La culture révolutionnaire
Un principe fondamental sous-tendait la révolution palestinienne : l’idée d’une guerre de libération populaire.
Autour de cette notion se développèrent un riche corps de pensée, une perspective éducationnelle spécialisée, ainsi que des formes sociales et une abondante production esthétique.
La révolution palestinienne fut fortement caractérisée par un pluralisme idéologique et par une atmosphère intellectuelle dans laquelle d’intenses débats étaient fréquents. Il n’est guère de sujet pertinent à avoir été laissé sans discussion, y compris la notion même de guerre révolutionnaire populaire.
Outre le fait qu’elle hébergeait cette panoplie de points de vue, la révolution facilitait toute une floraison de perspectives alternatives et expérimentales. Ce n’était pas seulement l’émergence d’une atmosphère révolutionnaire dans laquelle la recherche d’un changement radical était centrale, mais aussi le résultat d’un soutien international direct.
Le Centre de planification de l’OLP, par exemple, était un endroit où se développaient des visions audiacieuses.
Dans son texte classique sur l’« Éducation révolutionnaire palestinienne », Basim Sarhan, le responsable de l’Unité Éducation de ce centre, mettait l’accent sur le fait que l’éducation devait jouer un rôle crucial dans le soutien de la révolution :
« Si nous désirons un être humain palestinien qui soit révolutionnaire, nous devons alors le créer activement. »
Pour Sarhan, l’éducation devait avant tout servir les exigences de la société dans laquelle elle était introduite.
Outre faire naître des capacités d’émancipation, l’éducation révolutionnaire était destinée à créer une nouvelle société.
Le défi le plus significatif consistait à
« modifier les déterminants du statut social , vu que de nouveaux modèles de statut social doivent être adoptés, particulièrement pour les Palestiniens : faire preuve d’engagement, servir les masses et acquérir des connaissances dans le but de satisfaire aux besoins de la révolution plutôt que d’améliorer la situation de l’individu ».
Sans souveraineté dans aucun pays, et plus particulièrement dans le sien même, la révolution palestinienne ne fut jamais à même de développer un système scolaire complet qui eût pu favoriser cette vision.
La majorité des Palestiniens furent éduqués dans des écoles gérées par des pays d’accueil ou par l’UNRWA et dont les cours reflétaient les priorités de ces acteurs.
Toutefois, certains éléments progressistes furent introduits via des structures éducationnelles alternatives, à savoir les formations scouts post-scolaires Ashbāl et Zahrāt (Lionceaux et Fleurs), qui proliférèrent après la guerre de 1967.
La naissance de ces formations au camp de réfugiés de Karameh, en Jordanie, fut racontée par Salah al-Ta͑amari, le fondateur de la première unité Ashbāl, dans le deuxième chapitre.
Avec l’entrée de dizaines de milliers de Palestiniens dans les rangs de la révolution, une nouvelle culture révolutionnaire de la jeunesse naquit, centrée sur le personnage du fida’i, le combattant pour la liberté.
Dans d’anciennes représentations visuelles palestiniennes, antérieures à la lutte armée, on pouvait découvrir leur image impalpable dans des peintures comme celle d’Isma͑il Shammout, en 1962 : « Jeunes mariés à la frontière ».
Quand la lutte armée devint un phénomène concret et de masse, juste après la guerre de 1967, le fida’i eut une présence plus tangible, ainsi qu’une esthétique qui devint bien vite célèbre au niveau international.
Le keffieh devint le couvre-chef de choix, associé à Yasser Arafat, qui se mit à le porter durant le temps qu’il passa en Cisjordanie, dans le sillage de cette même guerre de 1967. En l’adoptant, les fida’iyeen affirmaient leur filiation avec les combattants de la grande révolte de 1936-1939 en Palestine, célèbres pour l’avoir utilisé afin de dissimuler leur identité. Des tenues militaires de styles divers furent portées, en même temps que les cheveux longs, en signe distinctif.
