Quand le Ramadan rappelle une perte

Des années plus tard, pour la famille Kasba, les jours du Ramadan rappellent une perte et un crime impuni.

1e partie / Un Ramadan sous le signe du chagrin

Sami Kasba, 59 ans, reprend son souffle avant de tenter de raconter le meurtre de son fils de 17 ans, Mohammad, par les forces israéliennes en 2015.

« C’était un vendredi et c’était aussi le Ramadan, quand Mohammad a été tué », raconte Sami lors d’une interview réalisée par DCI-P le 13 mai dernier. Sami rappelle le repas d’avant l’aube qu’il avait partagé avec son fils chez eux, dans le camp de réfugiés de Qalandia, en préparation du jeûne de la journée.

« Nous avions pris l’habituel repas léger de yoghourt, de halva, de fromage et d’autres choses du même genre. Mohammad m’avait demandé spécifiquement de lui donner de l’eau avant de se rendre à la prière de l’aube. »

Mohammad avait pris ce qui allait être son dernier repas le 3 juillet 2015, après quoi il avait quitté la maison. La famille Kasba n’allait plus le revoir que mort.

Mohammad Sami Ali Kasba

Le 3 juillet 2015, les forces israéliennes ont tué Mohammad Sami Ali Kasba, 17 ans, près du check-point de Qalandia, entre Ramallah et Jérusalem. (Photo : avec l’autorisation de la famille Kasba)

Vers 6 h 30 du matin, un groupe de Palestiniens lancent des pierres en direction d’un véhicule militaire en route vers le check-point de Qalandia, la principale voie d’accès entre Ramallah et Jérusalem. Les cinq militaires arrêtent leur véhicule au moment où une pierre frappe son pare-brise. Parmi les passagers, le colonel israélien Yisrael Shomer, qui descend du véhicule et se met à tirer à balles réelles sur Mohammad.

Trois balles au moins ont frappé Mohammad dans le dos, à la tête et dans la partie supérieure du torse, à une distance de 15 mètres (50 pieds), au moment où il essayait de s’enfuir hors de portée des soldats, selon les informations collectées par Defense for Children International – Palestine (DCI-P). Deux soldats ont donné des coups de pieds au corps de Mohammad, alors qu’il gisait sur le sol, ont affirmé des témoins.

« On m’a demandé d’aller reconnaître son corps à la morgue de l’hôpital », rappelle Sami d’une voix affaiblie.

« Je l’ai regardé, il était mort, désormais. J’ai confirmé que c’était bien Mohammad, en effet, puis je suis parti. Après cela, son corps est revenu au camp et nous avons enterré notre troisième fils. »

« Quand Mohammad a rejoint ses jeunes amis et que les jeeps israéliennes sont venues vers eux, Mohammad a jeté une pierre »,

explique Sami à DCI-P.

« Bien sûr qu’il a jété une pierre, il avait déjà vécu la perte de deux de ses frères, alors qu’il était si jeune encore. Ce sont des choses qui restent en vous. »

 

Photo extraite d'une vidéo montrant les soldats israéliens sortant de leur véhicule avant d'abattre mortellement Mohammad Kasba, 17 ans, alors qu'il s'enfuyait après avoir jeté une pierre

Photo extraite d’une vidéo montrant les soldats israéliens sortant de leur véhicule avant d’abattre mortellement Mohammad Kasba, 17 ans, alors qu’il s’enfuyait après avoir jeté une pierre

 

« L’Eid et le Ramadan nous rappellent désormais une perte. Que peut-on encore fêter, avec ça ? » – Sami Kasba, 59 ans, camp de réfugiés de Qalandia

 

2e partie / Quand cela ne s’arrête pas seulement à la perte d’un enfant

Alors que la mort de Mohammad avait été douloureuse pour la famille Kasba, la perte d’un enfant n’avait rien d’une expérience nouvelle, pour eux – c’était leur troisième enfant qui se faisait tuer par les forces israéliennes. Le 8 décembre 2001, Yasser Kasba, 11 ans, se préparait avec fébrilité pour les festivités de l’Eid Al-Fitr, la semaine d’après, en dépit de la violence débordante qui régnait au cours de la Deuxième Intifada palestinienne.

« Il était si excité », racontre Sami à DCI-P.

« Il mettait de l’argent de côté pour pouvoir s’acheter des affaires pour lui le jour de l’Eid. »

Dans leur maison, dans un coin en retrait dans le camp de réfugiés de Qalandia, les membres de la famille Kasba n’auraient jamais pu prévoir que le jour saint allait culminer avec l’enterrement de leur fils de 11 ans.

