Albert Aghazarian, un amoureux de Jérusalem
Roger Heacock
Albert Aghazarian, historien palestinien d’origine arménienne et notamment l’un des porte-paroles de la délégation palestinienne à la conférence de paix de Madrid en 1991, est mort le 30 janvier, à l’âge de 69 ans. Portrait.
Albert Aghazarian n’était pas seulement un ami. Si tel était le cas, je n’écrirais pas ce court message, mais je le garderais dans mon cœur, où il restera en tous cas toujours. Au fil des ans, il a été si important pour tellement de gens.
Tout d’abord, à l’université de Birzeit où il a enseigné l’histoire du Proche-Orient, mettant en valeur l’énorme diffusion chronologique et géographique de son érudition grâce à sa prose arabe scintillante.
Militant et penseur, il a été le porte-parole de Birzeit pendant deux décennies, les années 1980 et 1990.
Pendant ces années, en tandem avec le président Hanna Nasir et le vice-président Gabi Baramki, il a mené de nombreuses luttes contre une occupation déterminée à paralyser la croissance en devenir de cette institution palestinienne unique.
Grâce à son éloquence multilingue, il a affronté des soldats hostiles, des dignitaires en visite, des personnalités locales, des étudiants dynamiques, avec un aplomb vigoureux.
En particulier, il n’a montré aucune peur face aux invasions, fermetures et répressions militaires, expliquant en hébreu pourquoi les droits humains, la dignité et la justice ont une valeur universelle.
À de nombreuses reprises (mais hélas pas toujours), il a ainsi pu parer ou retarder des interventions militaires visant à arrêter des étudiants et du personnel, à occuper l’université ou à fouiller des bâtiments.
Sa bravoure avant, pendant et après l’Intifada de 1987 était exceptionnelle, avant-gardiste, alors qu’il expliquait la politique de son université au monde entier.
En effet, la vitalité des groupes de solidarité avec Birzeit à travers la ligne verte, mais aussi en Europe occidentale et orientale et dans les Amériques, doit beaucoup à la réciprocité et à la coopération inventive offertes par le bureau des relations publiques de l’université dirigé par Aghazarian.
Au cours de la même période, il a participé à de nombreuses conférences internationales traitant de la question palestinienne, où il a ravi les amis de la cause et indigné ses adversaires, allant jusqu’à être menacé personnellement à cause de son puissant plaidoyer.
Lors de la deuxième Intifada, et pendant de longues périodes, il est devenu difficile, voire impossible, pour les habitants de la vieille ville de Jérusalem d’atteindre leurs lieux de travail en Cisjordanie.
Cela a conduit Albert à réorienter ses énergies vers la célébration et la défense de sa grande passion, Jérusalem.
Il se considérait comme un Arménien, un Palestinien, un citoyen du monde, sans ordre de priorité particulier.
Il a de plus en plus travaillé comme interprète lors de conférences internationales, créant sans effort des ponts entre des personnes disparates des quatre coins du monde.
Une fois, il s’est assis pendant des heures avec un professeur turc invité à Birzeit, lui enseignant le turc natif de sa propre grand-mère, que la Turquie moderne a oublié.
Mais avant tout, il était un Jérusalémite, connaissant la ville dans tous ses coins et recoins historiques, à la fois les trésors culturels et les statistiques pertinentes.
Il a passé beaucoup de temps dans les cafés et les monuments de la ville, passant constamment du monde intime de ses compatriotes jérusalémites au monde plus large de ses nombreux interlocuteurs.
Des milliers et des milliers de personnes, du pays, de la région et du monde, ont bénéficié de ses explications inlassables sur les beautés, les gloires et misères de la vie sous occupation à Jérusalem, portant toujours la lueur d’espoir et de rédemption que la ville représentait néanmoins.
Il est inconcevable que la mort d’Albert Aghazarian puisse provoquer autre chose que la tristesse et le regret pour celles et ceux qui ont partagé d’une façon ou d’une autre sa passion pour la vie, qui incarnait en elle-même les espoirs d’un peuple et des peuples du monde.
Publié le 4 février 2020 sur OrientXXI
Roger Heacock est professeur d’histoire à l’université de Birzeit, auteur de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien.
Mise à jour le 9 février 2020 : l’hommage de Michel Warschawski
Le conteur de Jerusalem
Deces d’Albert Aghazarian
Hier nous avons enterre un grand homme, un brillant intellectuel, un puit d’anecdotes et d’histoires, sur Jerusalem en particulier dont il a longtemps été le conteur reconnu.
Hier nous avons enterre un ami dans le beau cimetiere armenien de la vieille ville de Jerusalem qui temoigne de l’enracinement de cette communaute dans l’histoire de ce lieu.
Alors que l’on portait Albert Aghazarian dans sa tombe, j’ai senti des larmes couler de mes yeux. Ce n’était pas Albert que je pleurais, preparé depuis des mois a sa disparition prochaine, mais notre histoire commune, celle d’une époque definitivement revolue.
Ce moment me ramenait cinquante ans en arriere, alors que l’Universite de Bir Zeit pres de Ramallah devenait l’epicentre de la revolte contre l’occupation coloniale israelienne.
Je revois plusieurs centaine d’etudiants manifester contre les soldats qui regulierement envahissaient le campus, et, en premiere ligne, se tenant par les bras, le recteur Gabi Baramki, Hannan Ashrawi et Albert.
En fin de manifestation, nous etions une petite douzaine d’Israeliens anti-colonialistes venus exprimer notre solidarite. Grace a un travail de sensibilisation efficace, cette petite douzaine devient, en 1978, des centaines d’etudiants, d’universitaires et d’intellecuels, certains de renom, et constituent le Comite de Solidarite avec l’Universite de Bir Zeit.
C’est avant tout a Albert que nous devons cet interet aux mobilisations de Bir Zeit. Porte-parole de l’Universite, il est partout, y compris dans les cercles progressistes israeliens, dont il est un des premiers a comprendre l’importance pour diffuser la resistance a Bir Zeit… et ailleurs dans les territoires occupes.
Son efficacite dans la sensibilisation est enorme, pour trois raisons : son don de conteur, son enthousiasme, et sa connaissance d’une douzaine de langues… dont l’hebreu.
C’est ainsi qu’il a rapidement conquis l’interet non seulement des diplomates locaux, des journalistes et des nombreuses missions de solidarite qui commencaient a venir en Palestine, mais aussi d’une minorite croissante d’Israeliens que les images de confrontations entre les soldats et des etudiants, dans les batiments de Bir Zeit, revoltaient.
Les plus anciens d’entre nous se souviennent encore de ces rencontres ou Albert nous fascinait avec son hebreu aux ‘’r’’ roules, a l’armenienne, et les innombrables histoires sur Jerusalem et ses communautes.
Car si Albert Aghazarian était historien de formation, il était avant tout un historien de l’histoire orale. Le conteur de Jerusalem, de sa longue histoire et de ses diversites. C’est peu dire qu’il aimait sa ville : comme pour l’Universite de Bir Zeit, il en était le porte parole.
Ce sont les souvenirs de cette epoque qui ont provoque mes larmes pendant les funerailles d’Albert Aghazarian, un chapitre definitivement ferme, de luttes et d’espoirs, porte par un optimisme sans doute exagere, dont Albert était la voix.
Publié le 8 février 2020 sur la page FB de Michel Warschawski