Pourquoi l’Irlande est la Palestine de l’Europe
La solidarité, le soutien et la conscience de la situation à Gaza auxquels le jeune journaliste palestinien Abu Baker Abed avait assisté, justifiait selon lui qu’on surnomme l’Irlande « la Palestine de l’Europe ».
Ali Abunimah, 27 mai 2025
Vendredi matin, je roulais sur l’autoroute M1 en direction de l’aéroport de Dublin. Sur un pont qui enjambait la route, une demi-douzaine de personnes agitaient de larges drapeaux palestiniens et des banderoles.
Plus tard, quand j’ai adressé un message à un ami irlandais pour lui dire ce que j’avais vu, il a répondu :
« Ils le font quasiment chaque matin pour pousser les gens à commencer leur journée en pensant à la Palestine. Il y en a beaucoup qui bipent leur soutien. »
J’ai été l’un de ceux qui ont fait aller leur klaxon avec enthousiasme. Cela couronnait une semaine pleine d’émotion et de réconfort pendant laquelle j’avais assisté le 17 mai à la Marche nationale pour la Palestine organisée par la Campagne de solidarité de l’Irlande avec la Palestine – qui coïncidait avec la commémoration annuelle de la Grande Famine irlandaise, entre 1845 et 1852 – NdT).
Cette action se déroulait parmi des dizaines d’autres qui ont lieu quotidiennement dans les villes et localités du pays
Le sentiment d’amour et de soutien était sans égal avec ces gens de partout en Irlande qui nous reconnaissaient dans les rues, qui nous saluaient Abubaker Abed et moi et qui exprimaient leur appréciation du travail effectué par l’équipe de The Electronic Intifada.
Vraiment, nous avons été chaleureusement accueillis.
C’était émouvant et fascinant en même temps d’écouter Eman Alhaj Ali et Abubaker s’adresser avec passion à une foule de plusieurs milliers de personnes depuis l’estrade du rassemblement.
« Je n’aurais jamais imaginé que ce serait l’histoire de mes 20 et quelques années, mais me voici, comme beaucoup d’autres Palestiniens, en train de me poser des questions qui n’ont pas de réponse claire »,
a dit Eman.
« Vivrons-nous pour voir le jour où Gaza sera libre ? Serons-nous encore plus que des survivants ? Nous réclamons nos droits, nous ne demandons par des miracles. Et, malgré tout, l’espoir est toujours là. »
Le 22 mai, Abubaker et moi étions ensemble à Dublin pour prendre la parole dans le livestream de The Electronic Intifada – ç’aurait été impossible il y a quelques semaines à peine. Et c’était la première fois que j’étais un invité du livestream, au lieu d’en être l’un des organisateurs.
Vidéo EI : Pourquoi l’Irlande est « la Palestine de l’Europe ».
Abubaker a parlé de sa décision difficile mais nécessaire de quitter Gaza.
Et nous avons parlé de la pression populaire croissante, en Irlande, afin de faire enfin adopter la proposition de loi sur les territoires occupés et de prendre d’autres mesures concrètes pour faire cesser le génocide d’Israël (nous en dirons plus à ce propos un peu plus loin!)
« C’était absolument bouleversant et je me sentais comme à la maison »,
a dit Abubaker de sa participation au rassemblement. La solidarité, le soutien et la conscience de la situation à Gaza auxquels il avait assisté justifiait selon lui qu’on surnomme l’Irlande « la Palestine de l’Europe ».
J’ai parlé de la façon dont les Palestiniens peuvent tirer une grande bouffée d’espoir non seulement dans le mouvement de solidarité actuel mais aussi dans la lutte même de l’Irlande contre le colonialisme et l’occupation britanniques.
Des sites que j’ai vus commémorer l’Insurrection de Pâques en 1916 en Irlande contre la brutalité du pouvoir britannique m’ont rappelé que cette rébellion héroïque avait été sauvagement écrasée par les colonisateurs et que ses dirigeants avaient été cruellement exécutés.
Mais l’Insurrection de Pâques allait néanmoins marquer le commencement de la fin de la domination britannique dans la majeure partie du pays, qui allait venir quelques années plus tard à peine.
Vous pouvez visionner la totalité du livestream du 22 mai ICI
L’UE « revoit » son accord commercial avec Israël
L’émission débutait par les informations de notre rédactrice-en-chef adjointe Nora Barrows-Friedman, au moment où Israël intensifie une fois de plus ses horribles massacres.