Les soldats israéliens avaient abattu Yasser d’une balle réelle dans la tête, à une distance de 1,5 mètre (5 pieds) à peine, durant des heurts avec l’armée israélienne à proximité du camp de réfugiés de Qalandia, explique Sami. Malgré les tentatives des médecins de sauver la vie de Yasser, il allait succomber à ses blessures neuf jours plus tard, relatent les rapports médicaux transmis à DCI-P. l

Outre le choc de la perte de Yasser qui pesait toujours aussi lourd pour la famille Kasba, moins de six semaines plus tard, le 18 janvier 2002, les forces israéliennes leur tuaient un autre fils, Samer Kasba, âgé de 15 ans.

Samer avait été abattu d’une balle enrobée de caoutchouc dans la tête, près de l’Al-Muqata, le Complexe à Ramallah, au moment où les forces israéliennes se déployaient en Cisjordanie occupée et bloquaientèrent les villes, au cours de la Deuxième Intifada palestinienne. Samer avait été transféré à l’hôpital de Ramallah et était resté une semaine dans les soins intensifs avant de succomber lui aussi à ses blessures.

Avec leurs photographies exposées dans la maison, après que la famille les a perdus l’un après l’autre, les visages de Mohammad, Yasser et Samer restent bien présents dans la maison familiale du camp de réfugiés de Qalandia.

13 juillet 2015. Dans leur maison familiale du camp de réfugiés de Qalandia, près de Ramallah, Cisjordanie, les Kasba sont assis sous les portraits de leurs fils Samer, à gauche, et Yasser, qui ont été tués par les forces israéliennes en 2002 et 2001. (Photo : AFP / Abbas Momani )

13 juillet 2015. Dans leur maison familiale du camp de réfugiés de Qalandia, près de Ramallah, Cisjordanie, les Kasba sont assis sous les portraits de leurs fils Samer, à gauche, et Yasser, qui ont été tués par les forces israéliennes en 2002 et 2001. (Photo : AFP / Abbas Momani )

« Je ne sais comment expliquer cela, comment expliquer la perte d’un enfant ? », déclare Sami à DCI-P. « La perte de nos enfants est toujours là. Leur mère porte toujours des photos des garçons autour du cou. »

Ce qui ajoute encore aux pertes tragiques ressenties par la famille Kasba, c’est l’absence de conclusion, sachant qu’il n’a pas été demandé de comptes aux gens responsables de la mort de leurs enfants et qu’on ne leur en demandera jamais.

« Ils justifieront toujours la chose », insiste Sami.

« Le colonel responsable de la mort de Mohammad a reçu une promotion et, en fin de compte, je n’attends guère de justice. »

« Je traversais le check-point de Qalandia et la militaire israélienne m’a demandé combien d’enfants j’avais. ‘Quatre’, lui avais-je dit. ‘Vous mentez’, m’avait-elle répondu. J’en avais sept. ‘Oui’, lui avais-je dit, ‘mais vous m’en avez tué trois.’ » – Sami Kasba

 

3e partie / Le rejet, l’impunité et les honneurs rendus au coupable

Au cours de la Deuxième Intifada palestinienne, entre septembre 2000 et décembre 2005, les soldats et les colons israéliens ont tué en tout 728 (sept cent ving-huit) enfants palestiniens dans les territoires occupés. Pour la famille Kasba, comme pour des centaines d’autres familles palestiniennes, il n’y a eu ni justice ni demande de comptes pour les meurtres de Yasser et de Samer. Malgré cela, la famille s’accroche à l’espoir d’obtenir un peu de justice, dans l’affaire de Mohammad. Après tout, il existe une vidéo de l’incident.

Vidéo : Le commandant israélien a abattu et tué Muhammad, un adolescent palestinien

Les lois humanitaires internationales stipulent que le recours intentionnel à des moyens mortels ne peut avoir lieu que lorsqu’il y a une menace pour la vie ou un risque de blessure grave. L’homicide volontaire de civils, dont des enfants, dans le cadre d’une occupation militaire, équivaut à un crime de guerre.

Bien qu’un porte-parole de l’armée israélienne ait initialement prétendu que le colonel Shomer et les autres militaires impliqués dans l’incident « s’étaient considérés en danger de mort et avaient appliqué la procédure d’arrestation du suspect », cette assertion a été directement démentie par un témoignage oculaire et par une vidéo obtenue et publiée par B’Tselem, une oganisation israélienne des droits de l’homme.

Mohammad présentait des blessures par balles dans le dos, prouvant ainsi qu’il était en train de s’enfuir loin des soldats et non qu’il présentait une menace imminente poour la vie de quelqu’un, au moment où il avait été abattu.

« Ils auront toujours une allégation toute prête », fait remarquer cyniquement Sami.

