Le danger ne cesse de croître pour les pêcheurs de Gaza

Entre octobre et décembre, les organisations de contrôle des droits humains ont répertorié en tout 73 incidents au cours desquels Israël a ouvert le feu sur des pêcheurs gazaouis.  

Beirut al-Aqraa montre les dégâts infligés par Israël à son bateau de pêche. (Photo : Ahmed Al-Sammak)

Ahmed Al-Sammak, 12 janvier 2022

 

Beirut al-Aqraa se trouvait à deux milles nautiques (3 700 mètres environ) des côtes de Gaza le 24 décembre quand son bateau de pêche s’était mis à s’enfoncer dans l’eau. Aussitôt, il avait fait demi-tour vers la côte mais il restait encore quelques centaines de mètres à parcourir lorsque le bateau s’était retrouvé complètement submergé.

Avec deux de ses aidants, Beirut avait regagné la rive à la nage. Mais trois de ses frères avaient dû être secourus avant d’être transportés à l’hôpital.

« Heureusement, il était aux alentours d’une heure de l’après-midi », dit Beirut. « Et quelques autres pêcheurs nous ont aperçus et se sont précipités à notre aide. »

L’accident a eu de terribles effets sur son frère Nayef.

« Si j’étais resté dans l’eau un moment de plus, je serais mort », dit ce dernier.

« J’ai vomi chaque jour, depuis lors. Et j’ai peur de la mer. Je ne naviguerai plus jamais. Je préférerais rester sans travail que d’avoir à remonter à nouveau sur le bateau de Beirut. »

Plusieurs bateaux de Beirut ont été endommagés par Israël au moment de l’offensive majeure contre Gaza en mai dernier. Israël avait visé le port de Deir al-Balah, dans le centre de Gaza, où étaient amarrés les bateaux de Beirut, lors de cette attaque.

L’un des bateaux s’était révélé irréparable.

Les autorités de Gaza avaient estimé que les pertes de Beirut résultant de l’offensive de mai s’élevaient à quelque 25 000 dollars. « Mais ce serait plutôt 30 000 », dit Beirut.

Le bateau qui a coulé le 24 décembre avait pour nom « Amal », le mot arabe pour « espoir ». Il faisait partie des bateaux touchés par les obus israéliens en mai.

Pour réparer le bateau correctement, Beirut avait besoin d’environ 3 kilos de fibre de verre. Il ne pouvait se payer cette fibre de verre, de sorte qu’il a utilisé un scellant (un produit d’étanchéisation), qui coûte nettement moins cher.   

Il avait pu continuer à travailler comme pêcheur, avec l’« Amal », après l’attaque de mai. Mais quand le bateau avait commencé à se déglinguer, le 24 décembre, il était tout de suite devenu évident que le travail de réparation n’avait pas été adéquat.

 

Pas de compensations

Beirut se rappelle qu’on l’avait surnommé « le roi des pêcheurs » du fait qu’il possédait quatre bateaux.

Avant l’agression de mai, il gagnait jusqu’à 1 300 dollars par mois. Désormais, il a du mal à arriver à 300 dollars.

« Et personne ne m’a payé de compensations pour mes pertes », dit-il.

On sait depuis longtemps qu’Israël s’en prend directement aux pêcheurs palestiniens. Entre octobre et décembre, les organisations de contrôle des droits humains ont répertorié en tout 73 incidents au cours desquels Israël a ouvert le feu sur des pêcheurs gazaouis.  

Les forces navales israéliennes ont même ouvert le feu à deux reprises sur des pêcheurs de Gaza, le jour du Nouvel An.

Khader al-Saidi montre quelques-unes des balles en acier enrobées de caoutchouc que la marine de guerre israélienne a tirées sur lui. (Photo : Ahmed Al-Sammak)

 

Khader al-Saidi s’est fait tirer dessus par Israël à plusieurs reprises.

Suite à l’un de ces épisodes de violence étatique, en 2017, Khader avait été arrêté et emprisonné pendant près d’un an. On l’avait accusé d’avoir franchi la limite de pêche autorisée      au large de la côte gazaouie – une limite qui est souvent arbitraire.

