Ronnie Barkan : « Un État (d’esprit) d’apartheid

« Un État (d’esprit) d’apartheid » est une contribution de Ronnie Barkan au livre Le strade dell’Apartheid (Les rues de l’apartheid) de Luca Greco : trente photographies en noir et blanc pour témoigner de la condition de ségrégation physique et mentale en Palestine, dans les camps saharaouis et en Irlande du Nord.

Couverture du livre de Luca Greco, Le strade dell'Apartheid. (Photo : Luca Greco)

Couverture du livre de Luca Greco, Le strade dell’Apartheid. (Photo : Luca Greco)

Un État (d’esprit) d’apartheid

Ronnie Barkan

Déambuler dans les rues de l’Israël de l’apartheid, connu également sous le nom de Palestine, constitue davantage qu’une simple promenade à travers la riche histoire de cette terre, sans oublier la récente vague de violence et d’oppression. Tout en marchant dans les rues, on peut absorber autre chose encore que des expressions de racisme et d’ultra-nationalisme. Il s’agit également d’une balade dans un autre espace – dans un autre monde avec sa mentalité absolument différente.

Les Juifs ethniques israéliens privilégiés qui vivent dans cet État vivent également dans un état d’esprit différent. Ils sont parvenus à percevoir comme normal ce qui, manifestement, ne l’est pas du tout. Dans leur réalité alternée, ils se sont distanciés de la notion selon laquelle tous les êtres humains ont été créés égaux et c’est ainsi qu’ils sont satisfaits d’un monde où tous les humains ont été créés inégaux de façon inhérente et définitive. En fait, il n’y a rien de plus sacré dans leur monde que de le reconnaître – que « nous », le petit nombre de privilégiés, méritons des droits précisément parce que « nous » ne sommes pas « eux » et qu’« eux » ne méritent rien, précisément parce qu’« ils » ne sont pas « nous ».

Ce n’est pas une vue simpliste de l’État sioniste en Palestine. C’est le fond même du problème et la raison de tout ce qui est venu à la surface dès les tout premiers instants de sa création. L’État sioniste, l’État d’Israël, a été construit par-dessus la Palestine et au détriment de sa population autochtone. Certains de ces habitants autochtones ont été chassés il y a sept décennies et, jusqu’à ce jour, on leur refuse le retour sur leur propre terre ; d’autres sont contrôlés jour et nuit par une armée qui leur refuse leurs droits les plus élémentaires, y compris le droit à la vie ; et un troisième groupe vivent comme des citoyens ou résidents soumis, de deuxième classe, dans un État dont le principe sous-jacent consiste à leur refuser les droits exclusifs qui sont réservés aux maîtres du pays.

En tout, près de vingt millions de personnes sont affectées directement par ce système d’oppression. D’abord, il y a ceux qui tirent parti du système mis en place exclusivement pour leur propre profit. Ils constituent environ un tiers de la population ; un autre tiers est soit soumis soit gardé sous occupation militaire brutale ; et un dernier tiers est totalement absent du pays. On leur refuse leur droit au retour chez eux depuis les sept dernières décennies, et ce, pour une seule et unique raison – parce qu’« ils » ne sont pas « nous ».

Et, pourtant, ces personnes qui acceptent tout cela comme étant normal ne sont pas des monstres, loin de là. Ils sont les amis avec qui j’ai grandi, ils sont les gens souriants assis à la table d’à côté à la cafeteria. Dans un État où la différenciation entre les personnes, basée sur leur ethnicité, est la seule raison sous-tendant leur existence, il semble parfaitement normal d’être parfaitement raciste. Il se fait donc qu’être raciste en Israël n’est pas réservé à la seule extrême droite, ce sont ces jolis et gentils « libéraux » (*), que l’on pourrait identifier à des pacifistes, à des végétariens ou même à des gens « hostiles à l’occupation », qui sont tout simplement aussi racistes que les gens d’extrême droite.

