistes et investigations menées à leur propos par la police, sauf dans les grandes lignes, parce qu’ils ont proposé tout sauf un minimum de détails sur la façon dont ils croient que ces journalistes ont violé les lois relatives au terrorisme. Et c’est en soi une cause majeure d’inquiétude. Comment les restrictions des libertés de la presse par la police peuvent-elles être contrôlées quand la police opère contre les journalistes à partir de l’ombre ? Et quel est le message qui est communiqué sur les libertés médiatiques quand la police définit ses actions contre les journalistes comme des opérations « contre-terroristes » ?
Les journalistes dont les noms suivent ont été ciblés par la police, jusqu’à présent, et je les présente en ordre chronologique inverse :
Asa Winstanley : Le domicile de Winstanley à Londres a été perquisitionné dès l’aube du 17 octobre 2024 par une équipe d’une dizaine d’agents de la Police métropolitaine en provenance du « Commandement contre-terroriste ». Ils avaient des mandats de perquisition pour sa maison et sa voiture et ont confisqué tous les appareils électroniques qu’il utilise pour son travail de journaliste d’investigation. L’opération a cité des délits potentiels sous la Section 1 (Encouragement du terrorisme) et la Section 2 (Diffusion de publications terroristes) de la Loi de 2006 sur le terrorisme, qui peuvent entraîner une sentence maximale de 15 années d’emprisonnement. On lui a dit que cela concernait ses posts dans les médias sociaux et qu’il faisait l’objet d’une enquête depuis un an.
On ne l’a ni arrêté ni accusé. Mais on lui a dit qu’il était sous enquête permanente. En dehors du but d’intimidation de la saisie de ses appareils électroniques, il semble que la police soit en expédition de pêche aux renseignements et qu’elle espère trouver du matériel grâce auquel elle pourra l’accuser.
Winstanley est rédacteur en chef adjoint du site internet The Electronic Intifada qui, depuis plus de deux décennies, s’est spécialisé dans la couverture d’informations en provenance d’Israël et de Palestine. Il défie les orthodoxies des médias institutionnels, prenant comme prémisse le fait que le peuple palestinien a souffert d’une longue occupation coloniale par Israël à laquelle ont activement contribué les puissances occidentales.
Moi-même, dans le passé, j’ai écrit en qualité de free-lance pour ce site. Selon moi, il recourt aux critères professionnels les plus élevés qui soient, tant dans ses reportages que dans ses commentaires. Il soumettait mes propres articles à un fact-checking et à un questionnement parmi les plus rigoureux auxquels j’aie jamais été confronté. D’après ce que je comprends, il prend ce surcroît de précautions du fait que les organisations de lobbying pro-israéliennes cherchent constamment à délégitimer son journalisme.
Winstanley, qui est membre de l’Union nationale des journalistes, est un impressionnant journaliste d’investigation dont la spécialisation – le rôle du lobby pro-israélien dans le modelage de la politique britannique – lui a valu des ennemis, et ce, dans les deux partis politiques principaux.
Sarah Wilkinson : Une bonne douzaine d’agents en civil et en uniforme ont perquisitionné la maison de Wilkinson, dans le Shropshire, dès les premières heures du 29 août, et ce, en vertu de la Section 12. Ils prétendaient être en possession d’un mandat de perquisition mais, paraît-il, ont refusé de l’exhiber. Ils ont menotté Wilkinson, ont refusé de la laisser s’habiller et de prendre un médicament dont elle avait besoin pour traiter sa maladie de Crohn. Elle a ensuite été emmenée hors de la maison et conduite à un poste de police à Shrewsbury. Elle prétend qu’on lui a refusé un avocat jusqu’au moment où elle a rappelé aux policiers que la Section 12 lui donnait le droit d’être représentée juridiquement.
