Le 6 mars 2017, un jeune Palestinien de Cisjordanie, Basil Al-Araj, a été tué par l’armée israélienne, peu de temps après avoir été emprisonné et torturé par l’Autorité palestinienne.
Dans les médias et les réseaux sociaux de la région, cet événement a rencontré un écho important, alors que le jeune homme n’appartenait à aucune faction politique. Qu’est-ce qui amène aujourd’hui différents acteurs politiques locaux et régionaux à ériger cette figure singulière, activiste civil et défenseur de la lutte armée, en symbole politique ?
Basil Al-Araj est né en 1986. Il est originaire d’un village proche de Bethléem, Al-Walaja, dont une partie des terres a été confisquée par la construction du mur et l’expansion de la colonie voisine, Gilo.
Pharmacien de formation (il a fait ses études en Égypte), il s’implique à partir de 2010 dans les manifestations contre le mur dans son village. Puis il se lance dans un activisme de terrain intense en Cisjordanie, animant des discussions autour de l’histoire de la résistance palestinienne, travaillant sur la mémoire orale dans les villages, promouvant le boycott des produits israéliens.
En 2012, il est battu par la police palestinienne au cours d’une manifestation contre la visite de l’ancien ministre de la défense Shaul Mofaz en Cisjordanie. Peu après, il expose ses blessures au cours d’un débat télévisé au cours duquel il s’oppose violemment à un officiel de l’Autorité palestinienne qui l’accuse de se les être infligées lui-même.
Basil al-Araj est arrêté par l’AP
En avril 2016, il est arrêté par l’Autorité palestinienne (AP) avec deux autres jeunes et incarcéré sans charge. Présentée d’abord à la famille comme une mesure de routine, leur détention est peu après revendiquée dans une interview par le président Mahmoud Abbas comme une preuve du bon fonctionnement de la coopération sécuritaire entre Israël et l’Autorité palestinienne en vue de prévenir des attaques terroristes.
L’AP prétend alors que Basil Al-Araj a été arrêté en possession d’armes et qu’il préparait une attaque en Israël. Plus tard, il sera dit à sa famille que son emprisonnement visait à le protéger des Israéliens.
Derrière cette communication brouillonne de l’AP, l’arrestation de Basil Al-Araj par les services de sécurité palestiniens s’inscrit avant tout dans le contexte du durcissement autoritaire du régime de Ramallah dont de nombreux jeunes de Cisjordanie font les frais.
La répression politique déployée par l’AP ne se limite en effet pas aux islamistes, mais vise les activistes issus de tous horizons impliqués dans la lutte contre l’occupation, les acteurs des mouvements sociaux, les syndicalistes autonomes…
Les traitements infligés aux prisonniers politiques détenus par l’AP (généralement sans aucune charge et hors de toute procédure légale) sont différenciés selon les profils politiques et sociaux des individus, et selon leur ancrage sur le terrain, pourtant les allégations de torture sont récurrentes.
En l’occurrence, Basil Al-Araj est confiné dans une cellule minuscule, privé de visites, de sommeil, régulièrement battu. Après six mois de détention, avec cinq autres détenus, il se lance dans une grève de la faim. L’appareil sécuritaire palestinien repose sur des bases fragiles et demeure sensible aux mouvements d’humeur populaires : Basil Al-Araj et ses codétenus sont finalement relâchés en septembre 2016, après neuf jours de grève.
La coopération sécuritaire entre Israël et l’AP suppose que cette dernière se doit d’arrêter préventivement tous les individus soupçonnés de menacer la sécurité de l’État d’Israël. Or généralement, quand l’AP relâche des prisonniers, Israël considère qu’ils continuent de représenter une menace, et les arrête à son tour. Ces dernières années, de nombreux Palestiniens ont ainsi fait l’expérience d’un va-et-vient entre les geôles palestiniennes et israéliennes.
Basil al-Araj entre dans la clandestinité et est assassiné
Alors que les cinq autres grévistes de la faim libérés en septembre 2016 sont immédiatement arrêtés par Israël, Basel Al-Araj entre dans la clandestinité.
Le 6 mars dernier, au cours d’une opération militaire de grande envergure, l’armée israélienne le débusque dans une maison qu’il avait louée pour se cacher à Al-Bireh, près de Ramallah. Selon les sources israéliennes, il refuse de se rendre et tire sur les soldats.
Ceux-ci noient alors la maison sous un déluge de feu, et, deux heures plus tard, évacuent le corps sans vie de Basil Al-Araj.
Du côté palestinien, des doutes sont émis sur la réalité d’un échange de coups de feu : Moustafa Barghouti, leader du Parti de l’initiative nationale palestinienne, affirme par exemple que « si Al-Araj avait voulu tirer, il n’aurait pas été en capacité de tirer plus d’une balle. La maison a été totalement bombardée par les balles israéliennes. »
À la date du 12 mars, l’armée refuse toujours de le rendre à la famille, prétextant des risques de manifestations et d’affrontements au cours des funérailles.
Retour aux sources de la guérilla
Basil Al-Araj appartient à une génération dont la socialisation militante s’est effectuée en dehors des partis. Il écrivait des textes politiques publiés sur Internet sous la forme de billets à partir de 2013 et jusque dans la période de sa clandestinité.
Ces écrits mêlent des références diverses, allant de Frantz Fanon à Mao Zedong ou au penseur iranien Ali Shariati, considéré comme un des penseurs de la révolution iranienne, mais dénoncé par les mollahs comme trop influencé par les idées occidentales.
