Maroc-Israël « On ne pourra pas brouiller sans fin la conscience du peuple » (Sion Assidon)

Défenseur de la cause palestinienne, membre fondateur du mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS) Maroc, membre fondateur et ancien secrétaire général de Transparency-Maroc, Sion Assidon revient sur la décision du Maroc de rétablir des relations diplomatiques avec Israël.

Le militant marocain Sion Assidon après une manifestation contre la tenue du concert du chanteur français Enrico Macias à Casablanca le 14 février 2019 AFP – STR

Hicham Mansouri.Après celle des Émirats arabes unis et de Bahreïn, la décision marocaine de normaliser les relations avec Israël est-elle surprenante, sachant que les relations maroco-israéliennes ne datent pas d’hier ? Comment expliquer ce « changement » dans la position marocaine ?

Sion Assidon. — Si l’on s’en tient aux déclarations du ministre des affaires étrangères Nasser Bourita, qui a été à la manœuvre dans la préparation du deal durant ces deux dernières années, ce qui arrive resterait dans la continuité. On ne ferait que rouvrir le bureau de liaison fermé au moment de la seconde Intifada. Bref, du déjà vu, du déjà fait. Ceci, évidemment, en totale contradiction avec le négationnisme traditionnel du chef du gouvernement et des ministres du Parti de la justice et du développpement (PJD) (« Nous n’avons pas de relations » ; « cela n’existe pas »).

Alors, business as usual ? Le ministre des affaires étrangères ne débite-t-il pas une évidence ? Réponse : oui. Mais c’est une évidence qui risque de cacher la nouveauté d’ordre géostratégique : la construction régionale d’un axe militaire qui regroupe les monarchies pétrolières du Golfe et l’Égypte de Abdel Fattah Al-Sissi autour de l’armée d’occupation de la Palestine, réputée la plus puissante de la région. Et c’est cela l’élément nouveau.

Même si le Maroc était déjà intervenu dans la guerre d’agression, au Yémen, aux côtés des armées des monarchies du Golfe, la nouveauté, la discontinuité avec le passé, c’est la mise à l’ordre du jour d’une collaboration militaire directe des « normalisés » avec l’État qui occupe la Palestine, au moment où la tension ne cesse de monter autour de l’Iran. Les tensions entre l’Arabie saoudite et le Maroc restent secondaires par rapport à ce changement majeur.

Pour Rabat, la participation à la construction régionale d’un axe guerrier converge avec le développement de la coopération militaire avec les États-Unis. Le 2 octobre 2020, le Maroc et les États-Unis ont en effet signé un accord de coopération militaire qui se traduira non seulement par des facilités pour le Maroc d’obtenir des armements, mais aussi par le soutien de Washington dans le développement d’une industrie locale d’armements. Et, pour couronner cette collaboration, si ce qu’annoncent les médias se vérifie, les États-Unis délocaliseraient vers le Maroc une de leurs bases situées actuellement en Allemagne.

Au bon vieux temps du non-alignement, en 1963, la dernière base américaine au Maroc avait été officiellement fermée (compensée, en fait, par des droits d’usage de certaines bases marocaines par l’armée américaine). Avec cet accord, les États-Unis ont fait entrer formellement le Maroc sous leur parapluie militaire, l’entrainant dans son sillage dans la lutte entre les blocs qui se développe autour de l’Afrique. Et tout cela donne au fond de l’air la couleur d’une rupture qualitative majeure qui se traduira par un engagement militaire systématique du Maroc dans les guerres de la région.

Le siège médiéval de Gaza

H. M. — Mais par rapport à la Palestine qu’en est-il ? La position du Maroc a-t-elle changé ?

S. A. — Le Maroc officiel ne cesse de répéter que rien n’a changé, et qu’il continue de soutenir la cause palestinienne. Quel évènement nouveau serait survenu qui justifie de tendre la main à l’occupant ? Ce dernier aurait-il manifesté l’intention de mettre en œuvre la résolution 194 de décembre 1948, qui prévoit le retour des réfugiés et la récupération de leurs biens ? Aurait-il annoncé qu’il prévoit l’évacuation des territoires occupés en 1967, des hauteurs syriennes du Golan, de la Cisjordanie avec ses 700 000 colons dont l’installation est un crime de guerre (encore un) ? Ou qu’il renonçait à considérer Jérusalem comme la capitale de l’occupation ? Aurait-il signifié qu’il était question de lever le siège médiéval de Gaza ? Ou alors le glas sonnerait-t-il pour le régime d’apartheid, ce crime contre l’humanité que la loi fondamentale de 2018 a institutionnalisé ? De ce côté-là, non seulement rien n’a changé, mais la violence contre le peuple palestinien ne cesse de monter. Tendre la main à l’occupant dans ces circonstances est bien une rupture majeure, un changement de cap du Maroc officiel sans justification possible.

