Pourquoi je ne peux pas vivre avec le traumatisme de Gaza
Tamam Abusalama : « On entend souvent dire que le stress post-traumatique prévaut à Gaza. Le préfixe « post » implique que le traumatisme est derrière nous, alors qu’en réalité, il est toujours là. »
Tamam Abusalama, 15 mars 2021
Mon père avait répondu à un appel téléphonique le prévenant que notre famille devait évacuer notre domicile. Nous allions être bombardés. L’appel provenait de quelqu’un qui travaillait avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). On l’avait reçu un jour, pendant l’opération « Plomb durci » – une agression israélienne à grande échelle contre Gaza, en décembre 2008 et janvier 2009.
Je ne me souviens pas de la date exacte à laquelle nous avions reçu cet appel. Les jours suivaient et se ressemblaient, à cette époque-là. Il n’y avait personne dans les rues. Mais celles-ci débordaient de décombres de bâtiments qui avaient été détruits ou endommagés. On sentait dans l’air l’odeur des explosifs.
J’étais particulièrement angoissée, mais je ne restais pas silencieuse pour autant. Les chars et les hélicoptères israéliens étaient extrêmement bruyants, bien plus bruyants que tout ce que nous pouvions entendre habituellement. Al-Saftawi – le quartier où nous vivions dans le nord de Gaza – était sombre et effrayant. Il n’y avait pas d’eau et pour ainsi dire pas d’électricité.
La panique
Le jour où nous avons reçu cet appel m’a laissé une plaie dans l’âme. Je me rappelle que mon père avait crié mon nom et ceux de mes frères et sœurs. Il fallait qu’il prévienne aussi les autres personnes qui vivaient dans l’immeuble. Je pouvais percevoir la panique dans sa voix.
Je me rappelle les voisins qui se précipitaient vers nous afin de nous aider. Certains d’entre eux me tenaient par la main alors que je courais, pieds nus.
J’avais rempli un sac de quelques affaires personnelles – j’avais quinze ans – que je considérais comme précieuses. Quelques-uns de mes vêtements préférés et mon journal se trouvaient dans ce sac. J’avais également emballé l’une ou l’autre chose qui me rappellerait mes meilleures amies. Mais j’ai dû laisser ce sac derrière moi. Quand j’ai demandé à mon père de pouvoir l’emporter, il m’a dit de sortir immédiatement. Tous les résidents de notre immeuble se sont réfugiés dans celui d’en face.
Nous avons attendu. Nous nous attendions à ce qu’Israël bombarde tout ce que nous avions. Notre maison a cinq étages et possède un jardin sur le toit, avec des olives, des citrons, des figues, des palmiers… Elle a été construite avec l’argent durement gagné de mes parents. Nous avions une balançoire dans l’arrière-cour. Quand j’étais gosse, elle me donnait l’impression d’être privilégiée.
À l’intérieur, dans un cadre, nous avons une photographie de nos grands-parents. Elle nous rappelle en permanence les épreuves de notre famille – la façon dont nous sommes devenus des réfugiés, du fait que nos grands-parents ont été expulsés de leur villages d’origine de Beit Jirja et d’Isdud par les forces sionistes en 1948.
Les affiliations politiques de notre famille sont évidentes, d’après les photos sur les murs. La photographie de mes grands-parents est à côté de celle de Georges Habash. C’est lui qui a fondé le Front populaire pour la libération de la Palestine. Ma maison représentait tout, pour moi, et là, je m’attendais à la voir détruite complètement. Nous avons attendu tout au long de ce qui nous a semblé une éternité. Rien ne s’est produit. Heureusement.
Pas de temps pour la guérison
L’opération « Plomb durci » a duré trois semaines, pendant lesquelles Israël a tué environ 1 400 Palestiniens, la plupart des civils, y compris plus de 300 enfants. Quand ç’a été terminé, j’ai souhaité que tout s’arrête pendant quelques jours, de façon à pouvoir digérer ce que nous venions de subir, toute cette cruauté à laquelle Israël nous avait soumis.