Wilkinson, une journaliste accréditée, gère un fil d’actualités sur Gaza, poste des vidéos et des récits de témoins. Durant l’interrogatoire, on l’a questionnée sur des centaines de tweets. Elle affirme qu’on lui a également réclamé des détails sur des Palestiniens sur place, avec qui elle est en contact, quant aux endroits où ils se trouvent.
Son fils rapporte qu’après que sa mère a été emmenée, un groupe d’agents masqués sont entrés dans la maison et l’ont fouillée en tous sens, sans doute dans le cadre de leur recherche d’appareils électroniques qui, tous, ont d’ailleurs été confisqués. Il s’avère d’ailleurs qu’ils ne lui seront pas rendus. Quand Wilkinson a été libérée, elle a découvert que le contenu de certaines pièces avait été mis sens dessus dessous. Elle dit également que les cendres de sa mère ont été vidées de leur urne et qu’on les a piétinées.
Parmi les conditions initiales draconiennes de sa caution, on lui a dit qu’il lui était interdit de se servir du moindre appareil électronique, y compris téléphone ou téléviseur, ni d’utiliser la moindre forme de transport. Après que ses avocats ont fait appel contre ces conditions considérées comme inhumaines et susceptibles de mettre sa vie en danger, six des sept conditions ont été levées.
Richard Medhurst : Medhurst a été arrêté le 15 août à l’aéroport londonien de Heathrow, lors de son retour d’un voyage à l’étranger, et ce, sous le coup de la Section 12 de la Loi de 2000 sur le terrorisme. Dès sa descente d’avion, Medhurst a été escorté par cinq agents en civil qui l’attendaient et par un autre agent vêtu de ce que Medhurst décrit comme un « équipement tactique ». On lui a fait savoir qu’il était arrêté pour « avoir exprimé une opinion ou une croyance qui soutient une organisation interdite ». On ne lui a pas fourni de plus amples détails.
Medhurst a été gardé pendant 24 heures en tout. Durant ce temps, il a été emmené dans un local de l’aéroport, où il a été menotté et fouillé. On lui a refusé le droit d’appeler un membre de sa famille ou des amis. Ses appareils électroniques lui ont été confisqués et ne lui ont pas été rendus. Il a été transféré dans un poste de police, où on l’a gardé dans une cellule pendant 13 heures sous surveillance constante. Finalement, il a été interrogé pendant environ 60 minutes par deux agents du contre-terrorisme.
Il est sous enquête permanente et peut se voir infliger une peine de prison allant jusqu’à 14 ans s’il est accusé et condamné.
Le père de Medhurst, fait-il remarquer, a servi dans la Police métropolitaine avant de rédiger un cours de formation contre-terroriste pour les Nations unies. Ses parents se sont vu décerner un prix Nobel de la paix pour leur travail de maintien de la paix au service de l’ONU. Medhurst fait remarquer que ses parents ont eu une influence constante sur sa conception du monde et qu’il considère son journalisme anti-guerre comme une continuation de leur travail.
Il est membre de l’Union nationale des journalistes.
Craig Murray : Murray, un ancien ambassadeur britannique, lanceur d’alerte et écrivain qui, ces dernières années, s’est constitué un large public sur son site internet personnel en raison de son journalisme et de ses commentaires, a été arrêté à l’aéroport de Glasgow le 16 octobre 2023, après un meeting en Islande. Le motif d’arrestation notifié par l’unité de commandement de la police écossaise des frontières figurait dans l’Annexe 12 de la Loi de 2000 sur le terrorisme.
Il a été interrogé à l’aéroport par trois agents du contre-terrorisme qui ne se sont pas identifiés. Son téléphone et son ordinateur portable lui ont été confisqués. On lui a dit qu’il allait être accusé d’un délit criminel s’il refusait de répondre aux questions, s’il répondait mensongèrement, s’il retenait délibérément des informations ou s’il refusait de fournir les mots de passe de ses appareils électroniques. On lui a refusé le droit de consulter un avocat. Son interrogatoire comprenait des questions concernant ses opinions politiques, sa décision d’assister à une manifestation de solidarité avec la Palestine à Reykjavik, et son engagement dans la campagne menée alors en faveur de la libération du journaliste et éditeur Julian Assange.