Dans son reportage sur la résistance, notre contributeur Jon Elmer a analysé une embuscade complexe dans le quartier de Shujaiya, à Gaza. Pendant ce temps, les forces yéménites ont diversifié leurs attaques par missiles contre Israël en y incluant désormais le port de Haïfa.
Et l’émission, coanimée par Nora et par le rédacteur en chef adjoint Asa Winstanley, proposait une interview de l’avocat irlandais installé à Londres, Frank Magennis, qui s’est exprimé – selon ses propres termes –
« sur la crise du sionisme et certaines des façons dont nous l’affrontons dans nos tribunaux anglais et ailleurs ».
Il a également été discuté de l’annonce par l’Union européenne, la semaine dernière, qu’elle allait revoir son accord associatif avec Israël, un pacte qui rapporte à Tel-Aviv d’énormes bénéfices commerciaux et autres.
La mesure attendue depuis longtemps est largement perçue comme étant trop modeste et trop tardive, mais c’est quand même un signe que le statu quo ne peut être maintenu alors qu’Israël perpètre à Gaza ce que de nombreuses personnes appellent désormais un holocauste.

Il n’y a pas de différence morale entre mettre des gens dans des chambres à gaz et brûler des gens dans les écoles de Gaza. Un holocauste est en train de se dérouler sous nos yeux et le monde reste silencieux (via Mohammad Safa sur X).
À l’abri en Irlande
Eman Alhaj Ali et Abubaker Abed ont été deux contributeurs réguliers de The Electronic Intifada tout au long du génocide.
Ils font partie d’un groupe d’étudiants qui ont reçu des bourses en Irlande et ils sont en même temps de proches parents de citoyens irlandais – environ deux douzaines de personnes en tout – que le gouvernement de Dublin a pu évacuer de Gaza en avril.
J’ai eu l’occasion de rencontrer en privé nombre de ces étudiants et d’entendre leur histoire, durant ma visite.
Il va leur falloir du temps pour assimiler le génocide auquel ils ont survécu et c’est une tâche qui va être rendue plus malaisée encore du fait que la boucherie orchestrée par Israël ne cesse de s’intensifier et qu’à aucun moment ils n’ont la possibilité de ne pas se faire du mauvais sang pour leurs familles restées à Gaza.
Mais je suis reparti en étant soulagé qu’eux au moins étaient en sécurité et qu’ils se sentaient les bienvenus dans un pays où ils auront la possibilité de mener à bien leurs études.
Le peuple irlandais demande de l’action, pas des mots
Une chose que l’on entend souvent, quand il s’agit de la Palestine, c’est que le gouvernement irlandais vaut mieux que la plupart des autres.
Et, sur le plan rhétorique – du moins parmi les pays de l’UE – c’est indiscutablement vrai.
Mais la quasi-totalité des personnes avec qui j’ai discuté à Dublin ont exprimé un sentiment de frustration en disant que le gouvernement utilisait les mots comme un palliatif afin d’éviter à entreprendre des actions concrètes en vue de demander des comptes à Israël.
Lors de la marche de samedi, j’ai rencontré deux militantes de longue date, Catherine Daly et Dee O’Shea.
O’Shea a lancé une pétition – avec, actuellement, plus de 53 000 signatures – demandant au gouvernement d’approuver la proposition de loi sur les territoires occupés.
La législation, soutenue par la sénatrice Frances Black, interdirait tout commerce en marchandises ou services avec les colonies illégales d’Israël dans les territoires palestiniens occupés.
Il y a six ans, elle avait aisément franchi ses premières étapes dans les deux chambres de Oireachtas, le parlement irlandais.
« À ce stade du génocide, il est incroyable que l’Irlande possède une proposition de loi puissante, qui pourrait aider le peuple de Palestine et qui attend en coulisse d’être approuvée, et ce, depuis 2018 »,
dit la pétition.
« Il a fallu d’énormes efforts de la part de nombreux cerveaux politiques, académiques et juridiques pour que la proposition de loi occupe sa position actuelle dans le processus législatif. Il n’y a aucune excuse pour encore se dérober. »
Depuis son passage initial, plusieurs gouvernements irlandais ont trouvé des excuses pour ne pas faire avancer la proposition.
Des ministres ont affirmé – malhonnêtement, selon des experts – qu’elle allait enfreindre la législation de l’UE.
