Salam Taha : 82 jours d’interrogatoire à l’abattoir d’al-Moskobiyeh
par Hind Shraydeh
Les différentes significations de la « paix »
Pour certains qui détiennent le pouvoir et l’autorité, la « paix » est liée à des accords et des arrangements, à des privilèges qu’ils aspirent à obtenir en échange de miettes de la Palestine historique. Par ailleurs, Salam, dont le nom signifie « paix » en arabe, exemplifie une autre signification de ce terme.
Salam Taha est né dans le village de Deir Abu Misha’al, situé au nord-ouest de la ville de Ramallah. Il adore la mer, bien que l’occupation l’ait empêché d’en profiter. Habituellement, Salam échappe au bruit de la ville en se rendant à Khirbet Al-Rachniyeh, à l’est du village, pour savourer les vertes perspectives de son lieu secret et fixer ses regards du côté de la côte de la Palestine occupée, tout en confrontant ses sentiments au silence absolu et en passant son temps parmi des champs spacieux et verdoyants.
« Il est le plus timide d’entre nous, mais le plus brave aussi », explique son ami à l’université.
Arrêté alors qu’il s’occupait de son enfant
Des soldats de l’armée israélienne ont fait irruption dans la maison de Salam après avoir fracassé sa porte pour entrer. Ils ont agressé Salam, le collant au mur et le frappant lâchement au corps avec leurs fusils.
Il était quatre heures du matin et Salam était déjà levé pour s’occuper de son bébé d’un mois, Cana’an. Il ne savait pas que ce devait être son dernier tour dans la rotation en cours avec sa femme, Rubou’, ni qu’il ne serait plus à même de s’occuper de son enfant pendant un long bout de temps.
Salam a été lié à la chaise de la cuisine, pendant que les militaires saccageaient tout, mettant tout sens dessus dessous. Ils cherchaient son vieux mobilophone, qui se trouvait directement sous leur nez pendant tout ce temps, mais ils avaient prétendu n’avoir rien remarqué alors qu’ils opéraient avec toute cette violence.
Salam était resté placide, comme si rien ne l’ennuyait, et il s’était moqué des actions des soldats, une attitude qui avait irrité leur chef, lequel avait tenté de provoquer Salam en insultant sa femme Rubou’ et en lui tenant des propos grossiers pendant qu’elle préparait un peu de lait pour calmer l’enfant qui ne cessait de crier depuis l’intrusion des militaires. Salam avait adressé un regard réprobateur au chef, comme pour lui demander : « Est-ce ainsi qu’on t’a appris à respecter les mères ? »
Il avait fredonné une mélodie, aux paroles non identifiables, répétant par contre les seuls mots reconnaissables : « Tu peux… »
Après ce saccage indescriptible de la maison, les soldats israéliens avaient entravé les poignets de Salam et l’avaient attrapé solidement par les épaules. Rubou’ s’était agenouillée rapidement sur le sol, pour essayer d’ajuster avec soin et diligence les chaussures de son mari.
Salam l’avait saluée en disant : « Çe ne prendra pas beaucoup de temps… Je serai bientôt de retour. »
« Voilà comment mon mari a été enlevé un vendredi à l’aube, le 30 août 2018, deux jours seulement avant le début de ses études de maîtrise, puisqu’il s’était inscrit au Programme des études internationales de l’Université de Birzeit »,
explique Rubou’.
Décrocher son diplôme de premier cycle malgré plusieurs interruptions
Plus de 80 étudiants de l’Université de Birzeit sont actuellement détenus dans des prisons israéliennes. Vingt d’entre eux le sont dans la cadre de la détention administrative, sans accusation ni procès. Leur détention s’appuie sur les « présomptions » du commandant de la zone d’occupation militaire israélienne, selon lesquelles ces étudiants « pourraient constituer une menace sécuritaire pour l’État d’Israël ». Le reste des étudiants ont fait l’objet de condamnations au tribunal militaire, concernant généralement leur implication dans des activités estudiantines au sein même de l’université.
