Contre les critiques adressées à la Grande Marche du Retour

Les Palestiniens, qu’ils soient à Gaza ou dans la diaspora, ou en Israël, ne peuvent oublier le sang de ces enfants, de ces hommes, de ces femmes qui ont sacrifié leurs vies le long de la clôture du camp de concentration lors de la Grande Marche du Retour

Avec le premier anniversaire de la Grande Marche du Retour, nombre de questions dérangeantes se sont posées. Des questions similaires s’étaient posées en 2009, 2012 et 2014 ; en fait, il en va ainsi depuis 1948.

Il est même devenu plus dérangeant encore d’entendre les mêmes arguments dans la bouche de ceux qui ont internalisé leur soumission en répétant les éléments de la propagande israélienne à propos de notre responsabilité même quant à notre propre mort le long des clôtures du camp de concentration de Gaza !

Des victimes blâmant d’autres victimes de leur propre mort des mains des snipers israéliens embusqués de l’autre côté de la clôture orientale.

Golda Meir, qui avait déclaré sans vergogne qu’elle ne pardonnerait jamais aux Palestiniens d’avoir obligé les soldats israéliens de les tuer, serait aux anges.

20 juillet 2018. Protestations lors de la Grande Marche du Retour, carrefour de Karni, entre Gaza et Israël (Photo : Mohammed Zaanoun/Activestills.org)

Au grand plaisir d’Israël, certains secteurs nous donnent à entendre que le Hamas est derrière la Grande Marche du Retour.

Que le Hamas a incité les gens, lesquels sont en fait ignorants et passifs, à manifester le long de la clôture pour une seule et unique raison : engranger davantage de pouvoir politique au détriment des droits palestiniens.

Oubliez le fait que la quasi-totalité des organisations politiques sont représentées au sein du Haut Conseil suprême de la Marche et que la Grande Marche du Retour elle-même est une initiative de la société civile.

Et oubliez le fait que la majorité des manifestants, dont l’auteur du présent article, ne sont pas des partisans du Hamas, que la principale revendication de la Marche est l’application de la Résolution 194 de l’ONU qui stipule le droit au retour pour tous les réfugiés palestiniens, lesquels représentent plus de 75 pour 100 des Palestiniens de Gaza.

Et oubliez que les marches constituent une forme de résistance civile non violente faisant partie intégrante de la tradition de la lutte anticoloniale palestinienne, guère différente en cela de l’anti-apartheid sud-africain et des luttes des droits civiques américains en faveur de la justice.

Ceci ne veut pas dire, cependant, que le Hamas – qui est une organisation opportuniste de droite – n’essaie pas de récupérer ce qu’il considère comme le « butin » de la Grande Marche du Retour.

La résistance sous toutes ses formes, violente et autres, est considérée par ces mêmes personnes comme « futile ».

Il est typique du camp palestinien des défaitistes de se servir du nombre des martyrs et des mutilés pour condamner la Grande Marche du Retour. Après toute cette brutalité (in)attendue de l’armée israélienne, la question que posent cette fois certains intellectuels et forces politiques de Palestine est celle-ci : « Cela en vaut-il la peine ? »

À l’instar du mouvement BDS, la Grande Marche du Retour a créé un soulèvement politique qui a non seulement mis un terme à la fiction de la solution à deux États et ramené la libération plutôt que l’indépendance à l’ordre du jour, mais qui a aussi contribué à une nouvelle conscientisation, sinon accéléré son processus, une conscientisation qui perçoit un lien entre toutes les formes de résistance populaire et la fin de la solution fictive et raciste à deux États et, partant, la nécessité d’une nouvelle vision politique s’appuyant sur une rupture totale avec l’idéologie d’Oslo et sa logique défaitiste.

Dans le contexte de la résistance, il est utile de citer les définitions que donne Frantz Fanon du rôle joué par les « intellectuels autochtones » au cours de la lutte anticoloniale : il s’agit d’intellectuels qui, selon la théorisation de Fanon, « donnent la preuve qu’ils ont assimilé la culture de la puissance occupante. Leurs écrits correspondent point par point à ceux de leurs homologues de la nation métropole. Leur inspiration est européenne [c’est-à-dire occidentale] (…) ».

