Honaida Ghanim : « L’annexion a refait de la lutte palestinienne un combat anticolonial »

La Dre Honaida Ghanim croit que, s’il va être malaisé d’empêcher l’annexion, ce moment présente néanmoins une possibilité de ramener la lutte à ses premiers fondements.

Par Meron Rapoport, 23 juin 2020

La Dre Honaida Ghanim, sociologue palestinienne. « Les conséquences involontaires de l'annexion pourraient être de créer de nouvelles conditions et de faire renaître en nous la reconnaissance de ce que ce conflit est lié au colonialisme. » (Photo : +972)

La Dre Honaida Ghanim, sociologue palestinienne. « Les conséquences involontaires de l’annexion pourraient être de créer de nouvelles conditions et de faire renaître en nous la reconnaissance de ce que ce conflit est lié au colonialisme. » (Photo : +972)

Enfant, la Dre Honaida Ghanim participait à un jeu avec ses amis : ils passaient d’un côté à l’autre de la Ligne verte dans son village natal d’al-Marja – pendant un instant, ils étaient des Arabes israéliens, et l’instant d’après, des Palestiniens.

Ghanim, aujourd’hui une sociologue palestinienne de premier plan, recherche cette expérience liminale (en marge de la perception et malaisée à définir, NdT) des citoyens palestiniens d’Israël qui, en eux-mêmes, représentent des frontières, n’étant ni ici, ni là. Son livre sur la question, « Reinventing the Nation : Palestinian Intellectuals and Persons of Pen in Israel, 1948-2000 » (Réinventer la nation : intellectuels et gens de lettres en Israël, 1948-2000), s’appuie sur sa thèse de doctorat.

Ghanim elle-même incarne cette liminarité, en vivant à Ramallah et en enseignant au Forum palestinien des Études israéliennes (MADAR). Bien au fait de la politique palestinienne des deux côtés de la Ligne verte et tout aussi au fait de la politique juive israélienne, les recherches et les idées de Ghanim ont modelé sa perspective de l’annexion. Alors qu’elle fait remarquer que la Ligne verte a été supprimée voici quelque temps et que l’annexion est déjà en cours, elle perçoit néanmoins une possibilité pour la lutte palestinienne de retourner à ses racines, c’est-à-dire dans l’anticolonialisme et la justice.

Les Palestiniens peuvent-ils empêcher l’annexion ?

« Les conditions régionales et mondiales, ainsi que les divisions internes palestiniennes – entre le Fatah et le Hamas, entre Gaza et la Cisjordanie – ont créé une situation problématique qui ne favorise pas les Palestiniens. La volonté de la communauté internationale d’empêcher l’annexion est limitée, alors que les Américains la soutiennent. L’intersection de tous ces facteurs signifie qu’il sera très malaisé d’empêcher l’annexion.

« Néanmoins, une solution alternative à long terme est apparue et elle repose sur la justice plutôt que sur la notion d’État. Les conséquences involontaires de l’annexion pourraient être de créer de nouvelles conditions et de faire renaître en nous la reconnaissance de ce que ce conflit est lié au colonialisme – le projet « moins d’Arabes, plus de terre » visant à forcer les Palestiniens à s’en aller. Mais cette tentative d’effacer les Palestiniens a échoué.»

Il semble, au contraire, qu’elle ait réussi…

« Après 1967, il aurait été possible de résoudre le conflit sur la base de deux États pour deux peuples. Il aurait pu y avoir un accord entre les Palestiniens et les Israéliens, avec Israël recevant une légitimité en tant qu’État. Il était très difficile pour les Palestiniens de renoncer à 78 pour 100 de leur patrie. Mais la logique israélienne de l’implantation l’a emporté sur tout le reste.

« Cette logique de la cannibalisation [du territoire] a ramené la lutte à son essence anticoloniale, plutôt qu’à une lutte pour un État. C’est une lutte pour la justice et la liberté. »

« Le projet sioniste est parvenu à établir un État s’appuyant sur le modèle d’un peuple autochtone [sur sa terre]. Les Palestiniens ont perçu la chose comme un projet colonial, y compris après 1967, mais se sont mis à chercher une solution s’appuyant sur le dialogue. Les choses se sont développées en direction de la solution à deux États. Il y avait une opposition, mais la direction de l’Organisation de libération de la Palestine a continué à descendre le long de cette voie.