Le gouvernement irlandais « se dérobe »
O’Shea m’a expliqué que la dernière tactique du gouvernement consistait à tenter d’éloigner les services de la portée de l’interdiction sur le commerce des colonies, en limitant la proposition de loi sur les territoires occupés au seul commerce de marchandises tangibles.
Cela créerait une gigantesque échappatoire juridique qui la priverait d’une grande partie de son effet.
Simon Harris, le ministre irlandais des Affaires étrangères et vice-Premier ministre, ressent toutefois la pression publique.
La semaine dernière, il a déclaré sur RTE, l’émetteur national de l’Irlande, qu’il essayait de pousser la proposition vers l’avant.
« Je ne suis pas en désaccord politique, en aucune façon, avec ceux qui veulent que les services soient inclus dans la législation. Par contre, mon point de vue, c’est qu’il n’est pas possible, juridiquement parlant, d’inclure les services »,
a-t-il affirmé.
Mais le dirigeant du Parti vert, Roderic O’Gorman, qui a été ministre dans le précédent gouvernement jusqu’en janvier, a contesté ce point de vue.
« En juillet dernier, le procureur général y est allé d’une évaluation détaillée de la proposition de loi de la sénatrice Frances Black »,
a expliqué O’Gorman sur RTE en début de mois, mais en insistant :
« Il n’y a pas eu la moindre allusion à un problème relatif aux services dans son avis juridique extrêmement détaillé. »
L’actuel gouvernement se sert de cette question comme d’une autre tactique pour retarder les choses, estiment O’Gorman et d’autres observateurs.
Harris lui non plus ne s’engagerait pas à pousser la législation jusque dans ses phases finales avant les vacances d’été du parlement irlandais – une absence de hâte qui horrifie les citoyens qui assistent à l’escalade quotidienne des atrocités israéliennes.
Dee O’Shea n’a pas confiance dans les engagements hautement qualifiés de Harris à faire avancer la proposition de loi sur les territoires occupés.
« L’Irlande ne peut se permettre de se reposer maintenant, quand il s’agit de la proposition »,
m’a-t-elle écrit par courriel.
« Nous sommes si près et l’inclusion des services est essentielle. »
« Simon Harris dit aussi maintenant qu’elle ne sera pas approuvée avant les vacances d’été, ce qui signifie au plus tôt en automne, si cela doit avoir lieu »,
a ajouté O’Shea.
« C’est inadmissible. Le mouvement perçoit ces problèmes comme une dilution de son impact potentiel et une continuation de la dérobade. »
O’Shea insiste auprès des Irlandais pour qu’ils continuent d’exiger que tant les services que les marchandises soient inclus et pour que Harris passe adopter la proposition par le Parlement avant les vacances en juillet.
L’Irlande reconnaît que les atrocités à Gaza sont « génocidaires »
Ce qui est peut-être très important, c’est que, dans son interview sur RTE, Harris a fait allusion aux actions d’Israël contre les Palestiniens de Gaza comme étant « génocidaires ».
Ce terme porte un poids juridique parce que, en tant que partie de la Convention sur le Génocide, l’Irlande est censé
« d’empêcher et de punir » le crime de génocide, y compris « la tentative en vue de commettre un génocide » et « la complicité dans le génocide ».
Après avoir prononcé ce mot, Harris ne pourra plus jamais prétendre que l’État irlandais ne savait pas que ce qui se passait à Gaze était un génocide et qu’il était obligé d’agir au maximum de sa capacité pour mettre un terme au massacre.
Les militants en Irlande ne se font pas d’illusion : Leur pays seul ne peut faire cesser le génocide perpétré par Israël. Mais bien des gens m’ont dit qu’ils croyaient qu’en agissant de façon décisive, l’Irlande romprait la glace et poserait un exemple que les autres pays pourraient suivre rapidement.
Le potentiel est énorme et les enjeux ne pourraient être plus élevés.
*****
Vous pouvez suivre l’émission (en anglais) sur YouTube, Rumble ou Twitter/X, à moins que vous ne l’écoutiez (toujours en anglais) sur votre plate-forme podcast préférée.
Tamara Nassar a produit et dirigé l’émission. Michael F. Brown a contribué à l’assistance de préproduction et Eli Gerzon à l’assistance de postproduction.
Les épisodes précédents du livestream de The Electronic Intifada peuvent être visionnés (en anglais) sur votre canal YouTube.
*****
Publié le 27 mai 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine