Georges Abdallah entame une 37e année de prison – Entretien avec Suzanne Le Manceau
Suzanne, tu es membre fondatrice du Collectif pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah il y a 15 ans, et tu vas le visiter régulièrement au parloir de la prison de Lannemezan. Peux-tu nous donner de ses nouvelles, tant sur le plan moral que politique ?
Suzanne Le Manceau. Je suis membre en effet du Collectif pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah (CLGIA) qui a été créé plus exactement en juin 2004 et qui regroupait des militantEs issus de divers horizons, avec en commun l’idée que seule une lutte organisée et conséquente peut arracher les militantEs révolutionnaires des prisons impérialistes. Aujourd’hui le CLGIA fait partie d’une campagne unitaire plus large, plus diversifiée dans sa composition, plus internationaliste aussi.
Depuis 2008 je visite Georges Abdallah assez régulièrement et depuis ces douze années je n’ai pu que constater chez Georges une courageuse ténacité dans la résistance aux conditions carcérales d’un enfermement qui dure à présent depuis 36 longues années, ainsi qu’une honnêteté politique témoignant d’un engagement forcené pour les causes qui ont forgé son identité. Sa force de résistance se nourrit d’un intérêt constant pour les luttes dans le monde, particulièrement en Palestine. Il suit de très près la situation politique économique et sociale de son pays le Liban. Ses lectures, marxistes pour la plupart, la radio, les journaux, le maintiennent dans un éveil constant d’analyse de l’évolution d’un monde sur lequel il ne peut avoir qu’une emprise intellectuelle. L’énorme courrier qu’il reçoit et les nombreuses visites enrichissent et réchauffent son quotidien carcéral.
J’imagine que la situation politique au Liban doit le préoccuper au plus au point ? La question de sa libération a été posée dans des manifestations à la suite du scandale de l’explosion dans le port de Beyrouth, notamment lors de la visite de Macron.
Suzanne Le Manceau. Oui, Georges est très préoccupé par la situation politique de son pays. D’entre ses quatre murs il a suivi de près la révolte du peuple libanais, conscient d’un capitalisme mondialisé qui au Liban comme ailleurs n’est plus que destruction et gaspillage, engendrant pauvreté et désespoirs.
Georges Abdallah est soutenu au Liban par toute sa famille bien entendu, par des groupes de forces progressistes et par le Parti communiste. Lorsque Emmanuel Macron s’est précipité au Liban suite à la désastreuse explosion du port de Beyrouth, parmi les manifestantEs venus l’accueillir, il s’en est trouvé qui criaient à la libération de Georges Abdallah. Cette fois, le président de la République française s’étant sans doute renseigné depuis son voyage en Tunisie en février 2018 où il semblait ne pas le connaître, a traduit son retour de mémoire par un « Il faut qu’il signe », geste à l’appui. Qu’il signe quoi ? Un autographe ? Pour rappel, lors de l’avant-dernière demande de libération déposée par son avocat en janvier 2012, le tribunal d’application des peines s’est prononcé favorablement pour sa libération. Cette décision était conditionnée par un arrêté d’expulsion que le ministre de l’Intérieur de l’époque n’a jamais voulu signer ! Si bien qu’en avril 2013 la demande de libération a été déclarée irrecevable.
Notons au passage que les rares réponses du ministère de la Justice aux nombreux courriers que des élus, des associations, des militantEs ont adressé au gouvernement, ont insisté sur la séparation des pouvoirs et sur l’indépendance de la Justice. De qui se moque- t-on ? Quand on sait qu’en 2003 la juridiction de Pau avait déjà prononcé la libération de Georges Abdallah et que Dominique Perben, Garde des Sceaux à cette époque, est intervenu personnellement pour annuler cette libération. Quand on sait que dans les courriels révélés d’Hillary Clinton, on découvre la pression qu’elle a exercée sur Laurent Fabius pour que Georges Abdallah ne soit pas libéré en 2013 (« Nous espérons que les membres de votre gouvernement trouveront un moyen de contester la légalité de cette décision », y lit-on). Quand on sait que Victoria Nuland, alors porte-parole des US, a affirmé, toujours lors de ce procès, « Nous nous sommes constamment opposés à sa sortie de prison », et que la députée US, Grace Meng, a fait signer par 21membres du Congrès une lettre au gouvernement français se terminant par :
« Votre gouvernement a le pouvoir d’assurer que ce terroriste ne sorte pas et ne rejoigne pas son pays le Liban. »
Et Georges Abdallah, libéré par deux fois, est toujours en prison ! Séparation des pouvoirs ?
