Des drones israéliens pour surveiller les frontières européennes

Frontex accorde pour 50 millions d’euros de contrats de surveillance des frontières par drones à Airbus, IAI et Elbit

Mark Akkerman, 30 octobre 2020

La semaine dernière, l’agence de surveillance des frontières Frontex annonçait qu’elle avait accordé de nouveaux contrats pour des services de surveillance par drone en Méditerranée aux sociétés d’armement Airbus, avec son sous-traitant Israeli Aerospace Industries (IAI), et Elbit. Frontex paiera jusqu’à 50 millions d’euros dans des contrats cadres en vue de fournir

« des services de surveillance maritime par drone, de fourniture d’informations par portail pour missions lointaines et de partage de compilations d’images et/ou de données brutes au niveau opérationnel ».

Avec ces contrats, Frontex entreprend de nouvelles démarches dans son travail de sécurisation des frontières, dans l’expansion de son rôle dans la politique migratoire et frontalière de l’UE et dans l’acquisition de ses équipements propres au lieu de s’appuyer sur ceux des États membres de l’UE. Pour les réfugiés qui essaient de traverser la Méditerranée, cela peut avoir des conséquences plus dramatiques, surtout à la lumière des publications récentes sur la complicité de Frontex dans les refoulements illégaux de la Grèce vers la Turquie et les renvois en Libye.

L’implication des sociétés israéliennes IAI et Elbit, tristement réputées pour leur travail dans l’occupation de la Palestine et dans la violence et la répression à l’égard des Palestiniens, constitue un autre aspect hautement problématique des nouveaux contrats.

Ce contrat fait suite à un premier contrat portant sur des vols d’essai avec des drones et qui avait déjà été octroyé à IAI et Airbus, ainsi qu’à une firme d’armement italienne, Leonardo. Depuis les derniers mois de 2018, ces drones ont volé durant plusieurs centaines d’heures depuis la Grèce et l’Italie, contribuant à l’interception de bateaux de réfugiés.

L’offre pour le nouveau contrat a été publiée voici un an déjà, en spécifiant les exigences techniques et conditions de déploiement des drones, y compris une endurance de vol minimale de 20 heures. Les exigences ont poussé Leonardo à entamer une procédure juridique contre Frontex, réclamant l’annulation de l’offre, sous le prétexte que ces exigences empêchaient la participation de Leonardo, du fait qu’elles étaient

« complètement inutiles, disproportionnées, excessives et non fonctionnelles par rapport aux finalités du service ».

En avril, la Cour générale déboutait la demande de Leonardo en faveur de mesures intermédiaires. Un contrat récent 7,2 millions d’euros, dont 50 % financés par le Fonds de sécurité interne de l’UE, et prévoyant de fournir 1 800 heures de vol de drones aux autorités frontalières italiennes, pourrait toutefois adoucir le contrecoup subi par Leonardo.

Le contrat cadre de Frontex, un contrat général auquel peuvent s’ajouter des commandes spécifiques, portera dans un premier temps sur deux ans, avec deux extensions possibles d’une année chacune. Le plafond financier initial pour le total des commandes spécifiques a été porté à 50 millions d’euros mais, si c’est jugé nécessaire, ce plafond peut être renégocié à la hausse, avec un maximum de 75 millions d’euros.

Pour ceci, Frontex

« entend lancer deux appels par an pour des contrats de 2000 ou 3000 heures de vol sur base annuelle ».

Les sociétés ont chacune leur ordre, ce qui signifie qu’une commande spécifique sera d’abord proposée à la première société citée (Airbus, avec IAI) et ne sera proposée à la deuxième (Elbit) que si la première n’est pas à même d’honorer la commande. Les drones voleront à partir de la Grèce, de l’Italie et/ou de Malte et devront être capables de fournir et des données brutes et une « compilation des images opérationnelles » à Frontex et à d’autres entités comme, par exemple, des agences de surveillance des frontières nationales ou des côtes. L’illustration schématise les tâches demandées :

Surveillance aérienne par RPAS (système d'aéronefs télépilotés) dans un scénario maritime.

Surveillance aérienne par RPAS (système d’aéronefs télépilotés) dans un scénario maritime.

Les sociétés doivent assurer

« un service complet fournissant toutes les ressources techniques et humaines nécessaires, y compris l’obtention des permissions et certificats exigibles ».

Cette dernière exigence n’a rien de facile, puisque le recours à des drones dans la sécurité des frontières a parfois été entravée par des réglementations portant sur l’espace aérien. En 2013, l’agence Frontex elle-même a dû annuler un essai prévu avec des drones de la firme autrichienne Scotty Group, parce que la société n’avait pas été en mesure d’obtenir une licence de vol du gouvernement grec.

