Loi martiale et résistance des réfugiés palestiniens au Liban dans les années 50

En 1958, en pleine guerre civile, le nouveau président libanais le général Fu’ad Shahab, étendit les pouvoirs de l’impopulaire Deuxième Bureau, le ministère de la sécurité interne, plaçant effectivement les camps de réfugiés palestiniens sous la loi martiale.

À la fois désarmés et dénués de protection dans un pays fortement militarisé et sectaire, les Palestiniens connurent la persécution, tant individuellement que collectivement.

Ils furent également confrontés à des myriades de lois discriminatoires et soumis à un harcèlement quotidien, souvent violent. Les agents de la sécurité limitèrent fortement la construction de logements dans les camps.

Ils se livraient extensivement à l’extorsion de fonds, et on peut en trouver des exemples dans ce passage d’une interview de Hamda Juma’a, une cadre qui, toute petite, avait grandi au camp de réfugiés de Tal al-Za’atar.

Les résidents du camp étaient soumis à une surveillance constance et placés sous des restrictions arbitrairement décrétées par les fonctionnaires locaux. Même le déplacement d’un camp à l’autre requérait un permis officiel et les forces de sécurité entraient dans les camps à tout moment, harcelant et humiliant souvent les habitants.

Quelques aspects de ces pratiques sont décrits dans une interview de Salah Salah, un organisateur politique qui fut régulièrement arrêté et emprisonné par le Deuxième Bureau au cours des années 1950 et 1960.

Salah Salah, figure importante de la révolution palestinienne au Liban

Salah Salah (mars 2019)

Nous sommes non seulement confrontés à des projets politiques visant à dissiper le problème des réfugiés palestiniens et, par extension, à liquider la cause palestinienne, mais nous sommes également concernés par le citoyen palestinien, qui est déprimé, qui manque de confiance, qui a devant lui un avenir complètement bouché et plein de désespoir.

Via nos activités, nous espérions rétablir le respect envers ce citoyen palestinien. Comme je l’ai dit plus tôt, j’ai été un organisateur, durant cette période dans le camp d’Ain al-Hilweh et, plus généralement, dans la zone de Saïda. Toutefois, sans aucun doute, des activités avaient lieu dans tous les camps et il y a eu des gens qui se sont mis à rallier le Mouvement des nationalistes arabes et à opérer sous sa bannière dans tous les camps et régions du Liban.

À l’époque, il y avait deux sortes de gens actifs. Il y avait ceux qui se livraient ouvertement à des activités et étaient visibles aux avant-postes où ils dirigeaient la lutte publique. L’un des personnages les plus en vue parmi eux était quelqu’un qui est mort récemment, feu Ahmad al-Yamani (Abou Maher). C’était un directeur d’école et une figure centrale dans l’arène arabe palestinienne. En toute honnêteté, il était le plus important symbole qui dirigeait cette structure politique qui s’était répandue dans tous les camps.

Il y avait quelqu’un d’autre, avec lui, Abdel Karim Hamad, qui était enseignant à al-Ghaziya, dans la région de Saïda. Il y avait également Nazmi Kana’an, enseignant lui aussi à Sur, et Faraj Mawi’d, directeur d’école à Nahr al-Bared, dans le nord. C’étaient les noms publics…

Autour d’eux, il y avait un nombre important d’aînés. Par exemple, s’il fallait organiser une manifestation, on prenait contact avec ces aînés dans tous les camps et on les persuadait en leur disant : « Nous voulons organiser une manifestation et nous voulons que vous soyez au tout premier rang ». Généralement, ils acceptaient, malgré la situation de désespoir, omniprésente, durant cette période. Pour la Palestine, ils participeraient, manifesteraient, assisteraient à des sit-ins et soutiendraient des grèves.

Il existait une autre sphère d’action, dissimulée des regards, mais qui constituait néanmoins la véritable dynamo du travail : c’est elle qui mettait tout en mouvement.

Ce n’était rien d’autre que l’organisation clandestine mise sur pied par un groupe de cellules, de cercles, etc. Ils opéraient généralement en secret, distribuaient les communiqués et les tracts, préparaient les affiches et les placards et se trouvaient derrière le vernis public des notables du camp. Nous avons maintenant ce qu’on appelle les comités populaires et ils étaient leur équivalent, à cette époque. Chaque fois qu’il y avait un problème, ils le résolvaient. Les gens évitaient de soumettre leurs problèmes à l’État ou leurs plaintes au tribunal. En lieu et place, ils essayaient de les résoudre eux-mêmes…

Cependant, cette atmosphère dans laquelle les Palestiniens opéraient confortablement a commencé à rencontrer des difficultés vers la fin des années 1950 et plus particulièrement au lendemain de la révolution de 1958, qui s’est traduite par la destitution de Camille Chamoun de la présidence et par l’élection du général Fouad Chebab en vue de le remplacer.

Ce dernier était un militaire et sa première action a été d’appliquer la loi martiale au Liban. De tous les habitants du pays, ce sont les Palestiniens qui ont subi le plus de tort de cette politique, en fonction de laquelle tous les camps de réfugiés palestiniens ont été soumis à des réglementations exceptionnelles dont je doute qu’elles aient eu un précédent ailleurs. Par exemple, chaque camp avait à son entrée un poste du Deuxième Bureau qui supervisait l’application des décrets de l’État auxquels étaient soumis les camps. Il n’était pas permis de visiter d’autres camps, sauf avec une autorisation officielle.

Après l’avoir obtenue de la section du Deuxième Bureau dans leur propre camp, les personnes devaient la présenter à la section du Deuxième Bureau du camp dans lequel elles désiraient se rendre. Déambuler dans les rues n’était pas permis pour les groupes de plus de trois personnes ; tout groupe plus important était considéré comme le noyau d’une manifestation et ses membres étaient arrêtés, comme prévu. Rester en rue après 10 heures du soir n’était pas permis, lire un journal ou écouter les informations dans un espace public, qu’il se fût agi d’ un café ou de la rue même, était interdit et se déplacer d’une région à une autre requérait la possession d’une autorisation spéciale, émanant non pas du poste du Deuxième Bureau de son propre camp, mais de celui de la base militaire la plus proche du camp.

Les réglementations étaient très sévères et injustes et l’un des exemples qui illustrent les nuisances qu’elles causaient aux gens est le cas d’un homme du camp de Burj al-Shamali. Son père venait de mourir et il désirait rédiger un éloge funèbre et le distribuer dans les autres camps et, ainsi, il était resté debout chez lui très tard. Une patrouille du Deuxième Bureau avait découvert que la lumière chez lui était allumée, de sorte qu’il avait été arrêté, incapable de convaincre la patrouille que la rédaction de son éloge était une justification adéquate du fait qu’il était resté debout. Le fait qu’il avait enfreint la loi avait suffi pour provoquer son arrestation, quels qu’aient été les motivations de l’homme.

Naturellement, à cette époque, il était facile de repérer les gens qui restaient debout tard dans la nuit, parce qu’il n’y avait pas d’éclairage électrique dans le camp et, de ce fait, toute lueur se remarquait rapidement dans l’obscurité environnante. Les gens utilisaient des lampes à gaz, en général, et même le fait de posséder des torches électriques faisait impression ! Bien que l’éclairage fût très pauvre, nous vivions soit sous des tentes qui reflétaient toute lumière de l’extérieur aussi diffuse fût-elle, ou dans des cabanes en torchis dont les fenêtres étaient si basses qu’elles révélaient tout. Parfois, les patrouilles du Deuxième Bureau venaient écouter aux fenêtres, même pour écouter les conversations entre un homme et sa femme !

Je vais vous donner un autre exemple d’un camp qu’on appelait à l’époque Wavel et qui est devenu aujourd’hui Al-Jaleel. Une bagarre avait éclaté entre un gendarme qui essayait de provoquer des citoyens à l’intérieur du camp et les boutons de son uniforme avaient été arrachés. Le camp tout entier avait dû subir des punitions. À la section du Deuxième Bureau du camp, il avait été demandé, sur bases de rapports de l’UNRWA, d’établir une liste des noms des résidents du camp âgés de 18 à 40 ans. En s’appuyant sur la liste, quinze hommes avaient été convoqués chaque jour et avaient dû se rendre de Wavel à Baalbek et à Beyrouth. Évidemment, ils s’étaient fait insulter, tabasser et humilier et on les avait gardés depuis le matin jusqu’au soir. Cela avait continué jusqu’à ce que la résistance dans la camp eût cessé.

En d’autres termes, les citoyens palestiniens étaient rabaissés et devaient subir l’autorité et le pouvoir du Deuxième Bureau. Moi-même, un jour, j’ai assisté à un incident de ce genre. Malgré tous les mécanismes coercitifs de l’État, nous nous faufilions parfois hors du camp en passant derrière les avant-postes du Deuxième Bureau et en évitant également les check-points établis sur les routes reliant les localités. Nous trouvions des façons d’éviter ces obstacles.

Ainsi, un jour, j’étais à Beyrouth et l’un des agents du Deuxième Bureau m’a vu. Puisque j’avais été arrêté plusieurs fois précédemment, je leur étais familier. Le lendemain, j’ai été convoqué pour une enquête. Comment étais-je sorti du camp sans permis ? Cela devait vouloir dire que j’étais engagé dans des activités politiques, que j’assistais à des réunions secrètes. Qui était avec moi lors de ces réunions et quel genre d’action organisions-nous ? Toutes ces questions me furent posées au cours d’un interrogatoire tout en longueur accompagnés de tortures sévères et qui dura quinze jours. Finalement, je fus relâché au prix de nombreux efforts et appels soutenus venus de diverses sources.

Telle était notre situation dans les camps, et il y avait une tentative manifeste de saper toute espèce d’activité politique au sein de la société palestinienne. En réalité, toutefois, et malgré toutes ces circonstances difficiles et les choses pénibles qui nous étaient imposées par le Deuxième Bureau, les misérables conditions économiques dans lesquelles nous vivions et les intrigues politiques auxquelles nous étions confrontés à l’époque ; en dépit de tout cela, nous trouvions des voies qui s’ouvraient pour travailler et nous étions en mesure de nous adapter aux méthodes du Deuxième Bureau.

Nous parvenions à organiser des manifestations dans les camps et à faire nos sit-ins à l’extérieur. Les citoyens se faufilaient depuis l’intérieur des camps vers les mosquées des villes proches. Par exemple, d’Ain al-Hilweh, les gens se rendaient à la mosquée de Saïda. Ils se déplaçaient furtivement, une personne à la fois. À la mosquée, nous décidions que la mosquée même serait l’endroit de notre sit-in et, en effet, le sit-in avait lieu à la mosquée, malgré la présence du Deuxième Bureau et de ses réglementations. Même si le Deuxième Bureau décidait d’arrêter cent ou deux cents d’entre nous à l’intérieur du sit-in, nous n’y prenions pas garde.

La chose importante était que nous avions fait assez de bruit, élevé nos voix suffisamment haut et exprimé notre conviction de ce que la chose contre laquelle nous protestions n’était pas l’État libanais, mais plutôt les activités qui se déroulaient contre notre cause nationale.


Interview de Salah Salah réalisée en 2011

Source : The Palestinian Revolution, 2016
Traduction : Jean-Marie Flémal

Lisez également : La révolution aux frontières : La résistance au Liban, 1969-1976

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