Le legs raciste de Winston Churchill en Palestine

Thomas Suarez, 18 juin 2020

La statue de Winston Churchill à Londres a été la cible de manifestants antiracistes, ces dernières semaines. (Photo : Dylan Martinez Reuters)

La statue de Winston Churchill à Londres a été la cible de manifestants antiracistes, ces dernières semaines. (Photo : Dylan Martinez Reuters)

« Nous ne pouvons tenter d’éditer ou de censurer notre passé », a tweeté le Premier ministre britannique Boris Johnson au début du mois, en prenant la défense de la statue de Winston Churchill qui se dresse à Parliament Square, à Londres.

Dernièrement, le socle de la statue a été recouvert de graffiti qui attiraient l’attention sur le racisme de Churchill. Néanmoins, Johnson affirme catégoriquement que le dirigeant de l’époque de la guerre « mérite pleinement ce tribut ».

« Ces statues nous enseignent notre passé, avec toutes ses fautes », a poursuivi Johnson, affirmant que « nous ne pouvons prétendre avoir une histoire différente ».

Mais « prétendre avoir une histoire différente » est précisément le but de ce genre de statues.

La statue nous montre le Churchill qui contribua à vaincre les nazis. Elle masque le Churchill qui soutint et facilita d’autres crimes contre l’humanité. Parmi ces crimes figurent ceux commis contre les Palestiniens.

Pour les Palestiniens, nous garder ignorants du passé « avec toutes ses fautes » sert à nous garder ignorants du présent. Cela contribue à perpétuer une injustice dans la création de laquelle Churchill fut un instrument et qui se poursuit invariablement aujourd’hui encore, et toujours avec le soutien britannique.

Approuver la dépossession

Dès les tout premiers jours de l’implication britannique dans le sionisme, Churchill a scellé la dépossession des Palestiniens non juifs en assurant qu’ils n’avaient en aucun cas voix au chapitre dans les affaires de leur propre terre.

« Dans l’intérêt de la politique sioniste », disait-il en août 1921 en tant que ministre du gouvernement en charge des colonies britanniques, « toutes les institutions électives ont jusqu’à présent été refusées aux Arabes. »

On peut trouver un instantané des positions de Churchill sur la Palestine et les questions de race dans les rapports des sessions de la Commission Peel (1937), qui s’était constituée pour aborder un important soulèvement en Palestine.

La révolte avait été une réponse à la façon dont la Grande-Bretagne – œuvrant en tandem avec les sionistes – avait introduit un système de discrimination dans lequel les Palestiniens se voyaient refuser des emplois, des terres et des ressources, et ce, au profit de colons juifs.

Administrant à l’époque la Palestine sous un mandat de la Société des Nations, la Grande-Bretagne réprima très durement l’insurrection.

Les sessions de 1937 commencèrent par une énumération des raisons pour lesquelles les Britanniques avaient donné leur accord au projet sioniste d’implantation, ce qui avait débouché sur la Déclaration Balfour de 1917.

On pourrait prétendre que cet impérialisme à l’ancienne – la croyance en ce que les sionistes allaient servir de bâtisseurs d’empire en sous-traitance – pourrait avoir fait partie de la pensée sous-tendant le projet, mais la chose ne fut jamais exprimée lors des sessions.

La raison avancée fut la Première Guerre mondiale.

La Grande-Bretagne voulait que les États-Unis accroissent leur implication dans la guerre et les propagandistes sionistes prétendaient qu’ils pouvaient recruter les Juifs américains, dans cette tâche – si la Grande-Bretagne leur « donnait » la Palestine.

Comme témoigna David Lloyd George, Premier ministre de la Grande-Bretagne au moment de la signature de la Déclaration Balfour, « les dirigeants sionistes nous ont fait une promesse définitive », disant qu’ils

« feraient de leur mieux pour rallier le sentiment et le soutien des juifs à la cause alliée (…) si le gouvernement britannique faisait état de sa sympathie envers une administration juive de la Palestine ».

Il était important de « rallier le sentiment juif », déclara Lloyd George, parce qu’en 1917,

« il n’y avait pas de divisions américaines sur le front (…) ni dans les tranchées (…) et nous avions à l’époque toute raison de croire que, dans les deux pays, la bienveillance ou l’hostilité de la race juive pouvait faire une différence considérable ».

« Le droit de frapper fort »

Churchill exprima la même chose. La cause du sionisme fut choisie parce que « c’était un facteur d’une puissante influence sur l’opinion publique en Amérique », et dont « nous avons tiré de grands avantages pendant la guerre ».

Mais Horace Rumbold, qui avait été l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Berlin pendant cinq ans, jusqu’au moment où Hitler avait accédé au pouvoir en 1933, et dont on rappelle les immuables mises en garde à propos des ambitions d’Hitler, voulut savoir si la politique sioniste valait « les vies de nos hommes, etc. »

Et s’ensuivait-il, demanda-t-il à Churchill, qu’après « avoir conquis la Palestine, nous pourrions en disposer comme bon nous semble ? »

Churchill répondit à ces questions et à d’autres questions similaires en invoquant les promesses faites au moment où la Grande-Bretagne s’était emparée de la Palestine, vers la fin de 1917.