Un tiers-mondisme évoquant la lutte des classes intègre des références islamiques marquées, y compris chiites; ainsi, dans une déclaration transmise par son avocat au cours de sa grève de la faim, il reprend des propos attribués à l’imam Hussein1.
Parmi les livres de chevet trouvés dans la maison où il se cachait, Antonio Gramsci côtoyait le Coran. Il laisse une lettre posthume dans laquelle, saluant le nationalisme arabe et la patrie, il affirme « marcher vers (s)a mort fatale, satisfait d’avoir trouvé (s)es réponses » et ne plus chercher que « la miséricorde de Dieu ». « Y a-t-il quelque chose de plus éloquent et de plus clair que l’acte d’un martyr2 ? », s’interroge-t-il.
Qualifié de « hipster terroriste » par la presse israélienne, Basil Al-Araj est célébré par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) comme un héros issu des temps glorieux de la révolution palestinienne, tenant d’une main un fusil, de l’autre un stylo.
Au sein de la mouvance « islamiste », davantage que le Hamas, ce sont les acteurs politiques influencés par la révolution iranienne et les plus proches du « camp de la résistance » au Liban qui lui rendent hommage.
Les écrits de Basel Al-Araj sont en effet fortement influencés par ces deux matrices politiques que sont le tiers-mondisme gauchisant des années 1960-1970 et l’islamisme révolutionnaire et anti-impérialiste des années 1970-1980, protéiformes et poreuses.
Alors que pour ces acteurs politiques de gauche ou islamistes, il incarne un imaginaire issu de l’époque « glorieuse » de la guérilla palestinienne, une jeune génération de Palestiniens pour qui [la lutte nationale>1720] se joue désormais hors des appareils politiques s’est reconnue à sa manière dans le martyre du lanceur de pierres et de l’activiste civil de terrain qu’était Basil Al-Araj.
Mais son parcours dénote aussi une forme d’impuissance politique. Il montre avec quelle célérité l’activisme de terrain hors des structures organisationnelles fait l’objet d’un traitement antiterroriste, de la part d’Israël comme de l’AP.
Entré dans le cercle kafkaïen des allers-retours entre les geôles de l’AP et celles d’Israël, l’avenir de Basil Al-Araj semblait se borner à l’univers carcéral. Alors que ceux qui l’ont connu durant ses années militantes ne le percevaient nullement comme tenté par la lutte armée sacrificielle, le choix du martyre que laisse entrevoir son testament renvoie sans doute avant tout à un refus de ce futur entre quatre murs.
Empêcher toute mobilisation politique
Les célébrations du martyre de Basil Al-Araj fleurissent en Cisjordanie ; elles ciblent l’occupation autant que la coopération sécuritaire de l’AP.
« Dis-moi pourquoi, une fois l’Autorité, l’autre fois l’armée » (Quli lech, mara as-sulta, mara al-jich) est l’un des slogans entendus dans les manifestations qui ont suivi sa mort. Certaines de ces manifestations ont été violemment réprimées par l’Autorité palestinienne.
Pourtant, même si l’on ne peut préfigurer de la suite des événements, la mobilisation de la rue demeure à ce stade limitée, et si la jeunesse palestinienne exprime massivement sa colère face à cet assassinat, elle le fait essentiellement sur Internet.
En ce sens, le parcours de Basil Al-Araj comme la martyrologie qui se développe après son décès reflètent aussi les obstacles rencontrés actuellement par les dynamiques de mobilisation en Cisjordanie.
Fatah comme Hamas (les deux principales factions palestiniennes), suivant un agenda souvent régional, démobilisent plus qu’ils ne mobilisent. Les structures issues de la société civile se sont professionnalisées, dépendent des fonds internationaux et sont souvent davantage engagées dans des perspectives de carrières individuelles que dans la mobilisation collective.
Quant à l’AP, elle s’est imposée en Cisjordanie comme un acteur socioéconomique central dont beaucoup, tout en la rejetant politiquement, continuent de dépendre (notamment pour les salaires).
Plus du quart de la population active de Cisjordanie travaille dans le secteur public, et des prébendes clientélistes continuent de circuler par ailleurs.
Or, depuis une décennie, ces ressources sont désormais indexées sur le silence politique de ceux qui en dépendent.
Alors que le territoire est maillé par des informateurs appointés et ancrés dans le tissu social qui défendent la « sécurité nationale », c’est sur cet arsenal gouvernemental fait de dépendance, de peur et de confusion politique que l’AP s’appuie pour prévenir les mobilisations politiques de tous ordres.
En l’absence de toute avancée politique, cet édifice n’en demeure pas moins fragile. Un martyr tel que Basil Al-Araj, massivement regardé comme une victime de la coopération sécuritaire, s’il n’entraîne pas des manifestations massives, accroît encore le rejet de ses dirigeants par une population de Cisjordanie politiquement désillusionnée.
Publié le 13 mars 2017 sur Orient XXI
1-L’imam Hussein, fils de Ali et petit-fils du prophète Mohammed est une figure centrale du chiisme. Son martyre à Karbala, en 680, symbolise la résistance contre l’oppression.
2-Ainsi est qualifié par les Palestiniens tout individu tué par l’occupant.
Photos de l’action de protestation à Bruxelles dimanche 12 mars 2017, devant les locaux de la mission palestinienne, en hommage à Basil Al-Araj et contre la coopération sécuritaire entre l’Autorité palestinienne et Israël. (MDL)
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