En février 2019, Khader était sorti pêcher avec son cousin Muhammad quand tous deux avaient été attaqués par la marine israélienne. Les deux hommes avaient tenté de s’échapper mais n’avaient pu le faire.

La marine de guerre israélienne avait tiré quelque 30 balles de métal enrobées de caoutchouc sur Khader, a-t-on estimé, dans le même temps que son cousin s’était accroupi pour tenter de passer inaperçu.

Après avoir été touché aux deux yeux, Khader était tombé par-dessus bord et avait perdu conscience.

« Je me suis réveillé quatre jours plus tard dans un hôpital israélien d’Ashdod [une ville portuaire] », dit-il. « J’ai entendu quelqu’un qui parlait hébreu et je lui ai demandé : ‘Où suis-je ?’ Mais il ne m’a pas répondu. »  

Un médecin qui parlait arabe avait ensuite expliqué à Khader qu’il avait perdu l’usage de l’œil droit. Il allait falloir environ une semaine pour que son œil gauche guérisse, avait prédit le médecin.

Malgré ses blessures sévères, Khader avait les mains et les pieds entravés de fers quand les soldats l’avaient ramené, près d’un an plus tard, au check-point militaire d’Erez, qui sépare Gaza d’Israël.  

Il avait été escorté jusqu’au-delà du check-point avant d’être abandonné sur place par les soldats israéliens. Un homme était venu l’aider et l’avait amené à la police locale, qui avait à son tour appelé une ambulance.

Quand Khader avait été examiné par des médecins à Gaza, ceux-ci avaient confirmé qu’il était désormais aveugle des deux yeux.

Aujourd’hui, Khader quitte rarement son domicile. « Je n’ai pas envie de voir qui que ce soit », dit-il.

 

« Israël a fait de moi un mendiant »

Il a demandé une allocation d’invalidité auprès de l’Autorité palestinienne mais n’a rien reçu du tout. « Je travaillais pour nourrir ma famille élargie, neuf personnes en tout », dit-il. « Aujourd’hui, je dépends de gens très gentils qui me donnent un peu d’argent. Israël a fait de moi un mendiant. »

Ouvrir le feu n’est pas la seule façon dont Israël compromet la sécurité des pêcheurs de Gaza. Le siège impitoyable de Gaza a provoqué un déclin général du niveau de vie et cela a été particulièrement ressenti parmi les pêcheurs.

Bien des pêcheurs ne peuvent payer les factures d’entretien de leurs bateaux. Les restrictions imposées par Israël aux importations ont également provoqué une pénurie des pièces de rechange.

Cette pénurie signifie que, lorsque des pièces de rechange sont disponibles, elles sont bien plus chères qu’elles ne l’étaient précédemment.

Selon un homme qui effectue des tâches de réparation sur les bateaux de Gaza, le prix d’un nouveau moteur, pour un bateau de dimensions moyennes, dépasse désormais 11 000 dollars – soit près de deux fois plus qu’il y a une dizaine d’années.

 

Trois des enfants de Muhammad Musleh. (Photo : Ahmed Al-Sammak)

 

Les conséquences de devoir travailler à bord de bateaux qui ne sont pas sûrs peuvent s’avérer fatales – comme l’illustre l’histoire de Muhammad Musleh.

Muhammad, 40 ans, s’est noyé en septembre quand le bateau à bord duquel il pêchait a chaviré. Son moteur avait cessé de fonctionner.

Son frère, Alaa, a reconnu que le bateau n’était pas en bon état. Mais la famille avait dû continuer à s’en servir pour des raisons de nécessité économique.

« Si nous avions eu de l’argent pour acheter un autre moteur, nous n’aurions pas perdu Muhammad », dit Alaa. « Mais nous n’avions pas les moyens d’en acheter un nouveau. Et nous ne pouvons toujours pas le faire. »

« Je sais que c’était une erreur pour nous de sortir en mer », dit-il.

« Mais nous n’avions pas d’autre choix. Je suis père de quatre enfants, Fayez [un autre frère] en a trois et Muhammad lui aussi en avait quatre. Qui d’autre va nourrir nos enfants ? »

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Ahmed Al-Sammak est journaliste. Il vit et travaille à Gaza.

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Publié le 12 janvier 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

 

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