« Salam a décroché un diplôme de premier cycle en sciences politiques, assorti d’une mineure (formation de base) en administration publique. Jusque-là, ses études ont été fréquemment interrompues par des arrestations, qui ont allongé le laps de temps normal requis pour terminer ses études »,
explique Rubou’.
Il y a des étudiants dont le premier cycle universitaire leur prend deux fois plus de temps que ce dont ils ont en réalité besoin pour achever toutes leurs obligations universitaires, outre les cours relatifs à leur spécialité. Les étudiants ne peuvent pas rejoindre leurs classes, en raison de leurs emprisonnements répétés et, pourtant, ils font d’énormes efforts pour reprendre leurs études à un âge plus avancé en compagnie de groupes plus jeunes et parfois même de générations différentes de celles qui s’étaient lancées avec eux dans leur parcours universitaire.
La semaine dernière, trois autres dirigeants estudiantins ont été enlevés par des soldats israéliens, quelques jours à peine avant la fin du semestre : Izz Shabaneh, du village de Sinjil, Mehdi Karajeh du village de Saffa, et Basil Barghouthi du village de Beit Rima.
L’arme secrète de Salam
Le dimanche qui a suivi le raid, Rubou’ savait déjà que son mari était détenu au centre d’interrogatoire d’Al-Moskobiyeh à Jérusalem, où Salam allait séjourner pendant 46 journées d’interrogatoires brutaux. Durant tout ce temps, il lui fut interdit de voir son avocat. Salam a visité Jérusalem, non pas en touriste visitant le Dôme du Rocher ou le Saint Sépulcre, mais plutôt collé au fond d’un cachot souterrain, avec diverses méthodes de torture haineusement destinées à saper la volonté du prisonnier. Des lumières fluorescentes restaient allumées 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, lui valant de graves maux de tête et irritant ses yeux. Associées à des échos de cris interminables et à des courants d’air froid dirigés sur son corps par un climatiseur, ce n’étaient que quelques-uns des exemples de la pression constante et des traitements inhumains auxquels il était soumis.
Après trois mois de détention, Rubou’ décida de courir le risque, dans l’intention de remonter le moral de son mari et de lui transmettre ses bons sentiments, ce qui l’aiderait à rester fort et à continuer à tenir courageusement. Elle décida donc de procurer à son mari une « arme secrète » dans le même temps qu’elle assisterait à sa séance de tribunal.
Comment serait-ce possible, alors que même un bout de tissu ne peut franchir les inspections et fouilles punitives ? Elle prit extrêmement soin de sa tenue vestimentaire, enfila sa veste favorite, en ferma les boutons et parvint chanceusement à passer la première inspection, puis la seconde, via un engin d’inspection automatique, et une dernière inspection personnelle, qui ressemble à deux mains envahissantes qui vous passent une barre électronique le long du corps. Après qu’elle eut attendu pendant des heures à l’extérieur, dans le froid, le garde de la sécurité dit à Rubou’ qu’il était temps pour le procès de Salam. Elle entra dans la salle d’audience avec sa surprise et déboutonna sa veste, et Salam put voir le visage souriant de son fils Cana’an imprimé sur le t-shirt de Robou’. Pendant deux minutes, les gardes de la sécurité restèrent figés sur place. Ils ne savaient pas comment désamorcer une telle arme secrète !