Autres journalistes : Tous ces efforts qui tendent à persécuter des journalistes ont eu lieu dans le contexte de l’offensive destructrice d’Israël contre Gaza depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Toutefois, il vaut la peine de mentionner qu’ils semblent correspondre à des signes déjà existants d’un climat répressif à l’encontre du journalisme d’opposition cultivé par la police et par l’État britannique.
Parmi les journalistes qui ont subi dernièrement un traitement abusif de la part de la police, figurent Kit Klarenberg, Vanessa Beeley, David Miranda et Julian Assange, ainsi que l’éditeur français Ernest Moret. Outre les Lois de 2000 et de 2006 sur le terrorisme, la police a également utilisé la Loi de 2019 sur le contre-terrorisme et les frontières afin d’arrêter des journalistes et d’enquêter sur leur personne.
Non-journalistes : Il conviendrait de faire remarquer qu’un bien trop grand nombre de non-journalistes ont été ciblés par la police en vertu des lois contre-terroristes. Je désire mettre particulièrement en lumière les arrestations par la police de Haim Bresheeth, un universitaire et enfant de survivants de l’Holocauste, et de Tony Greenstein, un chercheur sur l’Holocauste, écrivain et militant de la solidarité avec la Palestine.
Fait remarquable, tous deux sont juifs – le Pr Bresheeth est également israélien – et adoptent des positions fortement critiques à l’égard d’Israël tout en rejetant la prétention d’Israël à vouloir représenter le peuple juif. M. Greenstein a été accusé le 25 novembre 2024 d’un délit en vertu de la Section 12. Le Pr Bresheeth fait toujours l’objet d’une enquête. Ces arrestations reflètent un modèle émergent de répression policière plus large qui a accentué les pressions exercées sur les journalistes afin qu’ils s’autocensurent à propos des actions d’Israël à Gaza.
Depuis de nombreux mois, le lobby pro-israélien a caractérisé comme antisémite toute position sévèrement critique à l’égard de la politique d’Israël à Gaza. Des accusations d’antisémitisme ont été lancées sans raison et souvent pour des avantages politiques et rhétoriques. Une preuve ici réside dans le nombre important de Juifs britanniques qui se sont trouvés diffamés comme antisémites, « juifs animés de la haine de soi » ou encore « mauvaise sorte de juifs ».
Il est dérangeant que la police, désormais, aide cette campagne de dénigrement en recourant à la Section 12 pour suggérer que des juifs antisionistes tels que le Pr Bresheeth et M. Greenstein sont également des « partisans du terrorisme ».
Le fait que la police cible d’éminents juifs antisionistes en raison de leurs opinions critiques à l’égard des actions d’Israël à Gaza est porteur d’un message sonore et dissuasif, notamment à l’adresse des journalistes. Il leur dit que la police est prête à arrêter et même accuser des experts du conflit israélo-palestinien, s’ils devaient être trop profondément en désaccord avec la politique étrangère britannique. Si même le Pr Bresheeth et M. Greenstein sont vulnérables à l’arrestation, si même eux tombent sous le coup des lois contre le terrorisme, alors, la plupart des journalistes qui en savent moins sur ces questions concluront qu’il vaut mieux éviter totalement le sujet, ou adhérer uniquement à la ligne officielle du gouvernement.
E. Conclusions
Je ferai remarquer ce qui suit :
La décision de l’État britannique de confondre les bras politique, diplomatique et armé du Hamas, le gouvernement élu de Gaza et son aile militaire armée, en proscrivant les deux, a laissé les journalistes et les libertés de la presse vulnérables à une interprétation très large de ce que signifie « exprimer une opinion ou une croyance qui soutient (…) », selon la législation antiterroriste. Par conséquent, les journalistes sont confrontés à un double obstacle, s’ils veulent faire leur travail : ils doivent naviguer dans la proscription la plus large du Hamas par le Royaume-Uni ainsi que parmi l’interprétation la plus large possible de ce qui constitue « exprimer une opinion ou une croyance qui soutient (…) » telle qu’elle est utilisée par la police britannique.
Jusqu’à présent, il y a eu du côté de la police une absence de précision ou de clarté à propos de la raison pour laquelle elle arrête des journalistes ou perquisitionne leurs maisons et confisque les outils qui leur sont nécessaires pour pratiquer leur journalisme. Ceci, en soi, est profondément inquiétant. Mais, d’après ce que nous savons – surtout au vu du ciblage des militants et universitaires en vertu de la Section 12 – la police se sert de la définition la plus approximative possible de « l’encouragement du soutien » figurant dans la loi. L’interprétation par la police de la loi, sinon la loi même, ne tient pas compte du devoir des journalistes, dans une démocratie en bonne santé, de maintenir le public informé et de lui présenter des points de vue opposés, controversés et hétérodoxes.
L’absence de transparence du côté de la police à propos de ses enquêtes sur les journalistes aggrave cette attaque contre les libertés démocratiques. Du fait que les autres journalistes, dont moi-même, ont peu d’informations pour comprendre comment la police en est arrivée à ces décisions ou sur quelles bases elle va chercher à se justifier devant les tribunaux, nous ne disposons d’aucun moyen d’évaluer comment nous pourrions éviter nous-mêmes semblable sort. Que ce soit intentionnellement ou pas, l’approche de la police laisse les journalistes dans le doute à propos de ce qui peut être considéré comme un commentaire légal. C’est intimidant et lié à maximiser l’effet dissuasif sur la liberté d’expression et sur les libertés de la presse.
Le travail des journalistes puise typiquement dans l’expertise des sources faisant autorité, y compris, entre autres, les universitaires, les enquêteurs, les avocats, les organisations des droits de l’homme. Mais la proscription par l’État britannique du Hamas et d’autres organisations armées palestiniennes, ainsi que la définition très large de la Section 12 imposée par la police, sape grandement la capacité des journalistes à puiser dans ce genre d’expertise quand il s’agit de couvrir les événements à Gaza, par exemple.
Et ce, pour un certain nombre de raisons. Les experts sont susceptibles d’être rebutés par l’engagement dans la recherche en ce domaine par crainte d’un risque juridique potentiel et ils sont susceptibles d’éviter d’attirer l’attention sur leurs recherches, s’ils les effectuent, par crainte de l’action policière. Cette réticence signifie que les journalistes perdent l’accès aux sources d’expertise dans lesquelles, autrement, ils seraient à même de puiser.
Et, de plus, ces mêmes experts sont susceptibles d’être nettement plus réticents à partager, même de façon contextuelle, la moindre de leurs recherches ou opinion informée avec des journalistes par crainte de voir exposé, au cas où les appareils électroniques des journalistes seraient saisis, comme cela est arrivé maintes fois, leur propre rôle en tant que source.
Le climat de crainte cultivé par la législation ne rend pas seulement les journalistes craintifs de donner de la voix à des points de vue hétérodoxes. Il pousse également les discussions et les opinions informées des experts dans la clandestinité, où les journalistes seront moins susceptibles d’en devenir conscients d’elles et de les faire figurer dans leur propre couverture.
Israël a des organisations de lobbying actif dans les deux principaux partis politiques britanniques – les Amis travaillistes d’Israël et les Amis conservateurs d’Israël étant deux exemples bien connus – qui souhaitent assister au court-circuitage de la critique des actions d’Israël contre les Palestiniens, spécialement quand cela se passe à Gaza. Ces organisations jouent un grand rôle d’influence bipartisane sur les hommes politiques britanniques en vue. En effet, elles sont susceptibles d’avoir joué un rôle important dans la proscription du Hamas dans sa totalité.
