Le déplacement, c’est la mort de la stabilité
Le déplacement de chez soi, c’est comme si l’âme quittait le corps.

19 mai 2025. Une femme complètement désemparée à al-Mawasi après que l’armée israélienne a ordonné l’évacuation d’une importante zone de Khan Younis, dans le sud de Gaza. (Photo : Moaz Abu Taha / APA images)
Ruwaida Amer, 17 juin 2025
Récemment, j’écrivais et je parlais de mon expérience au cours de l’incursion de l’armée israélienne dans ce qu’on appelle le corridor de Morag, près d’al- Fukhari, une zone agricole à proximité de Khan Younis, dans le sud de Gaza, où ma famille et moi-même vivons.
Mais mon histoire avec la guerre n’est pas terminée. Les épisodes de souffrance viennent les uns après les autres. Le plus pénible de tous, c’est d’avoir été chassée de ma maison il y a un mois environ.
Dans la soirée du mardi 13 mai, mon quartier a été transformé en zone de guerre. Soudainement, dans le voisinage de l’hôpital européen de Gaza tout proche, nous avons entendu des missiles lourds tomber avec une force tellement incompréhensible que la maison a été secouée en tous sens et s’est presque écroulée sur nous alors que nous hurlions de terreur.
L’air était très brumeux et rempli de fumée au point que nous ne pouvions nous voir mutuellement. Nous avons quitté la maison pour voir si nos voisins allaient bien et pour tenter de savoir ce qui se passait dans le quartier. Ce que j’ai vu, c’étaient des gens qui couraient et qui hurlaient leur peine.
Israël a dit qu’il avait tenté d’assassiner le chef du Hamas, Muhammad Sinwar, dans ce qu’il a prétendu être un centre de commandement situé sous l’hôpital. Au moins 28 personnes ont été tuées et des dizaines d’autres blessées, dans l’attaque.
Au moins 25 membres de la famille al-Afghani, qui vivait près de l’hôpital, ont également perdu la vie lors d’une frappe contre leur maison. Les incessantes frappes israéliennes ont empêché le sauvetage et la remontée d’au moins 14 membres de la famille restés piégés sous les décombres.
Échapper à la mort
Au moment de l’attaque massive, nous étions censés être à l’hôpital européen de Gaza.
Ma mère y avait un rendez-vous afin de la préparer à une intervention à la colonne vertébrale le lendemain. Mais nous avions prévu en lieu et place de nous rendre à l’hôpital très tôt le matin de l’intervention du fait que nous habitons à proximité.
De poignantes prises de vue de l’attaque par CCTV montrent que nous avons eu la chance d’échapper à la mort. Quand l’armée a ciblé la cour de l’hôpital, elle était remplie de patients, de visiteurs et de gens des environs.
Mercredi, nous avons contacté le médecin de ma mère pour lui demander s’il serait toujours en mesure de procéder à l’opération sur ma mère. Il lui a demandé de venir à l’hôpital, puisqu’il estimait qu’il était effectivement en mesure de le faire.
Ma mère et moi sommes allées à l’hôpital à 9 heures du matin et, alors que nous attendions le médecin, nous avons découvert les dégâts impressionnants infligés à l’hôpital par les ceintures de feu qui l’avaient ciblé : des cratères et de profondes fissures ainsi que des infrastructures écroulées sur la route à l’extérieur de l’entrée de l’hôpital, des pans de mur disloqués, des carrelages brisés aux murs et sur le sol à l’intérieur même du bâtiment.
Deux heures plus tard, le docteur nous a dit que l’opération avait été reportée. Comme nous étions sur le point de sortir, l’armée israélienne a bombardé un bulldozer utilisé à l’extérieur pour déblayer les débris de l’attaque d’hier. Médecins et patients couraient en tous sens, craignant une autre attaque contre l’hôpital et j’ai eu peur que nous ne restions piégées à l’intérieur.
Quand le bombardement a cessé une demi-heure plus tard, ma mère et moi sommes sorties en hâte de l’hôpital – étonnées d’être toujours en vie – et nous avons trouvé ma sœur et mon oncle qui nous attendaient à l’extérieur, loin de l’entrée de l’hôpital, et qui étaient venus voir si nous étions là.
