Comment le Yémen fait grimper le coût de la guerre en Israël

En ciblant Israël et les navires qu’il possède, la résistance yéménite menace l’économie d’Israël reposant sur le commerce et elle fait subir des coûts internationaux à la guerre dévastatrice de Tel-Aviv contre Gaza.

Israel's usual shipping route vs route forced by Yemen


Khalil Harb
, 1er décembre 2023

Malgré le fait que, frappé par la guerre, il est confronté à ses propres défis et crises humanitaires, le Yémen a constamment fait preuve d’un soutien et d’une solidarité indéfectibles avec la Palestine. Dans le monde arabe, l’État le plus pauvre de l’Asie de l’Ouest n’a pas son équivalent dans l’organisation de manifestations propalestiniennes massives.

Toutefois, les événements récents marquent un tournant historique puisque, pour la première fois, le gouvernement dirigé par Ansar Allah (Partisans de Dieu) s’est directement engagé dans des frappes contre Israël lancées à partir du territoire du « Yémen heureux ».

La très longue distance parcourue par les missiles et drones du Yémen dans leur vol vers Israël – plus de deux mille kilomètres – sert de retentissante réfutation des tentatives américaines en vue d’empêcher le conflit de s’étendre à toute l’Asie occidentale.

S’il restait des doutes sur le rôle de premier plan joué précédemment par Sanaa dans l’Axe de la résistance, ils sont aujourd’hui enterrés sans équivoque.


La riposte d’Ansar Allah

L’escalade yéménite a commencé par une déclaration publique qui a dépassé le stade initial de simples menaces contre le soutien militaire de Washington dans la guerre contre Gaza. Elle a progressé en passant au lancement de missiles et de drones en direction de la ville d’Um al-Rashrash (Eilat), bientôt suivi par un glissement stratégique vers des opérations navales contre des navires liés à Israël, comme l’avaient annoncé les forces armées yéménites le 19 novembre. Il convient de remarquer que cette escalade a culminé parce qu’on croit être la première tentative de ciblage d’un navire de guerre américain à l’aide de missiles.

Depuis l’avertissement émis à l’adresse des EU par le dirigeant d’Ansar Allah, Abdulmalik al-Houthi, les activités de la résistance yéménite se sont intensifiées, s’étendant d’Um al-Rashrash à la mer Rouge, au détroit de Bab el-Mandeb et au golfe d’Aden.

Cette nouvelle dimension de la portée de l’Axe de la résistance crée une confusion régionale, pour l’armée américaine qui, sans vergogne, a pris position en faveur de l’agression israélienne contre Gaza et œuvre aujourd’hui à dissimuler le génocide appliqué aux 2,3 millions de civils de l’enclave assiégée.

Les répercussions se sont reflétées dans les nouveaux calculs politiques et sécuritaires américains dans toute la région. Fait peut-être le plus important, ces actions ont forcé l’État d’occupation à réévaluer ses pertes économiques et les coûts de sa guerre prolongée.

Les retombées économiques les plus récentes se situent dans un incident remarquable qui a impliqué le navire porte-conteneurs Zim Europe, géré par la compagnie maritime israélienne Zim. Inquiet des menaces yéménites à l’adresse des navires liés à Israël, le navire a été forcé de changer de cap et de s’éloigner de la route qu’il avait prévue, c’est-à-dire par le canal de Suez-Bal-el-Mandeb.

En lieu et place, le Zim Europe s’est lancé dans un voyage maritime de 56 pour 100 plus long, contournant l’Afrique via l’océan Atlantique et le cap de Bonne-Espérance, ce qui reflète bien l’obstacle économique auquel sont confrontées aujourd’hui les compagnies maritimes israéliennes.

Dans un même temps, le Commandement central américain (CENTCOM) rapportait que

« deux missiles balistiques avaient été tirés depuis des zones sous contrôles de Houthis au Yémen en direction de la position générale des navires USS Mason (DDG-87) et M/V Central Park » (1).

Cet incident a eu lieu dans le golfe d’Aden dans le cadre de ce qui a été décrit comme une mission de secours censée aider le cargo Central Park, affrété par by Zodiac Marine propriété du milliardaire israélien Eyal Ofer.

Mais qu’est-ce que cela signifie, selon une perspective élargie ?


Perturbation du commerce mondial

Primo, au Yémen, Ansar Allah s’est positionné en dehors de la juridiction de toutes les trêves temporaires déclarées à Gaza.

Secundo, si les rapports émanant de CENTCOM sont exacts, cet incident marque le premier accrochage digne de ce nom entre les forces yéménites de Sanaa et les forces américaines. Cette confrontation a gagné en intensité au moment précis où l’agression israélienne contre Gaza s’est elle-même intensifiée et où Ansar Allah a revendiqué la destruction d’un drone américain MQ-9 Reaper (le faucheur, NdT) dans les eaux territoriales yéménites, le 8 novembre.

Tertio, le coût de la guerre grimpe considérablement, pour Israël. Un calcul optimiste, début novembre, était qu’une guerre d’un an, uniquement livrée sur le front de Gaza, allait coûter à Tel-Aviv plus de 50 milliards de USD, soit 10 pour 100 du PIB israélien. Il s’agit d’une estimation irréaliste, étant donné qu’Israël est déjà engagé à sa frontière nord contre la résistance libanaise, le Hezbollah, et qu’il a considérablement élargi sa portée militaire en Cisjordanie occupée.