D’où l’adoption du discours israélien par certains intellectuels partisans d’Oslo et de l’Autorité palestinienne, discours dans lequel Israël est exonéré de ses crimes : « Nous devons blâmer ce qui s’est passé » ; « nous n’avons pas été consultés quand le Hamas a entamé la prétendue Grande Marche du Retour ! » et « ce sont les gens qui en paient le prix, et non les organisateurs » ; « nous ne pouvons nous permettre de perdre autant de vies humaines ; c’est une chose que le Hamas aurait dû comprendre » et, pire que tout, « que les mères qui envoient leurs enfants à la clôture en portent le blâme ! » (La plupart de ces critiques se retrouvent dans les médias sociaux en langue arabe, vous pouvez en découvrir des exemples ici et ici.)

Dans le même esprit, on pourrait également condamner la résistance algérienne, sud-africaine, française, vietnamienne, libanaise et indienne à l’occupation. La même logique a été utilisée par les chefs des bantoustans de l’Afrique du Sud contre le mouvement anti-apartheid, par le gouvernement de de la France de Vichy et par le gouvernement nord-vietnamien 1)

Manifestement, l’assimilation de ces intellectuels à la mentalité (néo)libérale les pousse à mépriser la culture de la résistance comme inutile, futile et sans espoir.

Au sens large, la résistance n’est pas seulement la capacité de riposter contre un ennemi militairement supérieur, mais aussi une capacité de résister de façon créative à l’occupation de son propre pays.

Cette idéologie défaitiste est incapable d’apprécier le pouvoir du peuple ni même de se rendre compte que ce pouvoir existe. Ils sont des vaincus parce qu’ils veulent livrer le combat selon les conditions d’Israël – par le biais de l’adoption d’une dichotomie « Israël contre Hamas » plutôt que « Israël de l’apartheid contre peuple palestinien » – au lieu de vérifier quelles sont leurs forces : qu’ils sont les autochtones du pays, que les lois internationales soutiennent leurs revendications, qu’ils ont une base morale élevée, qu’ils bénéficient du soutien de la société civile internationale sous la forme d’un mouvement BDS mondial sans cesse croissant, etc.

Ils sont incapables de reconnaître l’institution palestinienne parce qu’ils refusent de respecter la volonté du peuple telle qu’elle est exprimée dans les centaines de milliers de personnes qui marchent chaque vendredi le long de la clôture de ce que la plupart d’entre elles considèrent comme un camp de concentration.

Cette expression d’une nouvelle conscience naissante est manifeste dans le rejet des conditions imposées par l’apartheid israélien et ses alliés à la majorité des Palestiniens et, plus important encore, dans le rejet des miettes qui sont proposées en guise de récompense pour bonne conduite à une minorité choisie de Palestiniens à la Oslo.

Ce qu’on dit constamment aux Palestiniens, c’est soit d’accepter l’occupation d’Israël sous sa pire des formes, c’est-à-dire la présence permanence du mur de l’apartheid, les colonies, les check-points, les routes en zigzag, les numéros de plaque codés par couleur, les démolitions de maisons et la sécurité, soit se voir imposer un siège médiéval génocidaire. Hélas, la première option semble être la favorite de certains intellectuels palestiniens !

Les Palestiniens, qu’ils soient à Gaza ou dans la diaspora, ou en Israël, ne peuvent oublier le sang de ces enfants, de ces hommes, de ces femmes qui ont sacrifié leurs vies le long de la clôture du camp de concentration, de façon que tous les Palestiniens puissent continuer de résister et non de capituler.

Le message de la clôture est très clair : on n’en reviendra pas à des solutions et négociations bidon ; il est temps d’y aller d’une poussée finale vers la vraie liberté, la vraie justice, la vraie égalité.


Publié le 8/4/2019 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

Haidar Eid est maître de conférence de littérature post-coloniale et post-moderne à l’Université Al Aqsa de Gaza. Il a beaucoup écrit sur le conflit israélo-arabe, dont des articles publiés sur Znet, Electronic Intifada, Palestine Chronicle, et Open Democracy. Il a publié des articles d’études culturelles et de littérature dans de nombreuses revues, dont Nebula, Journal des études américaines en Turquie, Cultural Logic, et le Journal de littérature comparative.

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