Mais il n’y avait pas de temps pour la guérison. La vie devait continuer. Les Palestiniens à Gaza – moi y compris – devions composer avec la peur et les pertes à un âge précoce. Nous poursuivons notre existence quotidienne, après chaque événement traumatisant. Puis un autre événement traumatisant se produit à un moment où nous ne nous y attendons pas.
J’ai fait tout ce que je pouvais pour mener une existence normale, après l’opération « Plomb durci ». Je suis retournée à l’école en faisant semblant que tout allait bien. Mais ce n’était pas le cas. J’avais beau m’efforcer du mieux que je pouvais, je n’étais pas capable d’échapper à ce qui s’était passé le premier jour de l’opération « Plomb durci ». Le bruit des hélicoptères israéliens me bourdonnait toujours dans la tête.
Ma sœur Shahd et moi étions à l’école, ce jour-là, quand Israël a attaqué un site tout proche. Nous avions fui l’école ensemble mais, à l’extérieur, nous avions été séparées. Dans les rues, je ne cessais pas de crier après Shahd sans pouvoir la trouver. Par bonheur, nous n’avons pas tardé à être réunies de nouveau. Mais la pensée que Shahd aurait pu être tuée ce jour-là ne m’a plus jamais quittée depuis. Je suis toujours hantée aussi par l’image de mes camarades de classe courant d’un endroit à l’autre, en cherchant désespérément un abri.
Et je n’oublierai jamais comment notre famille a dû annoncer une horrible nouvelle à une de mes amies qui, à l’époque, vivait chez nous. Son père habitait lui aussi avec nous et il avait été tué lors d’une frappe aérienne israélienne en sortant pour faire quelques courses. Nous avons dû informer mon amie et ses frères et sœurs de la mort de leur père.
Pas d’avenir
Même si je ne pouvais me sortir toutes ces choses de la tête, je me suis arrangée pour vivre dans une certaine normalité jusqu’au début 2011. Puis les soulèvements ont éclaté en Égypte et en Tunisie. Les jeunes à Gaza puisaient leur inspiration dans ces soulèvements. Bien vite, ils se sont dressés pour nos droits. Nous nous sommes mis à préparer nos propres protestations et avons commencé à mobiliser sur les médias sociaux. Mes activités politiques m’ont détournée de mes études. Je passais les matinées à l’école et, le reste de la journée, j’allais manifester ou je m’organisais avec d’autres activistes.
En mars de cette année-là, nous avons protesté pendant trois journées de suite avant que les autorités dirigées par le Hamas n’interrompent nos protestations. Des policiers en civil nous ont tapé dessus. Le modeste sentiment d’optimisme suscité par les soulèvements égyptiens et tunisiens n’a pas duré longtemps, à Gaza. Le siège imposé par Israël et l’Égypte continuait à avoir un effet étouffant sur nos existences. Les jeunes restaient désespérés. Le chômage était élevé et la plupart des familles dépendaient de l’aide alimentaire, en particulier des Nations unies.
Plus tard, en 2011, je me suis inscrite à l’Université al-Azhar de la ville de Gaza. J’étudiais pour avoir un diplôme en littérature anglaise et française. Fréquenter une université devrait être une expérience joyeuse et excitante. Pourtant, j’avais l’impression que ni moi ni aucun autre jeune ne pourrait assurer son avenir à Gaza.
Pour les jeunes femmes, c’est même plus difficile encore que pour leurs homologues masculins. Pour le dire avec modération, les autorités du Hamas ne s’y sont pas prises gentiment, envers les femmes qui, comme moi, étaient politiquement actives. Des décennies de colonisation israélienne ont rendu la culture patriarcale à Gaza plus présente encore. Le blocus total imposé par Israël depuis 2006 nous a complètement isolés du reste du monde.
Il en est résulté entres autres que la société est devenue plus conservatrice. En ces temps où les conditions économiques ne cessent d’empirer, nombreux sont ceux qui ne perçoivent pas l’égalité des genres comme une priorité.