« Nous avons décidé, dans le processus de conquête de la Palestine, de faire certaines promesses aux juifs », déclara Churchill.

Apparemment sceptique, le responsable de la commission, William Peel, demanda à Churchill s’il ne s’agissait pas d’« une autogouvernance très bizarre » puisque « c’était uniquement si les juifs étaient majoritaires que nous pouvions en disposer ».

Churchill répondit par un argument émoussé du pouvoir : « Nous avons tous les droits de frapper fort pour appuyer notre autorité. »

N’empêche que l’historien Reginald Coupland déclara lors des sessions que « l’Anglais moyen » allait se demander pourquoi les Arabes se voyaient refuser l’autogouvernance et pourquoi nous devrions « continuer à abattre les Arabes afin de respecter la promesse faite aux juifs ».

De même, Peel demanda à Churchill si le public britannique

« n’allait pas se sentir plutôt las et inquisiteur si, tous les deux ou trois ans, il y avait une sorte de campagne contre les Arabes et que nous envoyions nos troupes pour les abattre. Ils allaient finir par se poser des questions ”Pourquoi fait-on cela ? Quelle faute ont commise ces gens ? (…) Pourquoi faites-vous cela ? Afin d’obtenir une patrie pour les juifs ?” »

« Et cela signifierait des méthodes plutôt brutales », ajouta Laurie Hammond, qui avait travaillé avec l’administration coloniale britannique en Inde.

« Je ne dis pas les méthodes des Italiens à Addis Abeba », faisant là référence au massacre d’Éthiopiens par Benito Mussolini en février 1937, « mais cela signifierait-il le bombardement de villages et des choses du même genre ? » Les Britanniques, rappela-t-il, avait fait sauter une partie de la cité portuaire palestinienne de Jaffa.

Peel acquiesça et ajouta qu’

« ils avaient fait sauter un tas de maisons [palestiniennes] un peu partout afin de terroriser la population. J’ai vu des photographies de ces choses qui montaient en l’air. »

Mais quand Peel demanda si « ce n’était pas seulement une question d’être suffisamment fort », mais de « descendre » les Arabes qui voulaient rester dans leur pays, Churchill perdit patience.

« Je n’admets pas que le chien dans la mangeoire ait le droit final à la mangeoire », contra-t-il, « même s’il peut y avoir été depuis très longtemps. » Il nia catégoriquement qu’« un tort énorme ait été fait aux Indiens rouges d’Amérique, ou aux noirs d’Australie », par leur remplacement par une « race d’un niveau supérieur ».

Une décennie tumultueuse plus tard, au tournant de 1948, tout le processus de nettoyage ethnique, d’expropriation et de soumission de la Palestine battit son plein. Pourtant Churchill, le grand guerrier qui combattit les horreurs du fascisme et du racialisme quand cela concernait les Européens, n’avait pas modifié son point de vue à propos des « chiens dans la mangeoire ».

En janvier 1949, s’adressant au Parlement britannique, Churchill balaya les victimes du nettoyage ethnique sioniste comme « des Arabes venus [en Palestine] durant la période de 25 ans de l’administration britannique » et qui « obtinrent des emplois sous les conditions que nous avions créées ».

De peur d’être méprisé en jugeant Churchill selon la morale actuelle, il vaut la peine de mentionner ici les commentaires avancés par le secrétaire britannique des Affaires étrangères, Ernest Bevin, lors du même débat parlementaire.

Bevin prétendit que

« chasser de pauvres gens innocents de leurs maisons, que ce soit en Allemagne, par Hitler, ou par n’importe qui d’autre (…) est un crime, et nous devrions réellement nous unir pour faire cesser cela si nous le pouvons. »

Défier l’iconographie des dirigeants du passé, ce n’est pas seulement dénoncer leur hypocrisie, mais c’est aussi dénoncer la nôtre. Aujourd’hui, la Grande-Bretagne et, par extension, l’Europe, les États-Unis et le Canada couvrent activement les crimes toujours en cours perpétrés contre les Palestiniens.

Aussi longtemps que ces crimes se poursuivront, c’est que la statue de Churchill ne nous aura rien enseigné.


Publié le 18 juin 2020 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal

Thomas Suarez est un violoniste professionnel, formé au Conservatoire National de Musique Palestinien. Il vit aujourd’hui à Londres. Il a publié (en anglais) : « La Palestine, soixante ans plus tard » et « Cartographie de l’Asie du Sud-Est ».

Le livre « Comment le terrorisme a créé Israël » a d’abord été publié en anglais sous le titre « State of Terror » et a été traduit pour Investig’Action par Jean-Marie Flémal, traducteur également pour ce site.

Le livre est dédié « Aux jeunes Palestiniens en résistance qui, à partir de la lutte résolue de leurs parents, bâtiront un avenir qu’ils se seront choisis. »

Trouvez ici d’autres articles de Thomas Suárez publiés sur ce site

 

 

Print Friendly, PDF & Email

Vous aimerez aussi...