H. M. — Et pourtant, la « contrepartie » est loin d’être négligeable : le Sahara, « première cause nationale »

S. A. — Les déclarations de Trump sont un non-évènement. Le statut juridique international du Sahara n’en est pas changé, du point de vue des Nations unies. Cela tient du bon sens, mais le secrétaire général des Nations unies s’est senti obligé de le rappeler. Je me répète : ce qui a changé, c’est la position du Maroc officiel par rapport à la cause de la Palestine.

H. M. — Certains défenseurs de la normalisation font référence à la communauté des Marocains juifs comme composante identitaire de laquelle il s’agit de ne pas se couper. Que pensez-vous de cet argument ?

S. A. — Les médias officiels et les thuriféraires habituels du régime font écho à la communication téléphonique de Mohamed VI avec Benyamin Nétanyahou, au cours de laquelle il lui a fait part de son attachement à ses sujets juifs résidant en Israël. La dernière mode est en effet de justifier l’ignominie de la normalisation par les liens historiques du Maroc avec les colons d’origine marocaine. C’est une erreur grave qui encourage le racisme par la confusion entre judaïsme et sionisme. Et cela n’effacera pas le double crime commis par les services sionistes avec la complicité du Maroc officiel d’avoir arraché de sa terre une partie du peuple marocain (les Marocains juifs) pour faire du jour au lendemain de la plupart de ces migrants des soldats sionistes de l’occupation.

S’aveugler en faisant semblant de ne pas voir cette transformation de Marocains juifs en occupants sionistes — comme si c’était la même chose — n’est pas innocent. C’est d’abord vouloir se laver du crime d’avoir contribué à l’organisation de leur migration. Et c’est vouloir présenter l’ignominie de la normalisation comme une simple récupération d’une partie des « sujets »… qui se trouvent avoir été littéralement vendus à 50 dollars (41 euros) par personne par le précédent monarque (1). Mais le plus grave reste, dans le contexte marocain de sympathie à la cause palestinienne, d’encourager la haine. En affirmant que colons sionistes et sujets marocains juifs c’est la même chose, on ouvre en grand la porte à la judéophobie.

H. M. — La force publique a dispersé votre sit-in de protestation devant le Parlement et les rassemblements un peu partout. Quel est le message ?

S. A. — D’une part, il est interdit d’exprimer publiquement dans la rue le refus de cette ignominie dont le chef d’orchestre n’est évidemment pas le pantin qui a signé, lui et les ministres concernés. Mais d’autre part, le message se veut surtout rassurant pour les 200 000 touristes planifiés : « Venez ! ne vous inquiétez pas, nous maitrisons la situation ». Or la protestation monte aussi bien dans les grandes villes (Casablanca, Rabat, Tanger, Fès…) et les moins grandes (Taza, Guercif, Taroudant, Tiznit, Khenifra,…), et elle ne cessera pas.

« Plus sioniste que les sionistes »

H. M. — Vous avez déclaré qu’il ne s’agit pas d’être « plus sioniste que les sionistes », en réponse à ceux qui reprennent le mot du ministère des affaires étrangères : « Ne soyons pas plus palestiniens que les Palestiniens ». Existe-t-il entre ces deux propositions une position médiane ?

S. A. — J’ai dit cela, oui, et je persiste et signe. Tout en précisant que le mot n’est pas de moi. Pour ma part, je ne vois pas de moyen terme possible. Entre les occupants et les occupés, il ne se joue pas une partie de football qu’il s’agirait d’arbitrer en se mettant dans une « position médiane » et imaginer trouver une conciliation. Entre quoi et quoi ? Qui et qui ? Pensez aux Palestiniens qui depuis treize ans sont enfermés à Gaza, privés de tout, jusqu’au droit à l’eau potable. Ou aux Maqdissiyine — les habitants d’Al-Qods [Jérusalem] — en proie à une entreprise de nettoyage ethnique que les occupants appellent eux-mêmes « judaïsation », qui n’ont pour seuls papiers d’identité qu’une carte de séjour qu’il leur faut régulièrement renouveler. Ainsi sont privés de cette carte de séjour et expulsés automatiquement d’Al-Qods ceux qui s’aviseraient de quitter leur ville pour plus de six mois (voyage d’études à l’étranger, ou opportunité d’emploi). S’ils s’avisent de se choisir un. e conjoint. e qui habite hors de la ville, ils ne peuvent le.la ramener, non plus que les enfants, fruits de leur union. C’est d’ailleurs vrai aussi pour les Palestiniens résidant à l’intérieur de la ligne de la fameuse Ligne verte. Les jeunes Palestiniens appellent cela « l’amour au temps de l’apartheid »…