Bien que nous désirions tous une société où la police est immunisée contre les campagnes de pression politique, il serait on ne peut plus naïf de s’imaginer que de telles campagnes n’ont aucun impact sur les décisions policières. Il est nécessaire que la police montre qu’elle a satisfait aux normes de preuves les plus élevées avant de cibler les journalistes ou de limiter les libertés de la presse. Je ne vois rien qui puisse suggérer que ç’a été le cas. Ses agissements ont tout l’air d’une attaque politique contre les libertés de la presse pour la simple raison que c’est exactement ce qu’elles sont.
En vertu des lois internationales, les Palestiniens ont le droit à la résistance armée contre leur occupation, tant que cette résistance est dirigée contre des objectifs militaires et non contre des cibles civiles. Cela signifie que certaines opérations de résistance du Hamas sont légales, selon le droit international. Toutefois, toute analyse ou commentaire qui pourrait « encourager le soutien » parmi les lecteurs, les spectateurs ou les abonnés, à une action du Hamas, même légale, est susceptible d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à 14 ans, d’après la législation.
Étant donné l’interprétation très vague de ces lois par la police, les journalistes se trouvent dans une position particulièrement déplaisante et dangereuse, s’il leur fallait attirer l’attention sur les actions légitimes du Hamas ou discuter de la légalité des actions de l’organisation. Cela impose une limitation importante à la capacité des journalistes à couvrir librement et discuter certains des développements les plus urgents et les plus conséquents des affaires internationales, ou à réfléchir à l’implication de la Grande-Bretagne dans ces développements.
La police a annoncé de longues enquêtes sans date d’achèvement précise contre des journalistes, des universitaires et des militants de la solidarité avec les Palestiniens. La nature prolongée de ces enquêtes – et l’absence de clarté sur la façon dont les individus ciblés ont enfreint la Section 12 ou toute autre législation – n’ont pas que dans l’immédiat un effet dissuasif sur les libertés de la presse, elles continueront d’avoir cet effet dissuasif dans un futur prévisible, tant que ces investigations traîneront en longueur.
C’est même une agression plus grave encore contre la liberté de la presse, parce qu’un devoir fondamental des journalistes consiste à aborder en temps opportun les sujets importants d’intérêt public.
Le Premier ministre d’Israël est actuellement confronté à un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour avoir perpétré des crimes contre l’humanité à Gaza, dans le même temps que la cour sœur de la CPI, la Cour internationale de Justice (CIJ), est occupée à enquêter sur le crime de génocide par Israël. La Grande-Bretagne aide Israël dans ses actions à Gaza. Dans un moment comme celui-ci, les médias britanniques ont besoin d’accueillir une discussion complète et vigoureuse sur ces développements, qui sont de la plus haute importance imaginable, tant au niveau international qu’au niveau intérieur. L’actuel effet dissuasif de la Section 12 et l’interprétation très large de cette même Section 12 par la police, se muent de ce fait en une forme de complicité dans les moindres crimes dont on peut trouver Israël coupable.
Jusqu’à présent, le police n’a ciblé que des journalistes indépendants, sans doute parce que ce genre de journalistes ne disposent pas du soutien institutionnel d’une importante organisation médiatique et qu’ils sont souvent perçus comme se trouvant dans une position plus faible pour se défendre contre les recours abusifs de la police à la Loi sur le terrorisme. Ce sont des « proies faciles ».
Néanmoins, les journalistes qui travaillent dans de grandes organisations médiatiques vont prendre note. Cela signifie que l’effet dissuasif est ressenti dans tous les médias et pas seulement chez les journalistes indépendants. Cela s’est sans aucun doute reflété dans l’incapacité quasi totale des médias britanniques à entrer en contact avec les porte-parole du Hamas et à clarifier les positions politiques et diplomatiques de l’organisation en les interrogeant – ce qui constitue un rôle important du journalisme.