L’esthétique de la révolution était égalitaire, elle gommait les différences de classe. Toutefois, elle était également centrée sur l’idée de la liberté individuelle, de même qu’il y avait une touche de résistance dans la singularité de l’habillement, même au sein des unités combattantes. Par définition, et au contraire des militaires des armées régulières, les fida’iyeen n’avaient pas d’uniforme et s’opposèrent fortement à son introduction dans leurs rang jusqu’à la période qui suivit 1973.
Les noms de guerre proliféraient, choisis souvent à partir de figures anticoloniales et libérationnistes internationales et, dans bien des cas, ils finirent par remplacer les noms originaux des cadres, comme on peut le voir dans la source suivante. Outre leur rôle principal, protéger l’identité des cadres de la surveillance constance des services de sécurité, ces noms avaient une dimension égalisatrice, en dissimulant le contexte régional, familial et religieux du cadre. Ils faisaient office d’instruments de fraternisation : les noms de guerre signifiaient qu’on appartenait à la révolution et à un monde communément partagé. Outre l’égalité, l’idée de fraternité était très importante, dans la culture révolutionnaire palestinienne, et elle se reflétait dans la transformation du discours quotidien. Les cadres s’interpellaient en s’appelant « frère », ou « sœur », et l’apostrophe « camarade » était fréquemment utilisée par les gens de gauche. Le cadre le plus ordinaire ou le dirigeant le plus éminent se faisaient tous interpeller de la même façon.
De ces façons, et de bien d’autres encore, la révolution palestinienne transforma les existences quotidiennes des cadres. Elle eut également un impact sur ces zones traditionnellement qualifiées de « culturelles » dans le sens le plus strict du terme : de nouveaux sites de production intellectuelle furent instaurés, y compris des journaux et des publications périodiques. La presse révolutionnaire commença par des bulletins de parti et des magazines dans les années 1950, comme celui du Mouvement des nationalistes arabes, al-Tha͗ar (1952-1958), et l’ancien magazine du Fatah, Filastinuna (1959-1965).
Dans les années 1960, les partis se concentrèrent sur le développement de leurs publications. Le Mouvement des nationalistes arabes (MAN) publia un magazine hebdomadaire, al-Hurriya, le 4 janvier 1960.
Comme le montre ce communiqué interne sur la création du journal, le MAN cherchait à diffuser son message idéologique dans un style censé plaire à un large public.
Le journal resta la principale publication du MAN jusqu’à la dissolution de l’organisation. Al-Hurriya poursuivit son existence comme principale publication du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), jusqu’au moment où le Front se scinda en 1969. Al-Hurriya devint alors le magazine hebdomadaire du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) et l’est toujours aujourd’hui.
Afin de compenser la perte d’al-Hurriya en 1969, le FPLP créa un journal alternatif, al-Hadaf, sous la direction du plus grand romancier palestinien, Ghassan Kanafani, qui le publia jusqu’à son assassinat par les forces israéliennes à Beyrouth, en 1972. Ce journal était très soigneusement conçu et il acquit une grande réputation en raison de ses couvertures audacieuses. Comme d’autres publications révolutionnaires de cette période, il proposait des perspectives internationalistes et s’en référait directement aux expériences du monde entier et d’autres périodes historiques, comme on peut le voir ici dans une présentation illustrée de l’histoire de la Commune de Paris.
Dans le cas du Fatah, plusieurs publications virent le jour après 1967, dont le magazine al-Thawra al-Filastiniya, distribué au sein du parti et dans les bases fida͗i entre 1968 et 1969, et le journal al-Fateh, publié entre 1969 et 1972.
Ce dernier cessa de paraître après la fondation du principal journal de l’OLP, Filastin al-Thawra, le 28 mai 1972.
Lancé par le Bureau unifié de l’information de l’OLP, Filastin al-Thawra fut d’abord dirigé par le poète et dirigeant révolutionnaire Kamal Nasser jusqu’au moment de son assassinat par une unité des forces spéciales dirigée par le futur Premier ministre israélien et dirigeant du parti travailliste, Ehud Barak.
Conformément à la requête de son testament, Kamal Nasser fut enterré à proximité de l’écrivain assassiné Ghassan Kanafani : issu d’un contexte chrétien protestant, membre dirigeant du Fatah, Nasser a eu pour dernier lieu de repos un cimetière islamique, dans une tombe proche de celle d’un cadre du FPLP.