Vidéo

Ces « peaceniks » décrivent les quartiers palestiniens de Jérusalem occupée comme une « tumeur cancéreuse dans la ville » qu’il convient d‘éradiquer (dixit Haim Ramon, ancien vice-Premier ministre… « de gauche » (**)) ; ils perçoivent la possibilité pour les résidents palestiniens de Jérusalem d’élire un maire qui ne soit pas de l’ethnie correcte comme une menace existentielle (dixit H. R.) ; ils perçoivent le problème démographique – consistant à compter le nombre de « nous » qui font face à leur nombre à « eux » – comme l’unique et plus important problème :

« Si nous ne sommes pas une majorité dans notre pays, nous n’avons pas le droit de dicter quoi que ce soit »

(dixit Ami Ayalon, Initiative de paix Nuseiba-Ayalon, ancien chef du ShinBet, homme… « de gauche ») et c’est pour cette raison qu’ils prônent la séparation de la Palestine en deux entités – afin de créer un État d’apartheid ethniquement pur dans le territoire le plus petit qu’ils désignent sous l’appellation d’Israël :

« Pour nous, c’est une condition si l’on veut voir un État palestinien de l’autre côté de la frontière. Non pas parce qu’ils le méritent. Non pas parce que nous les aimons. Mais parce que c’est une question existentielle, pour nous… Oui, nous avons nos lignes rouges à ne pas franchir : Aucun Palestinien ne retournera dans l’État d’Israël. » (Ami Ayalon)

Mais quid de ces sionistes qui font partie de ce qu’on appelle la gauche radicale, ceux qui veulent la paix et exigent jour après jour la fin de l’occupation ? Une voix représentative de ce milieu est l’universitaire Zeev Sternhell, quelqu’un que l’on considère comme un enragé de gauche, dans le discours israélien. Sans équivoque, Sternhell déclare :

« Les droits [palestiniens] ne peuvent être le droit au retour ans les limites de l’État d’Israël. C’est quelque chose que je n’accepte pas. »

Des gens qui le critiquent à propos de ce point de vue lui demandent quel sera le sort de ceux qui sont des réfugiés internes, les Palestiniens qui sont des citoyens d’Israël et à qui on refuse le droit de retourner sur leurs terres. Il répond :

« Dans les 400 villages détruits, ou quel qu’en soit le nombre, ils ne pourront retourner » puisque, selon lui, leur retour sur leurs terres équivaudrait à « mettre un terme à l’existence de l’État d’Israël ».

Avec un tel rejet de la notion d’égalité et des droits de la population autochtone du pays, il faut recourir à d’autres façons d’attiser la conscience réelle de la situation. Ce livre traite précisément de ces autres façons.

Quand tous les faits auront été répertoriés, quand toutes les tentatives en vue de justifier cette situation injustifiable auront été exprimées, la réalité claire et visible qui découle de ces pages ne pourra plus être évitée.

Quand j’entreprends mon voyage, passant d’une page à l’autre et découvrant des expressions de cette mentalité dans divers endroits du monde entier, la leçon que j’en tire est elle aussi universelle. Les Palestiniens ne sont pas seuls dans ce combat — c’est un combat pour la dignité et l’égalité entre nous tous et par nous tous. Il nous faut rejeter absolument toute idéologie qui revendique la séparation entre « nous » et « eux ».

« Nous », c’est l’humanité. Indivisible, sans compromis et prête à dénoncer ceux qui cherchent à détruire l’humanité qui est dans nos cœurs.


Publié le 7 septembre 2020 sur medium.com
Traduction : Jean-Marie Flémal

Ronnie Barkan, qui se présente lui-même comme « un citoyen israélien privilégié d’origine juive« , est un opposant israélien, fondateur du mouvement « The Boycott from Within », un groupe israélien qui soutient activement l’appel au BDS

 

 

(*) dans le sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire plus ou moins progressistes, NdT)

(**)  « Sauver Jérusalem la Juive », vidéo de propagande d’une campagne de « gauche » menée par Haim Ramon et d’autres.

(***) Vidéo :  « Peace Now » (La paix maintenant), l’organisation radicale prétendument de gauche, mène une campagne très similaire. La vidéo qui précède montre un débat entre le suprémaciste Yariv Oppenheimer (Peace Now) et le presque-tout-aussi-suprémaciste Alon Schwartzer (Im Tirzu).

La totalité du débat sous-titré est disponible ici

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