Oum Kalthoum, l’Iran et les gouvernements et médias occidentaux
Durant la semaine écoulée, alors que j’écoutais sur les ondes les analystes politiques occidentaux blablater à propos de l’Iran, j’ai pensé à Oum Kalthoum et à la tendance occidentale de filtrer les modes d’expression non occidentaux, qu’il s’agisse de musique ou de politique, à travers ses propres cadres, passant ainsi à côté de la logique émotionnelle plus profonde qui est en jeu.

Oum Kalthoum, la légendaire chanteuse égyptienne surnommée « La Voix de l’Égypte », était non seulement célèbre pour sa voix puissante et les émotions que suscitaient ses interprétations, mais aussi pour sa présence scénique distinctive, notamment son utilisation d’un mouchoir blanc. Ce petit accessoire est devenu un élément emblématique de ses performances, doté d’une signification à la fois pratique et symbolique.
Rima Najjar, 25 juin 2025
Durant la semaine écoulée, alors que j’écoutais sur les ondes les analystes politiques occidentaux blablater à propos de l’Iran, j’ai pensé à Oum Kalthoum et à la tendance occidentale de filtrer les modes d’expression non occidentaux, qu’il s’agisse de musique ou de politique, à travers ses propres cadres, passant ainsi à côté de la logique émotionnelle plus profonde qui est en jeu.
Le maqamat d’Oum Kalthoum (un système de modes mélodiques, telles les gammes de la musique occidentale, mais avec des structures et des règles plus complexes) et le calcul stratégique de l’Iran émergent tous deux de traditions qui ont leur propre cohérence interne, mais ils sont souvent ramenés à des caricatures une fois qu’ils sont perçus à l’aune de paradigmes occidentaux.
Sa musique n’était pas que divertissement ; c’était un vecteur de mémoire culturelle, de résistance politique et de sophistication poétique. Des chansons comme Al Atlal étaient imprégnées de poésie arabe classique et de nostalgie postcoloniale ; n’empêche que les médias occidentaux en ont souvent fait une diva plutôt qu’une force culturelle qui a modelé l’identité arabe tout au long de la décolonisation.
Les ripostes militaires de l’Iran – telle sa récente frappe de missile contre une base américaine au Qatar – sont souvent présentées dans les médias occidentaux comme une escalade ou une irrationalité. irrationnelles ou au bord de l’escalade. Mais, du point de vue de l’Iran, ce sont des signaux calibrés : « Nous riposterons, mais nous ne voulons pas la guerre totale. » Oum Kalthoum exprimait sa musique à la façon dont un spécialiste en missiles balistiques utilise ses équations, c’est-à-dire en calculant l’impact émotionnel de chaque note. Mais tout ce que l’Occident a jamais entendu d’elle, c’était un « gémissement primal » ou un « spectacle émotif », sans être à même de comprendre le « tarab », l’état profondément immersif, quasi spirituel de l’extase musicale qu’elle suscitait parmi ses auditeurs.
Les cadres d’interprétation de l’Occident sont des outils de soft power, une structure d’oblitération légitimant ce qu’il comprend et marginalisant ce qu’il ne comprend pas. En agissant de la sorte, il méconnaît non seulement l’Autre, mais il rate également des opportunités d’engagement plus profond.
Les frappes iraniennes évitent des pertes massives, ce qui est un signe de retenue. Les représailles succèdent aux provocations, et non l’inverse. Modelée par les souvenirs de la guerre Iran-Irak et par des décennies de sanctions, leur doctrine militaire s’articule autour de la survie.
Au contraire, le doctrine militaire d’Israël s’est construite autour de la préemption, de la dissuasion et d’un contrôle rapide de l’escalade. La doctrine Dahiya implique le recours à une force disproportionnée et la destruction des infrastructures civiles dans les zones utilisées par des acteurs non étatiques comme le Hezbollah ou le Hamas ; son option Samson implique la destruction via le recours non déclaré à l’énergie nucléaire.
Quand le guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, prévient qu’une intervention militaire américaine pourrait provoquer des « dommages irréparables », il n’émet pas seulement une menace – il invoque une vision théologique du monde dans laquelle le martyre, la résistance et la justice divine sont profondément entremêlés.
La résistance aux EU, à Israël et à la dissension interne est une lutte sacrée, dans l’Iran post-révolutionnaire ; elle renforce l’idée que le martyre pourrait être une issue possible. La justice divine (‘Adl dans la théologie sunnite, ‘Adalah dans la théologie chiite) est un attribut fondamental d’Allah, qui juge tous les humains avec une équité parfaite. Pour Khamenei, la survie n’est pas simplement une question d’art de gouverner ; c’est une question de légitimité spirituelle. Les menaces israéliennes en vue de l’éliminer sont sacrilèges et ont été condamnées par les dirigeants des groupes religieux minoritaires de l’Iran : chrétiens, juifs, zoroastriens (mazdéens) et mandéens.