Le contrat élargi portant sur les drones constitue une nouvelle étape dans l’expansion de Frontex, qui est censée assumer dans les prochaines années un rôle plus prépondérant et coordinateur dans la sécurité des frontières de l’UE. Selon la réglementation mise à jour l’an dernier, l’agence peut, par exemple, donner des conseils contraignants à des États membres afin qu’ils renforcent leurs mesures de sécurité frontalière ; elle peut également intervenir à l’intérieur des États membres suite à une décision du Conseil et lancer des opérations dans des pays non européens. Cela s’accompagne de la formation et la mise en place d’un corps de surveillance des frontières, lequel devrait commencer à opérer en janvier prochain (2021) et serait porté à 10 000 agents en 2027, ainsi que d’un budget à la croissance rapide. En juillet, le Conseil a décidé que Frontex obtiendrait 5,1 milliards d’euros, selon le nouveau Cadre financier pluriannuel, c’est-à-dire le budget de l’UE pour 2021-2027, soit près de trois plus que le budget de 2014-2020. Une partie de ce budget (des rapports plus anciens parlaient de 2,2 milliards d’euros) est prévue pour l’achat ou le leasing de son équipement propre, alors que les États membres sont également supposés acheter des équipements pour un usage partiel par Frontex, à l’aide d’un financement par le nouveau Fonds pour la gestion intégrée des frontières (Integrated Border Management Fund), qui obtiendra un budget de 5,5 milliuards d’euros pour 2021-2027, comme cela a été le cas ces dernières années avec le financement en provenance du Fonds de sécurité interne, son prédécesseur.

Après quelques problèmes initiaux, telles des difficultés avec les réglementations portant sur les espaces aériens, on a assisté à une augmentation de l’usage des drones pour la sécurité frontalière aux frontières de l’UE, l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM) a fourni à Frontex et aux États membres des services de surveillance par drone émanant du Portugal. Pour cela, l’AESM a loué, entre autres, les services de la firme portugaise CEIJA à hauteur de 59 millions d’euros. La CEIIA a établi un sous-contrat avec Elbit afin d’utiliser deux drones Hermes 900. Au début de cette année, l’un de ces drones s’est écrasé sur l’île de Crète, au cours d’une mission de contrôle des frontières maritimes de la Grèce.

Pendant ce temps, cette année, la Grèce elle-même s’est mise à se procurer en leasing des drones Heron de la firme israélienne IAI en vue d’assurer la sécurité de ses frontières. Quant au ministre britannique de la Défense, il a déployé ses drones Watchkeeper, fournis par une joint venture entre Thales et Elbit, dans le ciel de la Manche afin de détecter des bateaux de migrants venant de France. En septembre, l’UE a également fait don de 15 drones de surveillance à la Biélorussie, ignorant les craintes de les voir utilisés contre les manifestants en faveur de la “démocratie”. La même tendance dans l’usage accru de drones pour la surveillance des frontières peut être perçue aux États-Unis et en Australie. Cette dernière s’est également lancée dans l’utilisation d’embarcations de service autonomes et sans équipage (« drones nautiques ») fournis par la firme australienne OCIUS.

Le passage de la présence (humaine) en mer à l’utilisation de véhicules sans équipage pour la détection et l’interception des navires de réfugiés a été critiqué par les ONG, dans la perspective de la recherche et du sauvetage. À propos du nouveau contrat, Kiri Santer, d’Alarm Phone, a déclaré que les acteurs européens

« continuaient à être présents, mais à partir du ciel, de sorte qu’ils peuvent être au courant de divers bateaux de migrants quittant les côtes libyennes et fournir ces informations à la surveillance côtière libyenne ».

L’usage de drones militaires constitue également une autre étape dans la militarisation des frontières et il dégage de nouvelles opportunités pour les firmes qui fabriquent des drones. Selon Moshe Levy, vice-président exécutif d‘IAI :

« Voler dans l’espace civil de l’Europe est un important progrès pour IAI et une preuve solide de la capacité des RPAS de voler le long de voies aériennes civiles. Je cerois que ce contrat va ouvrir la porte à davantage de marchés civils. »

Une caractéristique commune à de nombreux drones utilisés dans la surveillance frontalière réside dans leurs origines israéliennes. L’Hermes d’Elbit et le Herton d‘IAI sont des leaders sur le marché. Les firmes font la promotion de ces drones sur le marché international en s’appuyant sur leur usage extensif par l’armée israélienne contre les Palestiniens, comme elles le font d’ailleurs avec toute leur panoplie d’armes et d’équipements sécuritaires. Plusieurs parlementaires européens ont remis en question l’achat de drones en provenance d’Israël, mais la Commission européenne et Frontex ont dissipé toutes les inquiétudes en déclarant que toutes les règles avaient été respectées. Selon le commissaire Johansson, les agences comme Frontex et l’AESM

« ne disposent pas d’une procédure spécifique pour certifier l’origine des équipements fournis »,

ce qui veut dire que les violations des droits de l’homme pour lesquelles ils sont utilisés ne sont absolument pas prises en ligne de compte.

Comme Stop the Wall et ECCP l’ont écrit dans un briefing plus tôt cette année :

« Le financement par l’UE de ces sociétés alimente la capacité d’Israël de poursuivre ses crimes de guerre et ses graves violations des droits de l’homme et des lois internationales. Nous avons la responsabilité de garantir que l’argent public européen n’est pas dépensé dans des contrats avec des sociétés accusées de crimes de guerre. L’UE doit cesser d’utiliser l’argent des contribuables pour financer les firmes militaires israéliennes. »


Publié le 30 octobre 2020 sur Stop Wapenhandel
Traduction : Jean-Marie Flémal

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