Après moins d’un an à l’Université al-Azhar, j’ai décidé de quitter Gaza et de m’installer dans un endroit plus sûr. Un endroit où je pourrais vivre plus librement. Je suis allée en Turquie, où j’ai étudié le journalisme à l’Université d’Ankara. Depuis la Turquie, j’ai fait divers voyages en Europe. Plus tard, je me suis installée en Belgique où, aujourd’hui, j’étudie le français.
Cela fait huit ans maintenant que j’ai quitté Gaza. J’ai passé près de la moitié de ce temps à Bruxelles, où j’ai fini par bénéficier d’un statut protégé. Mais les horreurs auxquelles j’ai assisté à Gaza ne m’ont pas quittée. J’ai souvent des troubles de sommeil et, quand je parviens malgré tout à dormir, je fais souvent des cauchemars. Je suis fréquemment rongée par des craintes et des angoisses. Je ne sens peu sûre, instable et incertaine.
Je revois des flashbacks des visages de mes parents quand on nous avait dit d’évacuer notre maison. Ils semblent terrifiés et désespérés, incapable d’accomplir leur devoir élémentaire de protéger leurs enfants. J’ai peur de perdre quelqu’un que j’aime ou des possessions durement gagnées et précieuses. Un sentiment de danger m’a suivie très longtemps. Je suis obsédée par la nécessité d’avoir un plan pour les quelques jours à venir, voire parfois pour les quelques prochaines heures. Si les choses ne se passent pas comme je l’ai souhaité, j’ai des accès de panique.
Un traumatisme complexe
Le traumatisme que j’ai subi est complexe et j’ai décidé que je ne pouvais vivre avec cela. La psychologie occidentale a des limites, quand il s’agit de ce que les Palestiniens ont vécu. On entend souvent dire que le stress post-traumatique prévaut à Gaza. Le préfixe « post » implique que le traumatisme est derrière nous, alors qu’en réalité, il est toujours là.
Malgré les limites de la psychologie occidentale, j’ai entamé une thérapie cognitivo-comportementale (TCC) en Europe occidentale. Je m’y suis mise tout en sachant que le processus de guérison serait très long et difficile, particulièrement du fait que la violence infligée à Gaza se poursuit toujours. Pourtant, le processus s’est adouci parce que j’ai trouvé le thérapeute qu’il me fallait et qu’il a reconnu que mon traumatisme était en même temps personnel et le résultat de ce que les Palestiniens avaient vécu durant plusieurs générations.
Mon propre traumatisme fait partie de la mémoire et de la conscience collectives des Palestiniens. Tout au long de ma TCC, j’ai pu en apprendre plus sur la source de chaque émotion que je ressens. Cela m’a aidée à développer une stratégie. J’essaie de faire face à mes craintes, de les accepter et de les exprimer, au lieu de chercher à les éviter. Je suis consciente en permanence que je devrais vivre au présent, plutôt que de laisser mes souvenirs me submerger. La résilience de mon peuple me donne la force et l’espoir dont j’ai besoin pour persévérer.
Reconnaître le traumatisme que j’ai vécu m’a rendue telle que je suis aujourd’hui, cela a modelé ma conscience des autres injustices existant dans le monde. Cela a contribué à mon autonomisation.
La guerre psychologique
Israël mène une guerre psychologique, laquelle fait partie intégrante de son occupation. Cela fait partie d’une stratégie délibérée.
Ariel Sharon, le dirigeant militaire et politique israélien aujourd’hui décédé a développé une philosophie de ce qu’on a appelé « le maintien de l’incertitude ». L’analyste Alastair Crooke a écrit sur la manière dont, en appliquant la philosophie de Sharon, Israël a
« répétitivement agrandi, puis limité l’espace dans lequel les Palestiniens pouvaient opérer, au moyen d’une combinaison imprévisible de réglementations changeantes et appliquées de façon sélective ».