Au contraire, la vision théologique du monde des sionistes est liée à une entité politique spécifique. Dans le judaïsme, la justice divine (Tzedek ou Mishpat) est étroitement liée à la théologie de l’alliance – la justice de Dieu s’exprime par le biais de Son alliance avec le peuple juif, elle récompense l’obéissance et châtie la désobéissance. La souffrance historique (par exemple, l’exil, les pogroms, l’Holocauste) est parfois interprétée comme un châtiment divin, alors que l’établissement d’Israël (1948) est perçu comme une restauration de la justice. Il ne fait nul doute que les membres du mouvement juif Gush Emunim considèrent les missiles iraniens tombés sur Tel-Aviv et Haïfa comme leur punition pour n’avoir pas réalisé leur obligation divine de s’emparer du contrôle total de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Le concept islamique de ṣabr (صَبْر) — traduit par patience, détermination, ou endurance — a des racines profondes dans la rhétorique et le comportement de l’Iran en temps de guerre. Pour les dirigeants de l’Iran, sabr est à la fois une vertu religieuse et une attitude stratégique. C’est l’endurance sous les sanctions, les assassinats, les frappes militaires, une forme de résilience divine, pas une attente passive. C’est une « réserve calculée », enracinée dans la théologie chiite et dans l’héritage de Karbala, dans lesquels la victoire morale s’obtient par le biais de la souffrance et de la persévérance.
Au contraire, la doctrine d’Israël met l’accent sur la préemption, la rapidité et la force écrasante. Son discours s’articule autour du « plus jamais ça », une philosophe d’après l’Holocauste utilisée pour justifier des ripostes rapides, souvent disproportionnées (autrement dit, catastrophiques) aux menaces perçues. Là où l’Iran parle de dignité par l’endurance, Israël parle de survie par la domination.
Quand Oum Kalthoum chantait « للصبر حدود » (« La patience a ses limites »), elle exprimait une limite émotionnelle puissante – une déclaration selon laquelle même l’amour le plus profond ne peut justifier une souffrance sans fin. Et, aujourd’hui, surtout après des assassinats et des attaques très médiatisés contre les intérêts iraniens, Téhéran a commencé à changer. L’attitude traditionnellement réservée fait place à une confrontation plus directe – frappes de missiles, menaces publiques et gestes symboliques, tel le sermon de Khamenei avec un fusil à ses côtés. Le vers d’Oum Kalthoum parlait de dignité émotionnelle et l’évolution de la position de l’Iran fait écho à un seuil similaire – où l’endurance n’est plus perçue comme vertueuse, mais comme complice. La résonance culturelle est frappante : les deux évoquent un moment où la patience devient une forme d’effacement de soi et où l’action – quel que soit son prix – se mue en revendication de l’action.

Le repli de Khamenei dans un bunker sécurisé, la suspension de ses communications numériques et son recours à des intermédiaires pour dialoguer avec ses commandants ne sont pas que tactiques, mais également symboliques. Ils témoignent certes d’une vulnérabilité, mais aussi d’une continuité et d’une préparation.
Les gouvernements et les médias occidentaux ont interprété la retenue de l’Iran comme une hésitation stratégique ou un manque de capacités, une faiblesse interne due à des tensions économiques ou à des dissensions politiques, la crainte d’une escalade ou la dissuasion suscitée par une puissance de feu supérieure d’Israël ou des EU. Mais c’est passer à côté de l’essentiel. Cette interprétation bancale conduit à des erreurs politiques. Par exemple, les dirigeants occidentaux exhortent souvent l’Iran à la « désescalade », après les frappes israéliennes, ignorant ainsi le droit légal de l’Iran à l’autodéfense, conformément à l’Article 51 de la Charte des Nations unies. Ces deux poids, deux mesures renforcent le discours de l’Iran sur l’hypocrisie occidentale et alimentent sa détermination à agir selon ses propres conditions.
De même que la musique d’Oum Kalthoum a été dépouillée de son contexte politique et culturel, la politique de l’Iran, telle qu’elle est perçue par les médias occidentaux, est également déconnectée de la dynamique régionale et des pressions internes qui la façonnent.
Par exemple, le soutien de l’Iran au Hezbollah au Liban, au Hamas et au Djihad islamique palestinien en Palestine occupée, à diverses milices chiites en Irak, aux Houthis au Yémen et à d’autres en Syrie et à Bahreïn représente un « Axe de Résistance » plus large contre l’influence occidentale et l’occupation israélienne. Ces acteurs non étatiques sont des mouvements de résistance légitimes et non des « terroristes », comme l’Occident les perçoit.