« Mohammad essayait de grimper au-dessus du mur. Quant à mon petit garçon, Yasser, il était prétendument en train d”’inciter à la violence”, même s’il n’avait que 11 ans. »

Alors que les forces israéliennes sont coutumières du recours à la force excessive et à des moyens intentionnellement mortels lors de situations équivalant à des homicides illégaux, il est rare que l’on demande des comptes aux coupables.

Entre janvier 2014 et mai 2020, les militaires et colons israéliens ont tué au moins 709 (sept cent neuf) enfants palestiniens en Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et dans la bande de Gaza, selon les preuves collectées par DCI-P.

Alors que la majorité de ces meurtres ont eu lieu durant l’offensive militaire israélienne – la fameuse opération « Bordure protectrice » – contre Gaza, en été 2014, au moins 152 enfants palestiniens ont été tués en dehors de cette offensive militaire ; ils l’ont été à l’aide de balles réelles ou d’armes de contrôle de foule et ce, sur toute l’étendue du Territoire palestitnien occupé, toujours selon les preuves collectées par DCI-P.

Quant à famille Kasba, son combat pour la justice n’est pas encore beaucoup progressé, depuis la mort de Mohammad. Peu après ce meurtre illégal, B’Tselem a contacté le Corps général des avocats de l’armée israélienne pour lui réclamer une enquête sur cet homicide et, le 8 juillet, B’Tselem a été informé qu’une enquête avait effectivement été ouverte.

Près d’un an après la mort de Mohammad, le procureur principal de l’armée israélienne, le général de brigade Sharon Afek, refusa d’accuser le colonel Shomer de meurtre.

Bien qu’il ait abattu mortellement Mohammad alors qu’il s’enfuyait, l’enquête militaire découvrit que le colonel Shomer avait eu l’intention de tirer dans les jambes de Mohammad et considéra l’homicide comme une « erreur opérationnelle », en estimant que le colonel avait agi conformément aux règles d’engagement de l’armée.

Le procureur principal de l’arme israélienne fit remarquer que le colonel Shomer avait « commis une erreur professionnelle dans la façon dont il avait déchargé son arme », mais l’affaire fut clôturée sans la moindre condamnation.

En mars 2017, l’Association des droits civils en Israël (ACRI) protesta contre la classement de l’affaire et introduisit un appel auprès du procureur général d’Israël, lequel fut rejeté plus tard, en décembre 2018.

Puis, le 10 mars 2019, la famille Kasba et l’ACRI introduisirent ensemble une requête auprès de la Cour suprême de justice israélienne dans l’espoir d’obtenir une ordonnance enjoignant au procureur général de condamner directement le colonel Shomer. L’appel fut examiné par la Cour suprême de justice israélienne le 6 janvier 2020.

« Ce n’est pas un système fait pour nous », explique Sami, en cherchant le moindre espoir de demande de comptes.

« S’il y avait une justice, elle tiendrait ce militaire pour responsable, mais c’est un discours creux. »

Comme le sait trop bien la famille Kasba, pour toute violation ou tort fait à des Palestiniens, l’impunité systématique reste la norme.

Environ 80 pour 100 des plaintes introduites auprès des autorités israéliennes par des Palestiniens pour des violations et torts commis par les soldats israéliens entre 2017 et 2018 ont été classés sans qu’on ouvre la moindre enquête criminelle, selon Yesh Din (Volontaires pour les droits de l’homme).

Parmi les plaintes pour lesquelles une enquête criminelle a été ouverte, trois incidents seulement (soit 3,2 pour 100 des plaintes) se sont soldéss par des condamnations. Et, surtout, les chances pour qu’une plainte aboutisse à la condamnation d’un militaire israélien pour des actes de violence, homicide compris ou autre tort, ne sont que de 0,7 pour 100, toujours selon Yesh Din.

« Les soldats savent qu’ils peuvent s’en sortir sans la moindre sanction », a expliqué Lion Yavne, directeur de recherche à Yesh Din, dans The National, début 2013.

« Ils n’ont pas peur de la loi. Il n’existe pas de dissuasion juridique afin qu’ils ne commettent pas de crimes contre les Palestiniens. »

Le colonel Shomer a non seulement échappé à toute demande de comptes pour la mort de Mohammad, mais il a en outre été récompensé, depuis cet incident de juillet 2015.

L’homicide illégal a tout de suite été pardonné par les commandants militaires et les ministres du gouvernement, disent les rapports médiatiques. En 2018, le colonel Shomer a été promu au poste de commandant de la brigade israélienne Nahal, coordonnant quatre bataillons de soldats.

En avril 2020, il a été choisi pour participer à une cérémonie commémorative à Jérusalem, la veille de la Journée israélienne du souvenir et il a récité publiquement une prière de commémoration.