La Palestine même a été littéralement décortiquée par l’installation des colonies israéliennes et de réseaux routiers réservés aux colons. Tout cela, dans l’intention d’inculquer aux Palestiniens le sentiment de ce que « tout a un caractère temporaire permanent », a écrit Crooke.
La guerre psychologique d’Israël est devenue plus intense encore depuis l’opération « Plomb durci ». Lors des agressions majeures contre Gaza, en 2012 et 2014, Israël a adopté des tactiques plus sévères de tourment et de harcèlement que celles qu’il utilisait précédemment. Les forces israéliennes assaillaient les Palestiniens par téléphone à l’aide de messages hostiles, larguaient par avion des tracts au contenu menaçant et interrompaient les émissions de la radio et la télévision palestiniennes de façon à pouvoir diffuser de la propagande israélienne en lieu et place.
La décision de la Cour pénale internationale d’ouvrir une enquête sur les crimes commis en Cisjordanie occupée et dans la bande de Gaza est significative. Finalement, Israël pourrait être amené à devoir rendre des comptes pour certains de ses crimes. Mais cette décision soulève aussi des questions.
Pourquoi a-t-il fallu tout ce temps à la CPI pour en arriver à cette décision ?
Pourquoi la CPI souhaite-t-elle enquêter sur les activités des groupes armés tant palestiniens qu’israéliens ? Pourquoi traiter « les deux camps » – l’occupant et l’occupé – comme s’ils étaient égaux ?
Pourquoi l’enquête se limite-t-elle à des faits qui se sont déroulés après juin 2014 ? Cela signifie qu’un grand nombre des crimes israéliens – y compris ceux commis durant l’opération « Plomb durci » – ont été ignorés.
Sera-t-il jamais mis un terme à l’impunité israélienne ? Les existences palestiniennes comptent-elles pour les gouvernements et institutions les plus puissants de la planète ?
Les Palestiniens savent très bien que les États-Unis et l’Union européenne sont complices dans les crimes commis contre eux. Ces pays se font passer pour des défenseurs des droits humains, mais ils financent et facilitent les violations par Israël des droits fondamentaux des Palestiniens.
Certains des protagonistes de l’opération « Plomb durci » jouissent d’une respectabilité qu’ils ne méritent en aucun cas. Gabi Ashkenazi, le chef militaire qui avait supervisé l’offensive est aujourd’hui ministre israélien des Affaires étrangères. Cela signifie qu’il occupe le poste que Tzipi Livni avait occupé en 2008 et au début 2009, quand elle encourageait les troupes israéliennes à se comporter avec une violence extrême dans leur agression contre Gaza.
Aujourd’hui, Livni siège au conseil d’administration de l’International Crisis Group (ICG). Le site internet de l’ICG prétend qu’il
« œuvre pour empêcher les guerres et élaborer des mesures qui aideront à construire un monde plus pacifique ».
Israël a toujours agi comme s’il était au-dessus des lois internationales. Depuis les tout premiers jours de son existence, Israël a toujours traité les Palestiniens comme « une bombe à retardement démographique » et ce, dès leur naissance.
Bien qu’Israël ait développé et mis en pratique une série de techniques différentes pour endiguer et briser les Palestiniens, nous ne sommes pas partis. Comme l’écrivait Tawfiq Ziyad, l’un de nos grands poètes :
Nous resterons ici,
une muraille sur vos poitrines.
Nous mourons de faim, courons nus,
chantons des chansons
et remplissons les rues de manifestations
et les prisons de fierté.
Nous nourrissons des rébellions
l’une après l’autre et
comme vingt impossibles
nous restons à Lydda,
à Ramleh, en Galilée.
Publié le 15 mars 2021 sur The Electronic Intifada
Tamam Abusalama est née et a grandi dans la bande de Gaza. Aujourd’hui, elle vit en Belgique. Elle est originaire du village palestinien de Bayt-Jirja, qui fut rasé par les forces israéliennes en 1948.