« La guerre de 1967 [des Six-Jours] présentait une option de blanchiment de ce projet via un accord avec le peuple autochtone. Mais la combinaison des forces religieuses, nationales et d’implantation en Israël s’est amplifiée et nous a ramenés en 1948.

« Il y a quelques rares solutions au colonialisme d’implantation. L’une est ce que l’Algérie a fait, et je sais que cela ne se produira pas ici. Une autre solution est le génocide, comme il a eu lieu en Amérique, et un autre modèle est l’Afrique du Sud.

« Trump suggère [quelque chose qui ressemble à] l’Afrique du Sud de l’apartheid, un modèle d’implantation dans sa forme la plus rétrograde, qui enferme les gens dans des cages. Mais personne n’a l’intention de l’acheter, pas même la droite.

« L’annexion, c’est « moins d’Arabes, plus de terre ». La terre est la forme de capital la plus importante. Le but consiste à trouver un arrangement pour les Arabes. L’expulsion et le transfert, qui étaient possibles en 1948, ne le sont plus aujourd’hui. En lieu et place, [les Palestiniens se voient proposer] l’autonomie et des bantoustans, qui ont constitué le stade final de l’apartheid avant sa chute. »

« Les frontières sont complètement brouillées. La Loi de l’État-nation juif et le plan de transfert du Triangle [vers un futur État palestinien potentiel] font partie de cet embrouillamini. La Ligne verte ne représente absolument plus rien. Mais l’embrouillement des frontières aide les Palestiniens à s’unir, à s’organiser bien au-delà d’une frontière politique qu’Israël a mise en place en faveur de l’apartheid. »

Quel est le rôle des citoyens palestiniens d’Israël, ici ?

« Dans mon doctorat, j’ai écrit sur le rôle des intellectuels palestiniens et leur situation liminale. Ils évoluent dans de nombreux milieux mais ne sont des partenaires à part entière dans aucun. Ils participent sous la bannière de leur exceptionnalisme. Ils sont citoyens d’Israël, mais pas entièrement. Ils sont palestiniens mais pas supposés faire partie de quelque État palestinien que ce soit. Ils ne sont chez eux nulle part et sont en même temps chez eux partout.

« J’observe ce qui se passe avec les Palestiniens en Israël – les manifestations à Jaffa et à Haïfa, l’identification à Iyad al-Hallaq, la manifestation à Tel-Aviv. Ces processus sont tous connectés les uns aux autres. Les Palestiniens en Israël doivent ouvrir et dissoudre les frontières.

Des milliers de manifestants israéliens et palestiniens participent à une manifestation au square Rabin contre le plan d'annexion du gouvernement. Tel-Aviv, le 6 juin 2020. (Photo : Oren Ziv)

Des milliers de manifestants israéliens et palestiniens participent à une manifestation au square Rabin contre le plan d’annexion du gouvernement. Tel-Aviv, le 6 juin 2020. (Photo : Oren Ziv)

« Après tout, que s’est-il passé, en Israël ? Les juifs sont devenus une race, le judaïsme est devenu un processus de racialisation. La tâche des Palestiniens en Israël consiste à se débarrasser des frontières raciales, de remballer le colonialisme, d’élargir la discussion sur les droits et la justice, en lieu et place de ce qui se passe aujourd’hui. »

Les Palestiniens en Israël seront-ils capables d’assumer un rôle prépondérant ?

« La lutte palestinienne a débuté dans la diaspora, dans les camps de réfugiés, elle s’est déplacée vers le Liban et la Jordanie, puis est allée en Cisjordanie et à Gaza lors de la Première Intifada. Le centre de gravité se déplace aujourd’hui vers les Palestiniens en Israël. Pas sous la même forme et sans utiliser les mêmes outils, mais c’est le même combat – qui adopte des modèles et aspects différents selon le développement du projet sioniste.