Rubou’ riait tout en rappelant l’indident et disant :
« J’ai senti que nous avions remporté une victoire… Les gardes étaient figés et ils ne savaient que faire ! Ils croient qu’ils peuvent abolir le désir dans nos cœurs, mais nous leur avions prouvé qu’ils avaient tort. Ç’a été ma façon de résister et de me tenir au côté de Salam. »
82 jours d’interrogatoires très durs à l’abattoir d’Al-Moskobiyeh
« Salam n’avait plus dormi depuis longtemps, il était extrêmement pâle et saignait aux poignets à cause des liens très serrés qui les menottaient. L’administration de la prison utilisait un certain nombre d’interrogateurs qui inventaient des histoires et des scénarios bidon sur notre famille afin d’affaiblir Salam. Certaines de leurs fabrications me concernaient moi, sa femme, et notre fils Cana’an, découvert mort dans un accident de voiture, selon leurs dires ; d’autres disaient qu’on m’avait amenée pour être interrogée dans un local adjacent à la cellule de Samal »,
explique Rubou’, rappelant ce que Salam lui avait raconté lors d’une de ses visites.
Bien des tromperies et toutes sortes de trucs malicieux étaient utilisés par le service israélien de renseignement connu sous le nom de Shabak, afin de mettre la pression sur Salam, et ce, dans un seul but : lui extorquer des aveux afin de marquer leur victoire illusoire et prouver leur domination sur les Palestiniens.
« Avant sa dernière arrestation, Salam avait subi une colonoscopie, du fait qu’il souffre de problèmes du côlon, de douleurs à l’estomac et d’hémorroïdes qui lui avaient valu des saignements durant les interrogatoires. L’avocat avait montré les attestations médicales de Salam qui expliquaient sa situation, mais le régime fasciste ne se souciait aucunement de ses médicaments et refusait de le laisser aller fréquemment aux toilettes »,
explique Rubou’.
L’occupation israélienne maltraite délibérément les prisonniers, leur fournissant des soins de santé insuffisants et inadéquats et ce, dans une tentative d’épuiser les détenus. En guise de punition pour la détermination de Salam, le tribunal militaire illégitime le condamna à 18 mois de prison.
Deux semaines exactement avant la fin de sa peine, alors que Rubou’ se posait des questions sur la couleur de la robe qu’elle prévoyait de porter pour accueillir son mari à la maison et de la tenue unique qu’elle préparait pour son fils Cana’an, les forces militaires israéliennes envoyèrent Salam une fois de plus à l’abattoir d’Al-Moskobiyeh, où il subit trente-six jours d’interrogatoires cruels à une fréquence rapide et hystérique et durant lesquels on l’empêcha comme la fois précédente de plus de voir son avocat.
Quatre-vingt-deux jours. Tel est le temps total pendant lequel Salam a subi des interrogatoires, alors que le monde « civilisé » et ses jeunes plus chanceux du projet colonial vivent isolés des tragédies de l’occupation, peut-être en jouant au foot ou au baseball et en mijotant l’un ou l’autre plan excitant pour leurs voyages aux Maldives. Quatre-vingt-deux jours d’interrogatoires et, en plus, l’occupation vole des années aux jeunes Palestiniens : leur avenir, leurs familles, leurs enfants.
Pendant ce temps, des organisations internationales des droits de l’homme agissent comme Ponce Pilate lorsqu’il s’était lavé les mains du sang du Christ. Le rôle de ces organisations consiste à adopter des « codes de conduite », ou de sortir des brochures d’information, ou d’exprimer leurs inquiétudes « mitigées » à propos d’une mort violente qui s’est produite dans un endroit sacré, quelque part dans de lointains confins de la planète que l’on appelle la Palestine.
Salam est toujours détenu sans procès à la prison d’Eshel, dans le désert, après y avoir été arbitrairement transféré de nuit, à la mi-mars, de la prison d’Ofer, en guise de mesure punitive, ce qui lui a valu de passer une nuit complète au « carrefour de Ramla », un endroit où les prisonniers sont rassemblés avant d’être ventilés vers d’autres prisons. Ceci s’est passé à un moment où l’occupation prétendait agir avec prudence et ne pas créer de mouvements non nécessaires entre les prisons, afin d’empêcher la propagation du coronavirus.
