Pour l’instant, la grève des enseignants palestiniens est l’action la plus importante et la plus mobilisatrice qui a lieu au sein de la société palestinienne en Cisjordanie. Elle a largement débordé l’isolement géographique et les distances mentales séparant les enclaves palestiniennes et, en même temps, elle a bloqué la vague de l’atomisation sociale facilitée par l’élimination de tout horizon politique.
Amira Hass
L’un des signes les plus manifestes du manque de cohésion sociale, c’est l’Intifada des « loups solitaires ». Les actions des enseignants, elles, s’appuient sur un héritage de luttes collectives, tant nationales que syndicales, tout en rajeunissant ce même héritage. Une fois encore, elles montrent bien la force et la grandeur propres à un groupe de personnes qui s’unissent afin de lutter pour leurs droits et pour corriger une injustice.
Jeunes et plus âgés, religieux et laïcs, hommes et femmes, traditionalistes, affiliés politiquement ou se distanciant de tout parti, tous ces enseignants travaillent ensemble comme des partenaires. Chacune ou chacun a sa propre histoire personnelle de dépossession ou d’oppression : l’un provient d’un camp de réfugiés, l’autre d’un village sur les terres duquel une colonie vit dans le confort. Un homme a été prisonnier, une femme avait été blessée par balle lors d’un rassemblement au cours de la Première Intifada, une autre encore a perdu un frère à cause des mêmes armes israéliennes. Bref, voilà les gens sous leur meilleur angle : pleins de dignité malgré la détresse.
C’est pourquoi le soutien aux enseignants est si répandu, malgré les efforts de l’Autorité palestinienne et de ses agences sécuritaires pour les intimider, les diviser et minimiser la signification même de la grève.
Les protestations des enseignants revitalise les processus et concepts démocratiques (tels les élections libres, la représentation, le changement de direction, la liberté de rassemblement et d’organisation) dans une société courbée sous le joug d’un seul dirigeant, le président Mahmoud Abbas, et dans laquelle les principes et institutions démocratiques ont été réduits au silence.
Un comité de coordination temporaire des enseignants a été désigné pour remplacer l’officiel syndicat des enseignants, subordonné à l’Organisation de libération de la Palestine et qui, désigné selon un processus secret, est bien plus loyal au Fatah et à Abbas qu’aux enseignants. L’OLP n’a pas été un mouvement de libération très longtemps, mais son nom est exploité comme un tabou afin de bloquer tout changement. Au nom des gloires du passé et de la sainteté de l’OLP, le gouvernement refuse de traiter avec le comité de coordination élu par les enseignants.
Les revendications salariales justifiées et modestes des enseignants – Pourquoi leur traitement n’est-il pas déterminé par des barèmes d’ancienneté comme celui des travailleurs des autres secteurs publics ? Pourquoi leur traitement de départ est-il si bas ? Pourquoi le groupe responsable de l’éducation des enfants est-il lésé à ce point ? – interpellent la logique illogique de l’AP inféodée à Oslo. En d’autres termes, elles remettent en question les allocations excessives dont bénéficient les agences sécuritaires – qui sont les chouchous des États-Unis, de l’Europe et d’Israël.
La sécurité d’abord, puis seulement l’éducation
En 2015, les rentrées de l’AP s’élevaient en tout à 11,85 milliards de shekels (environ 3 milliards de USD). Alors que les traitements de enseignants dans les écoles financées par le gouvernement s’élevaient en tout à 2,141 milliards de shekels, les salaires du personnel des agences de sécurité atteignaient un total de 3,271 milliards de shekels. Les dépenses courantes du ministère palestinien de l’Éducation atteignaient 258 millions de shekels, alors que celles des forces de sécurité étaient de 300 millions de shekels. Les chiffres de 2016 ne sont pas encore disponibles mais, comme d’habitude, l’éducation passera après la « sécurité ».
C’est Yasser Arafat qui avait initié la mise en place d’un appareil de sécurité surgonflé – en terme de nombre d’agences, d’effectifs utilisés et de budgets alloués, même si ce n’est pas à l’ennemi extérieur que cet appareil était censé être confronté. Via grades élevés, prestige et avancement, les activistes du Fatah étaient ainsi récompensés de leurs années de résistance contre l’occupant israélien. Pour d’autres jeunes – les diplômés de la Première Intifada dont l’éducation avait été interrompue – rallier la police ou les forces de sécurité représentait un substitut aux allocations de chômage. Après tout, la main lourde d’Israël sur l’économie palestinienne a toujours limité la création de nouveaux emplois. Mais gonfler l’appareil de sécurité constituait une façon d’établir une large couche sociale qui disposait directement d’un gagne-pain et qui, en même temps, restait fidèle au dirigeant et au parti au pouvoir.
Après que certaines de ces agences et leur personnel eurent contribué à la militarisation de la Deuxième Intifada (encouragée par Arafat), les pays donateurs et Israël ont forcé les organes sécuritaires palestiniens à entreprendre une réforme. En effet, il était nécessaire de restaurer la sécurité personnelle des civils palestiniens, qui étaient confrontés à des bandes armées se prétendant des combattants de la liberté.
De même, au vu de la pauvreté et des préoccupations au sujet de la délinquance provoquée par les fossés socioéconomiques, il fallait aussi que l’on disposât d’une force de police solide et d’agences privées de sécurité. Toutefois, la réforme imposée fut surtout dirigée sur le durcissement de la police et de la surveillance internes. Ces affectations et institutions protègent les échelons supérieurs de l’AP et les cercles socioéconomiques qui l’entourent et dont les salaires, les bénéfices et le style de vie passeraient pour de la science fiction aux yeux de la plupart des Palestiniens.
Voilà donc un groupe qui, en dépit de ses déclarations patriotiques, s’est accommodé du statu quo imposé par Oslo – à savoir la réalité des enclaves palestiniennes, la faille politique et géographique et la disparition de Jérusalem-Est. Voilà une couche de la société dont les intérêts immédiats sont une entrave à la mise sur pied d’une stratégie contre un régime israélien violent qui pratique une escalade permanente dans ses actions hostiles.
La grève des enseignants rejette la logique de cet octroi surabondant de fonds aux agences de sécurité et elle conteste leur sanctification. Ce rejet va bien au-delà de la simple analyse critique, quel que soit le résultat final de la grève. Il encourage un débat autour du statut des pays donateurs, qui se considèrent comme démocratiques mais qui, en fait, renforcent une régime palestinien autoritaire afin de sauvegarder un statu quo dont seule l’occupation israélienne tire profit.
Des critiques de ce genre ont déjà été entendues lors de débats académiques et publics et par le biais également de certains médias indépendants. Mais les enseignants ne se contentent pas de parler, ils passent également à l’action.
Publié le 7 mars 2016 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
Amira Hass est une journaliste israélienne, travaillant pour le journal Haaretz. Elle a été pendant de longues années l’unique journaliste israélienne à vivre à Gaza, et a notamment écrit « Boire la mer à Gaza » (Editions La Fabrique)
Vous trouverez d’autres articles d’Amira Hass (ou parlant d’elle) traduits en français sur ce site.