Même sous le shah (c’est-à-dire avant la Révolution islamique), l’Iran soutenait des organisations à l’étranger afin de contrer ses rivaux régionaux. En renforçant ses alliés au-delà de ses frontières, l’Iran étend son influence et crée des zones tampons contre ses adversaires, du genre d’Israël, de l’Arabie saoudite et des États-Unis. Le soutien de l’Iran à des acteurs non étatiques est une pierre angulaire de sa stratégie régionale, élaborée à partir d’un mélange d’idéologie, de préoccupations sécuritaires et d’ambitions géopolitiques.
Le discours occidental sur le soutien de l’Iran aux acteurs non étatiques est présenté comme déstabilisant, alors que ses préoccupations sécuritaires – l’Iran est entouré de bases américaines et de voisins hostiles, dont l’un, doté d’un armement nucléaire – ne reçoit que très rarement un même poids analytique.
Les États-Unis ont également utilisé des acteurs non étatiques comme outils de projection de puissance asymétrique – en Afghanistan, au Nicaragua, au Guatemala, au Salvador et en Libye, pour n’en citer que quelques-uns. Israël a lui aussi un long passé de d’opérations répréhensibles, particulièrement dans la collecte de renseignements et le sabotage, souvent par l’entremise d’acteurs non étatiques, de collaborateurs locaux ou d’unités travaillant sous le manteau. Bien qu’il ne dispose pas d’un réseau de mandataires officiels comme celui de l’Iran, il a tiré parti de ses relations tactiques et de ses avoirs clandestins pour étendre son influence – notamment dans des pays comme la Syrie, le Liban et l’Iran.
Mais il est juste de dire que l’équilibre de l’autorité morale s’est déplacé en faveur de l’Iran. Même si l’Iran est régulièrement décrit par l’Occident comme un acteur voyou et que les interventions américaines encouragent la stabilité ou la démocratie, les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine perçoivent l’Iran non pas comme un acteur voyou, mais comme un symbole de défiance à l’égard de la domination occidentale. Les nations qui ont subi l’impérialisme occidental éprouvent de l’empathie pour le discours iranien sur la résistance aux pressions américaines et israéliennes. En tant que pays cherchant à affirmer leur indépendance dans un monde multipolaire, ils admirent le refus de l’Iran de céder aux sanctions, aux menaces militaires ou aux interférences dans sa souveraineté.
L’adhésion officielle de l’Iran aux BRICS en 2024 a été une victoire diplomatique de première importance et, malgré l’influence israélienne sur certaines nations, les BRICS n’ont pas condamné catégoriquement la stratégie de procuration de l’Iran. Ils ont préféré privilégier la désescalade, la souveraineté et la diplomatie multipolaire, un acquiescement tacite à la légitimité de l’Iran quand il résiste à ce qui constitue manifestement une ingérence occidentale. Bref, la guerre n’est pas qu’une confrontation militaire ; c’est aussi une bataille entre narrations, et les amis de l’Iran l’aident à gagner les cœurs et les esprits dans des endroits souvent négligés par Washington et Tel-Aviv.
Au Moyen-Orient, il arrive souvent que nous soyons systématiquement mal compris : la libération est mal traduite en extrémisme ; l’endurance culturelle est ramenée avec mépris à de la nostalgie et la stratégie est dénigrée en tant que fanatisme.
Quand nous écoutons la logique stratégique de l’Iran, sa crainte de l’encerclement, ses souvenirs du coup d’État de 1953, sa doctrine de la dissuasion, nous commençons à comprendre que ce qu’on qualifie souvent de « provocation » est en fait une forme de survie. Prêter l’oreille de façon différente signifie refuser de filtrer ce que l’on voit et entend au Moyen-Orient au travers des grammaires occidentales de la raison ou de la stratégie.
Quand Oum Kalthoum chante le même et seul couplet pendant 40 minutes ou quand l’Iran invoque la cosmologie chiite dans sa rhétorique politique, ou quand un poète palestinien se lamente en recourant à une métaphore, l’Occident ne doit pas considérer ces choses comme des énigmes qu’il convient de décrypter pour en faire quelque chose de familier. Il s’agit plutôt d’une demande de s’accommoder de la dissonance et de l’étrangeté.
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Rima Najjar est une Palestinienne dont la branche paternelle de la famille provient du village dépeuplé de force de Lifta, dans la périphérie occidentale de Jérusalem et dont la branche maternelle de la famille est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et une professeure retraitée de littérature anglaise, à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.
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Publié le 25 juin 2025 sur le blog de Rima Hassan
Traduction : Charleroi pour la Palestine
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