Les organisations médiatiques institutionnelles n’ont donné pour ainsi dire aucune couverture ni guère consacré d’examen aux enquêtes de la police sur les journalistes indépendants. Cela contraste fortement avec l’Union nationale des journalistes, qui a qualifié les actions de la police d’« abus et de mésusage de la législation sur le terrorisme » et a mis en garde contre le fait que ces actions risquaient de « menacer la sécurité des journalistes », ainsi que celle de leurs sources.
La Fédération internationale des journalistes, qui représente des journalistes de 146 pays, a déclaré :
« Les pratiques récentes de la police vont à l’encontre de la défense de la liberté d’expression par le gouvernement du Royaume-Uni et de son engagement envers le journalisme, qui est l’un des piliers de la démocratie. Tout usage de la législation sur le terrorisme doit être proportionné ou cela risque de nuire gravement à la liberté des médias. »
De même, la Comité de protection des journalistes, une ONG internationale dirigée par 40 journalistes experts, a qualifié ce qui se passait de
« modèle dérangeant d’instrumentalisation des lois antiterroristes contre les journalistes ».
L’incapacité des médias institutionnels du Royaume-Uni à parler de ces mesures répressives de la police à l’encontre des journalistes indépendants – et encore moins à les condamner – reflète un certain nombre de facteurs.
Les organisations médiatiques institutionnelles sont souvent réticentes quand il s’agit de reconnaître des journalistes indépendants. En partie, pour des raisons commerciales : parce que, ces dernières années, les journalistes indépendants ont engrangé pas mal de succès en combattant et en affaiblissant l’emprise des médias traditionnels sur le discours public. Et aussi parce que bien des journalistes indépendants sont hautement critiques à l’égard de la couverture proposée par les médias institutionnels. Ils éclairent souvent les manquements résultant de la propriété des médias institutionnels, de leur dépendance des annonceurs d’entreprise et de leur déférence envers d’autres formes de pouvoir institutionnel.
Que ces critiques soient correctes ou pas, le fait est que les médias institutionnels se perçoivent souvent comme étant en relation antagoniste avec les journalistes indépendants, même avec ceux qui ont eu les mêmes formations que leurs propres journalistes, possèdent une expérience similaire, voire plus grande, et sont munis d’une accréditation professionnelle et d’une carte de membre de la NUJ.
Le fait que les médias institutionnels font semblant de ne pas voir ces abus de la législation antiterroriste par la police ne sert qu’à rendre ces abus plus dangereux encore. Les restrictions policières des libertés de la presse ne sont pas examinées en public ni portées à l’attention du grand public, ni non plus contestées par les médias institutionnels. Nous allons nous retrouver rapidement dans une période orwellienne durant laquelle la police britannique va enquêter sur des « crimes de pensée » ou sur une « pensée incorrecte ».
« La démocratie meurt dans l’obscurité », met en garde le mémorable slogan du Washington Post. Nous nous trouvons précisément dans une telle période d’obscurité.
F. Les obligations des experts
Je confirme que j’ai expliqué clairement quels faits et questions mentionnés dans ce rapport sont de ma connaissance et lesquels ne le sont pas. Je confirme que les faits qui sont de ma connaissance sont véridiques. Les opinions que j’ai exprimées représentent mes véritables opinions professionnelles complètes sur les questions auxquelles elles font référence.
Je comprends que les procédures pour outrage au tribunal peuvent être engagées contre toute personne qui fait ou provoque dans un document une fausse déclaration vérifiée par une déclaration de vérité sans croire honnêtement en sa véracité.
Je confirme que je n’ai pas perçu la moindre rémunération afin de préparer le présent rapport.
Jonathan Cook
Bristol
5 décembre 2024
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Les illustrations ont été ajoutées par la rédaction de ce site.
Original en anglais : The Hamas case
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
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