Kanafani et Nasser appartenaient à une génération d’auteurs très engagés. Sans exception, tous les écrivains palestiniens importants des années 1960 et 1970 furent impliqués dans des tâches politiques, soit comme participants actifs à des partis, soit comme compagnons de route, ou encore comme personnes soutenant la révolution.
Quelques-uns, comme Mu͑in Bseiso, secrétaire général du Parti communiste à Gaza, étaient des vétérans de l’écriture qui avaient déjà publié avant la Nakba. D’autres auteurs commencèrent à s’épanouir après la Nakba.
Ils comprenaient le romancier Emile Habibi, rédacteur en chef du journal en arabe du Parti communiste israélien, al-Ittihad, ainsi qu’une série de poètes éminents dont Tawfiq Zayad, Samih al-Qassim et Mahmoud Darwish. Ce dernier s’en alla pour rallier la révolution à Beyrouth, devenant finalement le poète national de la Palestine et le poète le plus encensé du monde arabe, et il servit à divers moments comme membre des Comités central et exécutif de l’OLP.
De nombreux poètes et écrivains occupèrent d’importants postes politiques et militaires.
Parmi eux, May Sayigh, Sakhar Habash, Yahya Yakhluf et Rashid Husayn. D’autres, comme ‘Izz al-Din al-Manasira et Salim Barakat, participèrent en tant que combattants.
Barakat, un Kurde du Nord de la Syrie, fut l’un des nombreux auteurs à rallier la révolution à partir d’une région avoisinante. Parmi ces auteurs figuraient certains des grands noms de la littérature arabe, comme Sa͑adi Yusuf, Haidar Haidar, Ghalib Halasa, ‘Abd al-Rahman Munif, Amjad Nasser et bien d’autres encore. La révolution accueillit également des figures littéraires mondiales, tel Jean Genet, qui passa de longues périodes avec les fida’iyeen et publia ses expériences dans Un captif amoureux.
Bien que nombre d’expérimentations littéraires d’avant-garde eussent été associées à la révolution palestinienne dans cette période, une partie de la production culturelle la plus importante prit la forme de chants révolutionnaires produits par des poètes politiquement actifs au sein des partis.
Dans leurs rangs figuraient Salah al-Din al-Husayni (Abu al-Sadiq), qui écrivit le premier chant du Fatah en 1967, « Le chant d’al-͑Asifa »,
et créa la Fondation palestinienne du théâtre et des arts du folklore en 1975 et Sa͑id al-Muzayin (Fata al-Thawra), qui écrivit l’hymne national palestinien, Fida’i.
Leur œuvre fut propagée par le médium le plus important pour la diffusion de la culture révolutionnaire : les stations de radio révolutionnaires.
Le prochain exemple consiste en une interview du premier présentateur de La Voix de la révolution, qui discute de la naissance de la station et de son profond impact sur la société palestinienne.
La station débuta d’abord comme un organe du Fatah, diffusant en tant que Sawt al-͑Asifa (Voix de la tempête). En 1972, elle se mua en une station de l‘OLP et son nom devint « Voix de la Palestine, la voix de la révolution palestinienne ».
Ceci reflétait une tendance qui commença après l’exil de la révolution palestinienne à partir de la Jordanie. Dans le sillage de Septembre noir, en 1970, il y eut un accord croissant autour de la nécessité d’une plus grande coordination entre les organes culturels et médiatiques gérés par les divers partis palestiniens.
De plus en plus, l’OLP assuma la responsabilité d’initier ces efforts communs. Le 10e CNP se réunit au Caire le 6 avril 1972 et décréta une centralisation des organes culturels et médiatiques, ce qui déboucha sur la création du Bureau unifié de l’information (UIO). L’UIO fut responsable de la Voix de la Palestine de même que de Filastin al-Thawra et créa de nouvelles institutions, comme l’Agence palestinienne d’information (WAFA) et l’Organisation palestinienne du cinéma et de la photographie (qui reprit l’ancienne Unité du cinéma et de la photographie du Fatah). Initialement, l’UIO fut dirigée par Kamal Nasser et, après son assassinat en 1973, elle fut dirigée par Majid Abu Sharar jusqu’à ce que lui aussi soit tué dans une explosion provoquée par le Mossad israélien en 1981.