« Vous pouvez construire un énorme mur autour de moi, et un autre mur autour de vous, qui êtes l’ennemi du soleil… Je ne ferai quand même pas de compromis. »
(Paroles d’une chanson originalement en arabe)
Structurellement, la prison d’Eshel diffère des autres prisons : Elle est plus isolée et plus brutale. La cour carrée, surnommé la fora et dans laquelle les prisonniers passent leur moment « extérieur », est couverte, de sorte qu’ils ne voient pas du tout le ciel, pas plus que la lumière du soleil. Elle n’est pas accessible toute la journée, seulement à certaines heures spécifiques, et elle est aussi très éloignée des cellules des prisonniers. Quand les prisonniers décrivent cette prison, certains disent :
« La salle de bain d’Eshel ne convient pas à quelqu’un de rondouillard, et les douches sont étroites. On peut s’accommoder de tout, sauf du climat du désert, de l’excès d’humidité, de la température matinale et de l’extrême froidure, la nuit. »
Salam passe la majeure partie de son temps à lire et à tenter de se tenir plus ou moins en bonne santé en faisant du sport. Il continue à fredonner sa chanson favorite quand il se balade dans la fora :
« Tu peux voler le dernier pouce de ma terre…Tu peux nourrir les années de ma jeunesse dans la prison…Tu peux éteindre la flamme que j’entretiens… Tu peux m’empêcher d’embrasser ma mère… Tu peux détruire mes rêves pour demain. Tu peux priver mes enfants de porter leurs costumes de fête pour l’Eid… Tu peux construire un mur, et même un autre plus grand encore… En faisant cela, tu montres bien au monde que tu es l’ennemi du soleil. Et, pourtant, je ne ferai pas de compromis. Jusqu’au dernier battement de mon sang dans mes veines, je continuerai à me battre. »
Il s’agit d’une chanson en arabe de la chanteuse libanaise Julia Boutros.
Père en détention
« Il n’est pas facile d’élever un enfant toute seule, alors que les photos de son père sont accrochées au mur », explique Rubou’.
« Cana’an va avoir deux ans en juillet, et il ne connaît pas son père. J’ai finalement obtenu l’autorisation de rendre visite à Salam après qu’on m’en avait empêchée pendant près d’un an. L’autorisation si longtemps attendue m’a permis de rendre visite à Salam trois fois seulement avant l’épidémie du Covid-19, après quoi les visites ont été suspendues. »
« Nous sommes nés dans la recherche de la joie et c’est pour la joie que nous mourons »
« Voir mon mari en face de moi, en nous tenant de part et d’autres d’une vitre de séparation, sans être à même de lui toucher la main et devoir lui parler par un téléphone contrôlé par les gardiens n’a rien du tout de facile. Cela augmente la douleur dans mon cœur »,
explique Rubou’.
« Salam et moi avons vécu une belle histoire d’amour à l’université et elle s’est concrétisée par notre mariage, et Cana’an est le fruit de notre amour. »
« Avec toute cette souffrance du fait que je vis seule avec Cana’an et toutes les décisions que je dois prendre, en servant de mère et de père en même temps, j’en reviens à me souvenir de ce que nous avions surtout mis en évidence sur notre carte de mariage. « Nous sommes nés dans la recherche de la joie et c’est pour la joie que nous mourons. » Telle est notre conviction et c’est notre foi, celle dans laquelle nous vivons chaque jour et dans laquelle nous élèverons nos enfants afin qu’ils la suivent aussi »,
conclut Rubou’.
Après la publication en arabe dans Hadf News, l’article a été publié le 25 mai 2020 sur Samidoun Palestinian Prisoner Solidarity Network
Traduction de l’anglais : Jean-Marie Flémal
Hind Shraydeh est une écrivaine palestinienne et une militante des droits de l’homme. Elle est également l’épouse du prisonnier palestinien Ubai Aboudi, le directeur exécutif du Centre Bisan. Nous vous encourageons à rallier la Journée d’action du 1er juin pour Ubai Aboudi et à signer la Pétition des hommes de science pour la Palestine qui le soutient.
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