« La Loi de l’État-nation juif a créé Israël sur base de la race et les Palestiniens ont été exclus de la citoyenneté sur la même base. La bataille contre eux s’est intensifiée au fur et à mesure qu’ils sont devenus plus forts. Mais, malgré les circonstances actuelles, les Palestiniens en Israël font partie du corps politique – ils peuvent participer aux élections et bénéficient d’une relative liberté. Ils sont un peu comme la communauté de couleur en Afrique du Sud, et cela leur permet de constituer des coalitions avec les groupes juifs progressistes. Leur liminarité le permet. »

Revenons à l’annexion. Pensez-vous que l’Autorité palestinienne va s’effrondrer quand elle aura lieu ?

Le maintien de l’Autorité palestinienne est à coup sûr dans l’intérêt d’Israël. Israël veut que l’AP survive, de sorte qu’elle puisse servir de sous-traitant au profit de la sécurité israélienne. Après tout, qui veut collecter les immondices dans les camps de réfugiés ?

« Mais je ne pense pas non plus que les Palestiniens veulent que l’AP s’écroule, ils ne veulent tout simplement pas qu’elle agisse comme sous-traitant d’Israël. La meilleure option serait de rétablir les institutions de l’OLP en tant qu’organisation politique et de transformer l’AP en quelque chose qui serait davantage un corps municipal veillant aux besoins des Palestiniens. De toute façon, c’est précisément ce qui s’est passé durant la période du coronavirus.

« Je ne veux pas que les soldats israéliens retournent à la place Manara [à Ramallah]. Je veux que les soldats israéliens quittent la Cisjordanie. »

L’AP est-elle prête à affronter l’annexion ?

« La situation est très indécise. Le tableau économique est très peu engageant. Les gens n’ont pas reçu leurs chèques de paie, ce mois-ci. Ainsi donc, le point de départ est très bas.

« Je ne sais pas si le gouvernement [palestinien] a un plan. Il y a une tentative de provoquer une crise, la première depuis Oslo. Il y a de la colère, contre l’AP. Le sentiment est qu’ils ont négocié pendant 25 ans et qu’ils ont trompé les gens. Chaque concession qu’ils ont faite a donné naissance à une nouvelle colonie. Je n’envie pas l’AP – Mahmoud Abbas s’est installé à l’aise et il a insisté sur le fait qu’il voulait la paix et il a été critiqué tout le temps. Les gens lui ont dit : vous, vous parlez de paix ; eux, ils parlent de colonies.

« Où cela va-t-il ? Cela dépend de la façon dont la communauté internationale agira. Elle a soutenu le processus diplomatique et il lui faut maintenant en affronter les conséquences. »

Et quid si l’annexion est évitée ? Reviendrons-nous au statu quo ?

« Un nouveau processus a démarré et il sera difficile de l’arrêter. Le plan d’annexion vise essentiellement à transformer une situation de facto en une situation de jure. Ce qui se passe en Cisjordanie aujourd’hui va au-delà de la répression. Même si le processus [d’annexion] est arrêté, la situation sur le terrain restera intolérable, selon une perspective humaniste. »

Est-il possible de revenir au processus de paix d’Oslo ?

« Ce serait encore plus difficile, même. Si vous voulez une solution à deux États, il vous faut impliquer la communauté internationale. Je ne vois pas cela se faire. Je ne pense pas qu’elle soit prête à mettre Israël sous pression.

« Mais les Palestiniens y sont opposés. Ils sont opposés [au sionisme] depuis 1917 [l’année de la Déclaration Balfour] jusqu’à ce jour. Ils ont été battus. Il vous faut également regarder ce qui se passe un peu partout dans le monde, en Europe et aux États-Unis. Nous ne sommes pas isolés. Il y a une combat mondial entre un discours populiste et un discours sur la justice et les droits humains. Le discours palestinien emprunte cette voie lui aussi. »

Si arrêter l’annexion signifie un retour au statu quo, préféreriez-vous que la chose aille de l’avant ?

« Je ne veux vraiment pas que l’annexion ait lieu. Je ne suis pas de ces gens qui appellent la venue d’une crise plus grave encore. Nous n’avons nul besoin de voir encore plus de détérioration qu’il n’y en a déjà aujourd’hui. »


Publié le 23 juin 2020 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal

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