Faute de vous mettre dans la peau des amoureux, mettez-vous dans celle des détenus administratifs emprisonnés sans jugement par simple décision du commandement militaire de l’occupation. Ou dans celle des familles de prisonniers auxquelles les corps ne seront jamais rendus en cas de décès, retenus dans des tombes numérotées anonymes dans des cimetières improbables… Qu’est-ce que c’est, la « position médiane » ?

H. M. — Quelles seront, d’après vous, les suites de ce qui vient de se passer, dans le moyen et long terme ?

S. A. — On peut masquer à quelques-uns la vérité pendant longtemps. Mais sur le moyen et long terme, on ne pourra pas brouiller la conscience de la grande masse des Marocains. Un sondage récent indiquait qu’ils sont à 88 % défavorables à la normalisation, au changement majeur de position du Maroc officiel qui vient de se produire et à l’atmosphère de guerre dans laquelle le Maroc s’installe. La vie est la meilleure école… Les choses pourront-elles être pires qu’aujourd’hui pour le peuple palestinien ? Oui, sans doute, malheureusement. Et les occupants ne cesseront pas de violer le droit humanitaire international et de commettre leurs crimes en Palestine.

Or, à chaque fois que le peuple palestinien a été soumis à une agression, le Maroc est descendu dans la rue pour dire son sentiment de l’unité de destin entre les deux peuples. C’est la suite d’une longue histoire qui avait déjà commencé au temps où les Marocains sont allés prêter main-forte à Salah Eddine El-Ayoubi lorsqu’il s’est agi de libérer Jérusalem au XIIe siècle. Les Marocains s’y sont installés (2), et l’attachement des Marocains à la cause de la Palestine perdure. Alors, ceux qui rêvent de voir fleurir affaires et tourisme risquent d’être déçus…

Hicham Mansouri  est un journaliste marocain réfugié politique en France. Cofondateur de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation (AMJI).

Sion Assidon est membre est le fondateur du mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS) Maroc, membre fondateur et ancien secrétaire général de Transparency-Maroc.


Publié le 11 janvier 2021 sur Orient XXI

Notes

(1) Hassan II avait négocié avec l’Agence juive la sortie des migrants pour ce prix. Lire Agnès Bensimon, Hassan II et les juifs. Histoire d’une émigration secrète, Seuil, 1991 ; p. 166-167.

(2) Il y a une porte de la vieille ville qui garde le nom de Bab Al-Maghariba (la porte des Marocains), et un quartier, tout près, qui s’appelait Hay Al-Maghariba (le quartier des Marocains). Il a été totalement rasé dans les premiers jours de juin 1967… pour dégager l’esplanade du « Mur des Lamentations », qui n’existait pas auparavant. Les habitants légitimes en ont été simplement chassés sans ménagement. Pour ceux qui disent s’intéresser à la conservation de Jérusalem, signalons qu’il s’agit de biens waqf (bien religieux de mainmorte) qui sont inappropriables.

A propos de la destruction du Quartier des Marocains, trouvez ici  un poème d’Yvonne Sterk, journaliste et poétesse belge engagée auprès des fedayins palestiniens, dans les années ’70.

Les cloches sont naïves,
fiancées de la lumière
elles dansent quand, déjà,
ce n’est plus dimanche.

Les piocheurs travaillent
sous la branche de l’olivier
d’un jardin dynamité.
Pierre à pierre tombent les siècles
pour la pierre introuvable de Lévi.

Sous ton châle, sous ton chapeau,
tu chantes faux, Jérusalem,
mais tu ne peux fausser
la balance du temps.

Les innocents tués
pèsent le même poids
et l’arme des tueurs
est d’un même arsenal.
Un grand espace nu
devant le Mur-des-pleurs
et des danseurs sourds et aveugles
qui ne protège pas l’antique bouclier.

 

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