Bien décidés à rester
De nombreuses personnes de la zone, craignant pour leur vie, s’étaient enfuies vers d’autres endroits de Gaza, après l’attaque de la veille. Mais nous, nous étions bien décidés à rester, à l’instar de certains de nos voisins.
Les jours suivants n’ont pas été faciles, du fait qu’il y avait en permanence des tirs d’artillerie lourde autour de l’hôpital et du quartier. J’avais toujours dit que je pourrais supporter n’importe quoi, dans la guerre, sauf d’être déplacée de chez moi. J’avais déjà été déplacée à trois reprises pour une nuit ou deux, au cours de cette guerre. Après notre dernier déplacement, en juillet dernier, nous avions décidé de ne pas répéter l’expérience même si cela signifiait qu’il allait falloir mourir dans nos maisons.
Et c’est ainsi que nous avons vécu toute une semaine sous les lourds bombardements et tirs de quadricoptère permanents avant que, brusquement, le 20 mai, l’armée n’attaque la zone à proximité de la nôtre.
Cette nuit-là, nous n’avons pas dormi une seconde à cause des bombardements et du bruit des chars qui approchaient du quartier. Nous avons attendu jusqu’au lever du soleil que ce cauchemar finisse, mais il n’a pas cessé.
J’ai vu nos derniers voisins qui quittaient leurs maisons. Mon frère Muhammad était très ennuyé parce que notre mère n’était pas en bonne santé et qu’elle ne serait pas capable de courir si quelque chose d’inattendu se produisait dans le voisinage.
Muhammad voulait que je persuade notre mère d’évacuer. J’étais résolument opposée à cette idée et je lui ai dit qu’il n’y avait pas d’endroit sûr où aller et que, en outre, le déplacement allait exacerber la maladie de notre mère.
Vers midi ce jour-là, nous avons entendu des quadricoptères qui tiraient des balles tout près de chez nous juste au moment où l’armée empiétait sur l’hôpital.
Notre très chère et belle maison – dont nous avons commencé la construction il y a dix ans et que nous n’avons terminée que quelques mois avant la guerre après avoir si durement travaillé – a deux étages et un sous-sol. La moitié de l’étage supérieur, qui est toujours en construction, a une toiture, et l’autre moitié est toujours à l’air.
J’ai dit à ma sœur et à ses enfants de rester en bas et que personne ne pouvait aller à l’étage ni sur le toit. Je me suis rendue dans la chambre de ma mère pour essayer de dormir mais je n’ai pu le faire que quelques minutes avant d’entendre des coups sourds sur notre porte. C’était l’un de nos voisins qui disait : « Sortez de la maison, l’armée ne nous donne qu’une demi-heure ! »
Je me suis précipitée hors de mon lit, en ayant peur pour ma mère malade. J’ai tenté de la réconforter. J’avais un sac avec mon portable et deux ou trois choses très importantes, comme des cadeaux de mes étudiants, des carnets et d’autres choses dont j’ai besoin pour travailler.
J’ai attrapé mon sac, y ai fourré mes vêtements, j’ai emmené ma mère et nous avons quitté la maison. Le voisinage était vide, désormais, puisque la plupart des autres habitants étaient déjà partis. Mon frère m’a crié d’emmener notre mère et de monter dans la voiture en panne de mon cousin, remorquée par un camion, sans autre moyen de transport disponible. J’ai laissé derrière nous mes sœurs, mes nièces, mon frère et mon père. Je pouvais entendre les détonations et le bombardement et j’avais très peur pour eux. Je leur ai demandé d’être prudents et de rester en sécurité, ajoutant que je les reverrais.
Depuis la voiture, j’ai vu des gens qui marchaient dans la rue, fuyant avec uniquement ce qu’ils portaient sur eux. Sans avoir le temps de nous préparer, nous avons nous aussi laissé tout dans notre maison : nourriture, vêtements, tout.