Le développement des institutions culturelles de l’UIO fut soutenu par les pays non alignés et ceux du bloc de l’Est. Par exemple, les cadres de l’Organisation du cinéma et de la photographie reçurent des bourses de la République démocratique allemande, dont il sera question dans la prochaine source.
Les informations de la WAFA furent distribuées par des organes comme le Pool des agences d’information non alignées (NANAP), et traduites puis distribuées dans le monde hispanophone par l’agence d’information de Cuba, Prensa Latina.
Outre le soutien au journalisme écrit, à la radio, au cinéma et à la photographie, l’UIO supervisa la production d’une énorme variété d’affiches.
Ces productions contribuèrent à la naissance d’un répertoire visuel qui fut l’un des plus riches et des plus diversifiés du monde tricontinental, couvrant des thèmes répondant aux événements révolutionnaires et s’engageant dans des célébrations d’anniversaires nationaux et internationaux.
Elles étaient distribuées en même temps que des ouvrages propres à des partis ou syndicats individuels, et les syndicats en particulier jouaient un rôle essentiel en tant que sites de production culturelle.
L’Union générale des femmes palestiniennes (GUPW) et l’Union générale des étudiants de Palestine (GUPS) produisirent un ensemble particulièrement fourni d’images et de pamphlets traitant des femmes, de la jeunesse et des débats politiques plus larges. Ces syndicats organisaient également bon nombre de festivals populaires, de conférences et d’événements culturels auxquels assistait un large public. L’Union des écrivains palestiniens publiait des ouvrages culturels et politiques qui étaient diffusés bien au-delà de la révolution et elle collaborait avec des écrivains internationaux en Europe, Afrique, Asie et Amérique latine.
Tout au long de la période révolutionnaire, ces initiatives coïncidèrent avec des efforts institutionnels et individuels. Les bases, camps, prisons et villes où vivaient des révolutionnaires devinrent des sites actifs de renaissance culturelle, comme le montre cet extrait tiré d’une multitude de pamphlets, carnets de notes et articles rédigés en prison.
Les partis y allaient de leur aide, puisque chaque cadre disposait de facilités d’accès et de contact avec des groupes et du matériel de lecture locaux ainsi qu’avec des activités créatives comme l’écriture, les festivals et les projections cinématographiques.
Les classiques de la pensée révolutionnaire proliféraient, étaient débattus avec passion au cours de réunions organisées et, plus souvent encore, lors de sessions prévues à cet effet et dans les cercles de discussion.
Outre les partis, les cadres eux-mêmes organisaient des initiatives populaires dans leur environnement. L’une des plus célèbres, l’expérience des dessins d’enfants au camp de Baqa͑a, en Jordanie, est racontée ici dans une interview d’Abdullah Hammoudeh. Le résultat de l’expérience, un livre de dessins d’enfants, fut rendue célèbre dans le Sud tricontinental, puisqu’un film fut également réalisé sur le sujet.
À la fin des années 1970, la prolifération de ce genre d’initiatives de masse coïncidant avec le développement de structures naturelles donna la possibilité à la lutte palestinienne de produire et de soutenir une culture politique d’une richesse extraordinaire. Sa large diffusion au niveau populaire et le fait que les gens étaient en contact avec elle dès leur plus jeune âge et à toutes les époques de leur vie produisirent un réservoir intellectuel remarquable chez un peuple dépossédé.
Karma Nabulsi est chargée de cours en politique au collège St Edmund Hall de l’université d’Oxford.
Avec son équipe elle a réalisé un cours en ligne sur la révolution palestinienne.
Le cours est disponible sur : The Palestinian Revolution
Le texte ci-dessus est le neuvième chapitre de la partie
Enseigner la révolution
Traduction : Jean-Marie Flémal
Mise en page + quelques photos et liens supplémentaires : la rédaction de ce site
Karma Nabulsi est chargée de cours en politique au collège St Edmund Hall de l’université d’Oxford. Elle a rassemblé des érudits pour élaborer un nouveau cours pédagogique sur l’histoire de la révolution palestinienne