Quand Israël s’en prend au pain des Palestiniens

Une boulangerie qui distribue du pain aux Palestiniens se rendant à la mosquée al-Aqsa représente une menace aux yeux des autorités israéliennes

25 juillet 2014. Un jeune transporte des pains au moment où des fidèles se préparent à la prière à proximité de la porte de Damas, dans la Vieille Ville de Jérusalem. (Photo : Siegfried Modola/Reuters)

Dans les rares occasions où les autorités israéliennes me permettent de visiter Jérusalem, ma mère insiste toujours pour que je lui rapporte un paquet de « ka’ak al-Quds » (ka’ak de Jérusalem).

Le ka’ak est un pain ovale enrobé d’une généreuse couche de graines de sésame. On en trouve aisément dans toute la Palestine et aussi à Ramallah, où nous vivons.

Mais, pour la plupart des Palestiniens, le ka’ak de Jérusalem est une délicatesse unique.

À l’instar de ma mère, je demande aussi aux amis qui ont la chance de visiter Jérusalem de me ramener des paquets de ka’ak al-Quds – non seulement parce qu’ils sont particulièrement délicieux, mais parce qu’ils portent en eux une partie de l’histoire culturelle de Jérusalem.

Le 19 février, la police israélienne a fait irruption dans une boulangerie palestinienne vieille de soixante ans pour la fermer et arrêter son jeune propriétaire, Nasser Abu Sneina.

Toutes les personnes qui ont erré dans les quartiers de la Vieille Ville sont problablement passés devant cette vieille boulangerie et ont apprécié le chaud arôme du pain en train de cuire qui en émanait.

Elle est située tout près du quartier de Bab Hutta, qui a été un lieu important lors des protestations palestiniennes de 2017 contre les mesures de surveillance israéliennes.

Les autorités israéliennes ont prétendu que la boulangerie avait été fermée parce qu’elle ne répondait pas aux normes de santé imposées.

Bien des Palestiniens, toutefois, affirment que la boulangerie était visée tout simplement parce qu’elle distribuait du pain aux fidèles se rendant à la mosquée al-Aqsa.

Le ka’ak de Jérusalem et les boulangeries qui le vendent sont – en partie – des symboles de l’identité palestinienne de la ville.

Une boulangerie palestinienne qui distribue des ka’ak aux fidèles se rendant à la mosquée al-Aqsa représente une menace aux yeux des autorités israéliennes parce qu’elle est une démonstration ouverte de la solidarité palestinienne.

Elle montre que les Palestiniens sont non seulement toujours au cœur de la ville, mais qu’ils veulent également se donner mutuellement plus de pouvoir, de force face à l’oppression israélienne.

Ils rappellent au monde, et aux Israéliens, que Jérusalem est une ville palestinienne.

Telle est la véritable raison pour laquelle la boulangerie d’Abu Sneina, ainsi que de nombreux autres établissements similaires, ont été forcés de fermer par les autorités israéliennes.

Plus de cinquante boutiques ont été obligées de fermer à Jérusalem, ces dernières années, suite à des pressions financières et aux restrictions de mouvement constantes qui font que gérer un petit commerce devient de plus en plus malaisé.

La fermeture de cette boulangerie n’était que le dernier épisode d’une offensive plus large, systématique, contre la présence palestinienne à Jérusalem en général et dans la Vieille Ville en particulier.

Israël essaie de forcer tous les Palestiniens à s’en aller et recourt pour ce faire à plusieurs méthodes. Cela va depuis leur rendre l’existence quotidienne insupportable par la présence partout de soldats en armes jusqu’à permettre aux colons de prendre possession de la ville, quartier par quartier.

Les Palestiniens à Jérusalem vivrent sous la menace constante de fouilles corporelles humiliantes, d’expulsion de leur domicile, de retrait de leur attestation de résidence ou d’agression de la part des colons juifs ou des forces israéliennes – qu’il s’agisse de la police ou de l’armée.

Particulièrement dans la Vieille Ville, en sus des agressions ouvertes de l’occupation – comme les arrestations arbitraires, les poursuites superflues, les restrictions de mouvement et les fermetures injustes de petits commerces –, les Palestiniens sont forcés de naviguer tant bien que mal à travers toute une bureaucratie dont le seul but est de conférer un soutien juridique aux tentatives de les expulser.