De plus, cela ne tient pas compte des coûts extraordinaires associés aux perturbations subies par le commerce israélien. L’État d’occupation importe et exporte près de 99 pour 100 de ses marchandises par bateau, donc par voie maritime. Ces importations comprennent une grande partie de l’approvisionnement alimentaire du pays et qu’Israël ne produit pas et ne peut d’ailleurs produire.

Aujourd’hui, selon le magazine Foreign Policy, « seuls les ports de la Russie et de l’Ukraine sur la mer Noire courent des risques de guerre nettement plus élevés que n’en court [le port israélien d’] Ashdod ». Et, si le conflit entre Israël et le Hezbollah s’intensifie, on va pouvoir y ajouter le port de Haïfa aussi, que la résistance libanaise avait ciblé lors de la guerre de 2006.

Tout cela a également de lourdes répercussions internationales. La perturbation du trafic commercial entre le canal de Suez et Bab el-Mandeb n’exerce pas des pressions que sur Israël : environ 12 pour 100 du commerce annuel mondial, comprenant quelque 21 000 navires et 6 millions de barils de pétrole par jour (9 pour 100 du total de ce qui est transporté par voie maritime) compte sur cette route.

Bab el-Mandeb est un lien vital, dans le commerce entre l’Asie de l’Est, l’Asie occidentale et l’Europe. Um al-Rashrash, situé stratégiquement en mer Rouge, joue un rôle clé dans ce mouvement commercial, reliant Israël aux marchés de l’Asie de l’Est.

Le rôle de ce port a été renforcé après la signature de l’accord de normalisation ficelé par les EU avec les EAU et Bahreïn il y a trois ans, où l’on s’était mis d’accord pour acheminer des cargaisons de pétrole brut des EAU vers Um al-Rashrash, pour les transporter ensuite par l’oléoduc d’Eilat-Ashkelon – c’est-à-dire de la mer Rouge à la Méditerranée.

Les récentes frappes de missiles et de drones sur Um al-Rashrash ne mettent pas seulement à mal la sécurité d’Israël mais aussi ses ambitions économiques, y compris le trafic touristique vital qui contribue substantiellement à ses rentrées. La position obscure de Tel-Aviv quant au « front yéménite » peut découler d’un désir d’éviter des embarras sécuritaires et politiques résultat de ce soutien lointain.

L’impact immédiat de l’attaque yéménite contre le commerce maritime israélien est évident dans la hausse rapide des coûts de transport. Les navires israéliens peuvent être forcés d’éviter en même temps la mer Rouge et Bab el-Mandeb et de choisir des routes bien plus longues autour de l’Afrique, où alors d’opter pour le transport aérien bien plus onéreux. Les primes des compagnies d’assurances, surtout pour les navires israéliens ou pour ceux qui transportent des marchandises destinées à l’État d’occupation, vont vraisemblablement continuer de grimper.


L’implosion imminente d’Israël

Ces défis économiques acquièrent de nouvelles dimensions, au vu de l’estimation par le ministère israélien des finances que le coût de la guerre dépasse 270 millions de USD par jour, dont Israël doit s’attendre à supporter une part importante, outre les contribuables américains.

L’agitation politique et sociale israélienne préexistante, associée à un déclin des réserves à l’étranger, à des emprunts forcés et à une contraction économique, pourrait gravement endommager l’économie israélienne. L’estimation de la Banque mondiale selon laquelle 34,6 pour 100 du PIB d’Israël dépend du commerce des marchandises est un bon exemple. Des dizaines de milliards de dollars dans le commerce israélo-asiatique courent également des risques en raison des perturbations régionales dans la mer Rouge.

Toute cette incertitude vient s’ajouter à d’autres inquiétudes, comme un retrait des investisseurs à risque, une forte baisse (de 70 pour 100) du volume de capital investi depuis octobre dernier, et l’« exode » massif des colons vers leurs pays d’origine.

La participation de Sanaa à l’opération Déluge d’al-Aqsa de la résistance palestinienne peut également impacter la guerre en cours au Yémen dirigée par les Saoudiens et soutenue par les EU, surtout au vu de rapports non officiels disant que l’Arabie saoudite aurait intercepté des missiles lancés vers Israël.

Toute tentative hâtive des EU en vue d’intervenir afin de protéger Israël et de s’opposer aux décisions d’Ansar Allah peuvent déboucher sur une intensification de l’agression contre le Yémen. Ceci soulève des questions à propos de la vulnérabilité des partenaires de coalition, l’Arabie saoudite et les EAU, aux missiles yéménites une fois encore.

Cela prouverait également à quel point les EU et leurs alliés régionaux constituent une force déstabilisatrice en Asie occidentale – une force que l’Axe de la résistance est en train de contrer efficacement dans les domaines politique, militaire et économique.

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Notes

(1) Le USS Mason (DDG-87) est un destroyer de la marine de guerre américaine et le M/V Central Park est un navire chimiquier-pétrolier naviguant sous le pavillon du Liberia. NdT.

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Khalil Harb est un journaliste établi à Beyrouth et un ancien rédacteur en chef du quotidien libanais Al-Safir. Il a également travaillé pour Associated Press et pour le journal libanais An-Nahar. Khalil est diplômé de l’Université américaine du Caire.

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Publié le 1er décembre sur The Craddle
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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