La douleur de la terre : une solastalgie palestinienne

Nous sommes faits de terre. Le Coran nous dit que l’homme a été créé à partir de l’argile et la Bible nous rappelle que « tu es poussière et tu retourneras à la poussière ». La science confirme ce que les Écritures proclament poétiquement : les éléments de notre corps – le carbone, l’azote, l’oxygène – sont les mêmes que ceux qui se trouvent dans le sol sous nos pieds.

 

 

Mais que se passe-t-il lorsque la terre qui nous a faits nous est arrachée ? Lorsque la poussière de nos ancêtres, mêlée au sol de notre enfance, est rasée au bulldozer ? Que se passe-t-il lorsque la terre elle-même hurle de douleur ?

Les Palestiniens ne connaissent que trop bien la réponse. Nous souffrons de la guerre, de la dépossession et du siège, mais nous souffrons aussi de quelque chose de plus fondamental, que j’appelle « la douleur de la terre ».

En termes psychologiques, il s’agit de la solastalgie, la détresse causée par la destruction de l’environnement, les déplacements forcés et la perte d’une patrie qui nous soutenait autrefois, physiquement et spirituellement.

Contrairement à la nostalgie, qui est le désir d’un foyer laissé derrière soi, la solastalgie est l’angoisse d’assister à la destruction de son foyer alors que l’on y vivait.

 

La Terre n’est pas indifférente

En Palestine, la terre n’est pas seulement un ensemble géographique ; c’est une identité, une histoire et un héritage.

L’olivier n’est pas seulement un arbre, c’est un grand-parent, un conteur, un vieil homme obstiné qui refuse de s’incliner.

Le sol n’est pas seulement fait de terre, c’est la tombe de nos ancêtres, le berceau de notre enfance, le tapis de prière pour notre front.

Alors quand cette terre est volée, déracinée, brûlée, murée, empoisonnée, ce n’est pas seulement un crime écologique, c’est un crime mental. C’est une guerre contre la mémoire, contre l’enracinement, contre l’argile même qui nous forme.

La Nakba n’est pas seulement une expulsion, c’est une coupure entre un peuple et un lieu, une rupture de la symbiose entre l’homme et la terre.

Depuis, l’assaut se poursuit chaque jour : terres confisquées, routes bloquées, cimetières profanés, maisons démolies. La désertification de la Palestine n’est pas seulement une crise environnementale, c’est une crise psychologique, une blessure existentielle.

Des hommes faits d’argile et aux âmes brisées

Dans la poésie arabe traditionnelle, l’amant se languit de sa patrie comme d’une bien-aimée perdue, murmurant après les ruines laissés derrière lui. Mais en Palestine, les ruines ne sont pas seulement une source de chagrin, elles sont un lieu de résistance.

Comme des vases d’argile cuits au four, nous sommes craquelés mais endurcis. Nous sommes à la fois fissurés et intacts, fracturés et debout.

La terre était censée nous maintenir réunis, nous ancrer, mais lorsqu’elle est brisée, nous héritons de son chagrin.

Certains d’entre nous portent ce chagrin dans leur poitrine, le vent fait de poussière des maisons démolies se déposant en eux. D’autres le portent dans leur dos, courbé par l’exil. D’autres le portent dans leurs yeux, toujours fixés vers un horizon perdu.

Et d’autres le portent en silence, leurs mots devenant des pierres.

 

La terre se rebelle

Mais la terre, comme son peuple, résiste.

Malgré l’occupation, malgré le béton et l’acier, malgré les plantations coloniales destinées à effacer la flore indigène, le za’atar sauvage pousse toujours dans les fissures.

Les cactus plantés par les villageois palestiniens il y a des décennies, pour marquer leur terre, sont toujours là, même après l’expulsion de leurs propriétaires.

Le blé se balance encore dans des champs que certains préféreraient voir stériles.

C’est la leçon de la terre : rien ne disparaît complètement. Même en exil, la terre de Palestine reste dans la peau des paysans, dans le goût des olives, dans la mémoire des odeurs qui traversent les générations.

Ainsi, si nous souffrons de la douleur de la terre, c’est aussi elle qui nous guérit. Nous enfonçons nos pieds dans le sol, nous enlaçons l’écorce des oliviers, nous respirons le parfum du thym et des citrons.

Nous plantons, sachant que ceux qui plantent ne vivront peut-être pas pour voir la récolte, mais confiants que quelqu’un le fera.

C’est ainsi que nous défions la solastalgie.

En nous réappropriant la terre de toutes les manières possibles : par la poésie, par la nourriture, par la mémoire, par la résistance. En refusant de rompre notre lien avec le sol, même lorsqu’il nous est interdit. En réaffirmant que, même si la terre est blessée, elle est toujours vivante, et nous aussi.

*****

Samah Jabr est médecin-psychiatre et exerce à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle est actuellement responsable de l’Unité de santé mentale au sein du Ministère palestinien de la Santé. Elle a enseigné dans des universités palestiniennes et internationales. Le Dr Jabr est fréquemment consultante pour des organisations internationales en matière de développement de la santé mentale. Elle est Professeur adjoint de clinique, à George Washington.
Elle est également une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.

*****

Publié le 3 février 2025 sur Chronique de Palestine
Transmis par l’auteure – Traduction : Lotfallah

Vous aimerez aussi...