Vers l’inconnu
J’ai eu mal au cœur quand nous nous sommes éloignés de mon cher quartier et de notre maison. Nous allions vers l’inconnu et mon esprit était rongé d’inquiétude au sujet de mes sœurs et de mon père, que j’avais laissés derrière alors qu’ils cherchaient un moyen de transport. J’avais des difficultés pour communiquer avec eux du fait qu’Internet et les communications en général avaient été coupés dans notre zone, après le bombardement de l’hôpital.
Nous étions tous très tendus, dans la maison de ma tante, au camp de réfugiés de Khan Younis, à l’ouest de la ville, à plusieurs milles d’al-Fukhari.
La maison de ma tante consiste en blocs de béton placés l’un au-dessus de l’autre pour former une chambre couverte d’une toiture en zinc. Il y a des ouvertures sans rien au lieu de fenêtres couvertes et des bâches en plastique et des couvertures sont les seuls moyens d’isolation. On est très loin de la maison que nous avons eu tant de mal à construire à al-Fukhari afin de répondre aux besoins de notre famille.
Les gens du camp, qui a été complètement détruit et qui est rempli de tentes et d’abris rudimentaires, dépendent de l’aide pour leurs besoins élémentaires tel l’eau et la nourriture. Nos existences se caractérisent désormais par un genre de souffrance différent qui affaiblit nos forces et sape notre énergie.
La routine quotidienne consiste à trouver de l’eau – parfois, cela signifie qu’il faut se rendre à un point de distribution d’eau et en ramener de lourds réservoirs. Quand il n’y a pas d’eau au point de distribution, nous dépensons un tas d’argent pour en acheter.
Tout est difficile.
Nous passons nos journées à chercher de la farine pour faire du pain et à chercher du bois pour allumer un feu et cuire nos aliments. Nous nous sommes mis à acheter certaines choses pour remplacer ce que nous avons laissé derrière nous, dans notre maison, et nous vivons désormais comme si nous étions partis de zéro.
Nous ne disposons d’aucune information sur notre maison ou notre quartier. Tout le monde a été obligé de s’en aller et, avec l’armée qui cible tout le monde dans la zone, il est trop dangereux d’y retourner. Nous ne savons pas ce qui se passe là-bas, et cela aggrave notre tristesse.
Pas d’espoir
e me réveille en tentant de comprendre ce que j’endure. De nouveaux ordres de déplacement se répandent vers les zones de la ville de Khan Younis et empiètent maintenant sur nous. Moment après moment, nous attendons des infos sur les négociations de cessez-le-feu, sans le moindre espoir de nous sauver de ce cauchemar.
La peur intense, la faim, la maladie de ma mère, le fait que je n’ai pas pu quitter Gaza et me tirer d’affaire moi-même, l’inquiétude à propos de ma maison, les prix exorbitants des nécessités de la vie – tout cela me laisse psychologiquement épuisée. Parfois, j’ai l’impression que je pourrais perdre la tête.
Chaque seconde que je suis forcée de vivre loin de ma maison, sans aucun semblant de sécurité et de stabilité, est oppressante. Je suis incapable de m’adapter, ne serait-ce qu’un instant, à cette réalité du camp qui nous est imposée par la guerre. La maison n’est pas sûre du tout et ne pourrait résister aux puissants missiles qui tombent dans le voisinage du camp. Je suis terrorisée à chaque secousse.
J’ai travaillé dur pour continuer de transmettre mon message tout au long de la guerre. Je suis étonnée d’être toujours en mesure de penser au travail, même si j’ai souvent l’impression que je vais tout perdre en raison de la difficulté de la situation dans laquelle nous vivons.
Combien de temps allons-nous rester comme cela ? Quand cette guerre va-t-elle finir ? Allons-nous vivre quelque chose de pire que ce que nous avons déjà enduré depuis plus de 600 jours ?
Il y a tant de questions auxquelles nous ne pourrons jamais trouver de réponse du fait que nous avons été abandonnés et qu’on nous a laissés affronter notre sort tout seuls.
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Ruwaida Amer est une journaliste qui vit et travaille à Gaza.
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Publié le 17 juin 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine