La réalité brutale des Palestiniens à Silwan, Jérusalem
Jawad Siyam : « Je suis l’un des organisateurs d’une communauté palestinienne du quartier de Silwan, à Jérusalem-Est. Permettez-moi de vous montrer ce que c’est que d’être assiégé par des colons et de vivre sous l’agression permanente des autorités israéliennes. Intimidation, extorsion, expulsion : Telle est la réalité brutale des Palestiniens à Silwan, Jérusalem «
Jawad Siyam, 12 avril 2021
« Vous êtes quelqu’un de civilisé », m’a dit l’interrogateur israélien, dans un arabe qui se voulait moqueur.
« ‘Inta mathaqaf.’ Vous avez des relations. N’imaginez pas que j’en ai peur. Allez leur dire ce que j’ai dit, et que je vous ai menacé. Allez le dire à Al-Manar et à Al-Jazeera. »
Il s’appelait Doron Zahavi, on l’appelait aussi le « capitaine George » et il était connu pour les méthodes brutales d’interrogatoire qu’il utilisait contre les prisonniers libanais. Le but de cette « conversation » à laquelle j’avais été convoqué n’a plus cessé de changer.
Tout d’abord, on m’a reproché d’avoir accroché une enseigne au centre communautaire que j’avais fondé à Wadi Hilweh, enseigne qui disait que le centre appartenait à l’Autorité palestinienne. Puis, on m’a dit que j’avais menti en prétendant que les fouilles archéologiques dirigées par l’organisation de colons, Elad – dont les porte-parole ont déclaré que leur but était de « judaïser Jérusalem » et qui gère l’attraction archéologique et touristique populaire qu’ils appellent la « Cité de David » – avaient provoqué un effondrement de la voirie dans notre quartier. Ensuite, on a encore prétendu que j’avais envoyé d’autres personnes agresser des juifs à ma place.
« Nous savons que vous avez agressé des juifs. »
« Vous m’avez vu agresser quelqu’un ? », ai-je demandé. « Vous savez pertinemment bien que je ne recours jamais à la violence ! »
« Je sais que vous êtes subtil », a-t-il dit. « Vous ne le faites pas vous-même. »
À un moment donné, durant la conversation, mon interrogateur m’a dit :
« Si vous étiez en Syrie, ou au Liban, ou en Jordanie, pensez-vous qu’on vous laisserait parler de cette façon ? Nous sommes des idiots, nous, les juifs, vraiment. Si nous comprenions quoi que ce soit, nous expulserions des gens comme vous. »
Des gens comme moi.
Je suis un travailleur social de formation. Je suis le père de deux enfants et j’habite un quartier palestinien de Jérusalem-Est, Wadi Hilweh, à Silwan. En 1967, mon quartier a été occupé et intégré à la « ville unifiée de Jérusalem ». Nous avons été annexés à Israël, mais n’avons pas reçu la citoyenneté. 350 000 Palestiniens de Jérusalem-Est sont considérés comme des résidents permanents d’Israël, jouissant officiellement de certains droits sociaux mais, en fait, privés de nombreux droits fondamentaux.
À Silwan en particulier, nous vivons sous un régime spécial non déclaré. Du fait de notre proximité de la mosquée Al-Aqsa et des lieux saints ; du fait que la Jérusalem ancienne était située sur les pentes de notre quartier, et du fait que nous sommes le cœur symbolique du conflit israélo-palestinien, les autorités israéliennes, conjointement avec les colons, ont toujours voulu reprendre notre terre, rendre Silwan plus « juif », plus « à eux ».
Depuis des décennies, les résidents de Silwan subissent des pressions terribles et des attaques constantes et violentes de la part des colons, de leurs gardes de sécurité, de la police et des autorités israéliennes.
Je suis un organisateur communautaire non violent et j’ai passé les vingt dernières années de ma vie à prendre fait et cause pour ma communauté, pour les enfants qui n’ont pas un seul terrain de jeu, pour les familles, comme la famille Sumarin, qui sont menacées d’expulsion sur base de lois racistes. Pour cette raison, je suis considéré comme une menace par les autorités israéliennes et par les colons.
À certaine époque, les autorités conservaient des dossiers sur Martin Luther King Jr. et d’autres militants des droits civiques en Amérique. On les faisait chanter, on les menaçait, insultait, agressait…
Rétrospectivement, bien sûr, tout le monde prétend admirer le travail du mouvement pour la liberté dirigé par les noirs, ou célébrer l’héritage de Martin Luther King. Et c’est pareil en Afrique du Sud. À une époque, les militants étaient harcelés et vilipendés mais, rétrospectivement, tout le monde prétend avoir été favorable à leurs efforts.
À Jérusalem-Est et en Palestine, nous sommes en plein temps réel. Il n’y a pas de retour en arrière. Et, dans la tourmente de ce temps réel, les choses peuvent sembler « compliquées ». Mais, quand vous examinez les choses de plus près, vous pouvez voir clairement que, comme en Afrique du Sud ou dans le sud des EU, il s’agit d’une histoire d’oppression, de lutte pour la liberté – et des extrémités jusqu’où les oppresseurs iront afin de mater les efforts de résistance, particulièrement s’ils sont non violents.
Quand mon père est mort à la fin des années 1990, j’étudiais le travail social en Allemagne. Je suis retourné à Jérusalem afin de défendre la maison de ma famille contre la menace d’expulsion.
Les colons d’Elad (la Fondation de la Cité de David) ont prétendu avoir acheté la maison à feu mon père, et ils l’ont prétendu à un moment où il n’était plus en vie pour informer leurs dires. Parallèlement, ils ont prétendu qu’ils avaient acheté à mon oncle, vivant à l’étranger, la part de maison de ma grand-mère.
Ma famille a dû mener un long et coûteux combat dans les tribunaux afin de prouver qu’ils avaient tort, et nous y arrivâmes. Mais dès que nous eûmes gagné le procès, Elad en entama un nouveau.
Finalement, après vingt ans de frais exorbitants et de batailles juridiques épuisantes, ils se sont arrangés pour s’emparer d’une moitié de notre propriété. En juillet 2019, ma belle-sœur et ses quatre enfants ont été expulsés de leur appartement et des colons israéliens s’y sont installés. Après ce très long et très onéreux combat, tout récemment, les colons ont gagné un autre procès, devant les tribunaux israéliens et, cette fois, ils m’obligent à leur payer 200 000 $ d’« arriérés de loyer ».
Cette histoire ne concerne pas qu’une maison ou une seule famille. Peu après mon retour à Jérusalem, il m’est apparu clairement que le problème était bien plus profond et plus étendu que cela.
J’ai vu des familles lutter pour gagner leur vie, lutter contre des démolitions de maison, résister aux plans des colons visant à les expulser pour s’emparer de leur maison, faire tout ce qui était en leur pouvoir pour libérer leurs enfants d’arrestations injustes. J’ai vu les enfants forcés de jouer dans les rues parce que la municipalité de « Jérusalem unifiée » ne fournit pas un seul terrain de jeu ou centre communautaire aux enfants de Silwan.
Je me suis mis à organiser des efforts pour fournir à la communauté des services qui lui manquaient et pour créer un média et un site d’information qui leur diraient la vérité sur notre quartier et notre maison, afin d’informer la propagande diffusée par Elad à l’adresse des millions de touristes qui visitent leur site chaque année. Pour cela, j’ai été puni et je continue encore à être puni à ce jour.
J’ai perdu le compte du nombre de fois que j’ai été arrêté ou convoqué pour des « conversations » comme celle que j’ai eue avec le « capitaine George ».
Dans l’un des cas, ils ont été jusqu’à se servir d’un collaborateur palestinien pour inventer des accusations contre moi, en disant que je l’avais agressé ; des accusations dont même les tribunaux israéliens ont reconnu qu’elles étaient fausses et dénuées de fondement, mais seulement après que j’avais été placé en résidence surveillée pendant six mois.
J’ai été accusé d’avoir déraciné des arbres des colons, ou d’avoir poussé les enfants à jeter des pierres, ou de faire partie de l’OLP. Et du Hamas. Et du FPLP. Rien n’est vrai et, par conséquent, rien ne tient debout. Au lieu de cela, ils sont obligés de passer à l’action.
Une partie du centre communautaire que j’ai construit a été démolie par les autorités israéliennes en fait que je n’avais pas les autorisations adéquates ; et cela, malgré le fait qu’il est pratiquement impossible pour nous, Palestiniens, d’obtenir des permis de bâtir quoi que ce soit dans nos propres quartiers. La municipalité de Jérusalem exige maintenant que nous payions des centaines de milliers de shekels de taxes municipales, qualifiant notre centre communautaire de « commerce » plutôt que de nous accorder la ristourne habituelle concédée aux ONG.
Plus d’une fois, on m’a proposé « un salaire et demi » en échange de l’abandon de ma maison et de mon départ de Silwan. Plus d’une fois, ils m’ont dit que si je gardais un profil bas, ils me laisseraient tranquille. Plus d’une fois, plus d’une centaine de fois, j’ai refusé de quitter ma maison et j’ai refusé de cesser de lutter au nom de mon quartier.
Et ce, parce que je sais que mon cas n’est pas unique : un jour, c’est ma maison, le jour suivant, ce sera celle de mon voisin. Un jour, c’est Wadi Hilweh, le lendemain, ce sera le quartier de Batan al-Hawa à Silwan, et le surlendemain, celui de Sheikh Jarrar, ou un autre encore à Jérusalem-Est. Je comprends comment fonctionne cette occupation et, pour cette raison, je constitue une menace.
Revenons à 2010, lors de la « conversation » à laquelle j’avais été convoqué par le « capitaine George ». J’avais demandé à mon interlocuteur :
« Me demandez-vous d’accueillir les colons qui, en recourant à des faux, sont venus me prendre ma maison ? »
« Mais vous aviez gagné au tribunal », avait-il dit, faisant allusion à une décision en notre faveur, avant que les colons n’introduisent une autre revendication concernant d’autres notre maison. « Que voulez-vous de plus ? »
« Je sais qu’ils ont d’autres plans. »
J’ai compris alors, comme je comprends aujourd’hui, que rien, absolument rien ne les arrêterait. Un jour, l’occupation se terminera et, ce jour-là, tout le monde regardera en arrière et prétendra : « J’ai toujours été pour les opprimés. »
Publié le 12 avril 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Jawad Siyam est un dirigeant de communauté et un militant de la résistance non violente du quartier de Silwan, à Jérusalem-Est. Travailleur social de formation, il est le directeur et le cofondateur du Centre de création Madaa et du Centre d’information de Wadi Hilwey, à Silwan.