Les autorités israéliennes requièrent des établissements palestiniens qu’ils se procurent une large panoplie de permis et de documents s’ils veulent continuer à fonctionner.

Pour bien des petits indépendants palestiniens, toutefois, il est à la fois trop onéreux et trop malaisé d’obtenir tous ces documents.

Les pressions déraisonnables imposées aux Palestiniens résidant à Jérusalem atteignent parfois de tels niveaux qu’ils sont forcés de faire des choses que les gens d’ailleurs dans le monde estimeraient difficiles à croire.

Par exemple, le mois dernier, précisément, un Palestinien vivant à Jérusalem a démoli sa propre maison à la suite d’une ordre de la municipalité israélienne.

Il a pris les choses lui-même en main parce qu’il voulait éviter les coûts exorbitants auxquels il aurait été confronté s’il avait permis à la municipalité même de procéder à la démolition.

Si Israël ne recule devant rien pour chasser les Palestiniens de Jérusalem, c’est en raison de l’importance revêtue par la ville pour la lutte palestinienne – elle a non seulement une valeur religieuse, mais elle est aussi l’épicentre historique, culturel et politique de la vie palestinienne.

La décision du président américain Donald Trump en 2017 de déclarer Jérusalem capitale d’Israël et d’y transférer l’ambassade de son pays, a fourni un important soutien politique aux affirmations des Israéliens prétendant que la ville leur appartient.

Néanmoins, Israël sait qu’il ne peut déclarer Jérusalem comme « ville uniquement israélienne » tant que des Palestiniens continueront à y vivre et à garder vivante l’idéntité palestinienne de la ville.

Depuis les épiceries et confiseries que l’on rencontre un peu partout dans la Vieille Ville, jusqu’à la vieille boutique de cassettes ouverte depuis 1973 ou jusqu’aux cris et bruits des enfants palestiniens riant dans les ruelles, Jérusalem a toujours tout aujourd’hui d’une ville palestinienne.

C’est la raison pour laquelle les autorités israéliennes visent les boulangeries comme celle que possède Abu Sneina.

Nous, les Palestiniens, ne sommes pas seulement chassés de nos terres et villes ancestrales par le biais des démolitions, des implantations, du retrait arbitraire des permis de résidence ou par les balles.

Nous sommes également chassés par cet effort systématique de nous placer dans l’impossibilité de recourir à nos propres moyens d’existence dans notre pays même.

Israël essaie d’effacer pour de bon la culture et l’identité palestiniennes des rues, des bazars et marchés, des boulangeries et des restaurants.

Cela dure depuis très longtemps.

Ein Kerem, par exemple, était jadis un village palestinien à Jérusalem. Aujourd’hui, il héberge – presque essentiellement – des Israéliens de la classe supérieure.

Le traverser donne l’impression de traverser une colonie israélienne, et non plus un village palestinien.

Bien sûr, Israël sait qu’il ne peut effacer toute l’histoire et la tradition de Jérusalem.

Ainsi, parfois, essaie-t-il de s’approprier des aspects de la culture palestinienne comme s’ils étaient les siens propres.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, on vend des falafels en tant que spécialités nationales israéliennes, même si ce plat est bien plus vieux que l’État lui-même.

Et c’est pourquoi, dans le monde entier, des restaurants proposent la « shakshuka israélienne » ou le « tabbouleh israélien » sur leurs menus.

Pour les observateurs extérieurs, l’étiquetage d’un ancien plat palestinien comme « israélien » ou la fermeture d’une boulangerie pour des raisons de « santé et de sécurité » peuvent sembler des questions absolument triviales.

Cependant, pour nous, Palestiniens, ces actions sont indissociables des destructions de maisons, des déportations, des arrestations illégales et des couvre-feux.

Elles représentent simplement une facette différente de l’occupation – ce sont des tentatives d’effacer notre culture, notre style de vie de nos villes et de nos rues en même temps que nos corps physiques.


Publié le 7 mars 2020 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal

Mariam Barghouti

Mariam Barghouti

Originaire de Ramallah, Mariam Barghouti est une écrivaine et commentatrice palestinienne. Ses écrits ont été publiés dans le New York Times, Al-Jazeera en version anglaise, Huffington Post, Middle East Monitor, Mondoweiss, International Business Times et bien d’autres encore.

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