Pour les familles palestiniennes, le chagrin et la douleur sont encore aggravés par l’impunité systémique et le fait de voir que les coupables des crimes de guerre sont même récompensés. C’est avec une grande tristesse que Sami rappelle les tentatives avortées de demander des comptes au colonel Shomer.

« Non seulement il a abattu Mohammad mais, en plus, il est allé jusqu’à son corps ensanglanté et il lui a donné des coups de pied. »

« Comment un occupant peut-il se considérer responsable ? » – Sami Kasba

 

Le 3 juillet 2015, au camp de réfugiés de Qalandia, des Palestiniens participent aux funérailles de Mohammad Kasba, 17 ans, tué par un militaire israélien alors qu'il s'enfuyait après avoir jeté une pierre. (Photo : Activestills.org)

Le 3 juillet 2015, au camp de réfugiés de Qalandia, des Palestiniens participent aux funérailles de Mohammad Kasba, 17 ans, tué par un militaire israélien alors qu’il s’enfuyait après avoir jeté une pierre. (Photo : Activestills.org)

4e partie / Pas de fin en vue

Pour les familles vivant dans des zones hautement précaires, comme les camps de réfugiés, il n’existe pas de sécurité pour les enfants, face à l’occupation militaire israélienne.

« Ma femme et moi avions l’habitude de fermer la porte à clef et de cacher la clef sous notre oreiller », raconte Sami à DCI-P.

« Mais quand l’armée israélienne fait intrusion dans le camp, les jeunes éprouvent le besoin de le défendre. »

« Nous ne sommes pas les premiers, ni les derniers à perdre des enfants », explique Sami.

« Nous cachons toujours la clef sous nos oreillers, nos enfants sont adultes et, aujourd’hui encore, nous cachons toujours la clef. Mais cela ne veut rien dire. S’ils [les militaires] viennent, il n’y a rien que nous puissions faire. »

« Mohammad est sorti et n’est pas revenu. C’étaient nos jeunes garçons, et on ne nous a pas accordé la chance de les voir poursuivre leur vie. » – Sami Kasba

Depuis le début de l’année, les forces israéliennes ont tué trois enfants palestiniens en Cisjordanie occupée.

Le 13 mai 2020, les forces israéliennes ont abattu et tué Zaid Fadil Mohammad Qaisiya, 17 ans, au cours d’un raid militaire dans un camp de réfugiés à proximité de la ville de Hébron, en Cisjordanie.

Qaisiya a reçu une balle dans la tête vers 6 heures du matin, alors qu’il se trouvait avec des proches sur le toit d’un immeuble de quatre étages dans le camp de réfugiés d’Al-Fawwar, rapportent des informations collectées par DCI-P.

Le 10 mars, Mohammad Hamayel, 15 ans, a reçu une balle (réelle) dans la tête tirée très tôt le matin par les forces israéliennes dans le village de Beita, au sud de Naplouse.

Un mois plus tôt, le 5 février, un soldat israélien posté sur un toit abattait et tuait Mohammad Suleiman Al-Haddad, 16 ans, d’une balle réelle tirée à une distance de quelque 130 pieds (40 mètres) lors de heurts à Hébron, dans le sud de la Cisjordanie.

Un quatrième enfant palestinien, Alaa Hani Hamada Al-Abasi, 14 ans, est mort le 31 janvier 2020, succombant à des blessures subies le 11 octobre 2019, près de la clôture périmétrique de Gaza, à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza.

Sans justice et sans recherche de responsabilité, les enfants palestiniens continueront à être la cible des offensives militaires israéliennes et d’une occupation militaire israélienne sans la moindre perspective de fin.

13 juillet 2015. Assise dans sa maison du camp de réfugiés de Qalandia, Umm Thaer, la mère de Yasser, de Samer et de Mohammad Kasba, porte un collier avec la photo de Mohammad. (Photo : AFP / Abbas Momani)

13 juillet 2015. Assise dans sa maison du camp de réfugiés de Qalandia, Umm Thaer, la mère de Yasser, de Samer et de Mohammad Kasba, porte un collier avec la photo de Mohammad. (Photo : AFP / Abbas Momani)

« Leur mère, Umm Thaer, ne parvient toujours pas à gérer [la perte], », explique Sami à DCI-P.

« Elle voit toujours les martyrs comme si c’étaient ses propres enfants, maintenant. »

« Quand je la vois pleurer, je sais que quelqu’un est devenu un martyr… ».

Sami respire une bonne fois et termine sa pensée : « … et elle pleure beaucoup. »

« Mohammad est sorti et n’est pas revenu. C’étaient nos jeunes garçons, et on ne nous a pas accordé la chance de les voir poursuivre leur vie. » – Sami Kasba


Publié le 22 mai 2020 sur Defense for Children International-Palestine
Traduction : Jean-Marie Flémal

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