Quelles sont sont les perspectives judiciaires qui permettraient sa libération ? Le mouvement de soutien et son avocat demandent son expulsion vers le Liban, est-il envisageable que la France revoie sa copie ou bien en est-elle encore sur la position de Manuel Valls qui l’avait refusée en 2013 ?
Suzanne Le Manceau. Une dernière demande de libération a été déposée en mars 2014, une demande encore « irrecevable en l’absence de mesure d’éloignement », qui a été rejetée par la Cour de cassation en septembre 2016.
Il faut absolument comprendre que le dossier Abdallah est un dossier non pas juridique mais essentiellement politique. Politique comme le prouvent les pressions étasuniennes précédemment citées. Politique au regard de l’engagement politique même de Georges Abdallah qu’il n’a jamais renié, un engagement communiste, anticapitaliste, anti-impérialiste, antisioniste.
Notre solidarité, notre soutien ne pourront être que politiques. Ils s’inscriront dans un processus global de luttes, en vue d’un changement de rapport de forces.
Ainsi donc Georges Abdallah ne demandera plus de libération tant qu’un avis d’expulsion vers son pays le Liban ne sera pas signé. Le « Il faut qu’il signe » s’adresse évidemment au gouvernement. Et le mouvement de soutien à sa libération le réclame avec force. C’est quand même incroyable que nous en arrivions à réclamer l’expulsion de quelqu’un !
L’État (français) porte une responsabilité historique dans le traitement illégal du dossier Abdallah, peux-tu nous énumérer les entraves au droit dont Georges a été victime depuis son incarcération ?
Suzanne Le Manceau. Certes exceptionnel, Georges Abdallah est aussi un prisonnier d’exception :
– Deux mois après sa première condamnation (à quatre ans de prison en juillet 1986 avec une interdiction du territoire français de cinq ans) par le tribunal correctionnel de Lyon, des juridictions d’exception se mettent en place, la section du parquet dite « antiterroriste » mène l’instruction, les cours d’assises spéciales de Paris condamnent et un juge d’application des peines spécialisé contrôle les aménagements de peine des condamnés. Et Georges inaugurera la nouvelle Cour d’assises composée uniquement de magistrats, qui le condamnera à la réclusion à perpétuité en février 1987.
– Son avocat de l’époque était Jean-Paul Mazurier, un agent des services secrets français, découvert et dénoncé après le procès. Et la régularité du procès n’a pas été remise en cause.
– Ajoutons chronologiquement l’intervention de Perben durant le procès de 2003, citée plus haut.
– Une loi relative à la rétention de sûreté, appelée loi Dati, a été votée en février 2008, rendant obligatoire l’avis d’une commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) dans le cadre d’une libération conditionnelle concernant les détenus condamnés à perpétuité, ceux-ci devant passer six semaines au Centre national d’observation (actuellement nommé Centre national d’évaluation) de Fresnes, afin d’expertiser leur « dangerosité ». Créée pour mesurer la potentialité de récidive chez les condamnés pour crimes sexuels, ce sont des prisonniers politiques, Georges Abdallah et les militants d’Action directe, qui ont inauguré cette nouvelle loi.
– Et cette loi lui fut attribuée rétroactivement en 2007, lors de sa septième demande de libération, bien que la rétroactivité de la loi ait été censurée par le Conseil constitutionnel.
– Cette demande justement a subi un déroulement rocambolesque de cinq reports, d’un passage à Fresnes pour être au final refusée au bout de deux ans et trois mois ! La CPMS ayant mis elle 25 semaines pour émettre un avis (obligatoire)… Ce délai anormalement long illustre parfaitement le traitement judiciaire spécifique qu’a subi Georges Abdallah.
– En décembre de la même année, Georges Abdallah comparaît au tribunal, pour refus d’un prélèvement d’ADN (que la DST, la CIA et le Mossad ont déjà). Déjà condamné à perpétuité, il écope de trois mois de prison.
– Puis en 2013, la décision de ne pas le libérer en l’absence d’un arrêté d’expulsion.
– On réalise que tout au long de ces 36 années de détention, les services secrets français, américains et israéliens, ainsi que leurs gouvernements respectifs n’ont cessé d’œuvrer avec acharnement pour maintenir Georges Abdallah en prison !
Le soutien à Georges s’est considérablement étendu tant en France qu’au niveau international ces dernières années, et la France ne cède pas, alors que faire ?
Suzanne Le Manceau. Oui, le soutien s’est étendu nationalement et internationalement. Le fait de le séquestrer dans les prisons françaises depuis 36 ans a fait de Georges Abdallah un symbole de la résistance à l’impérialisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les résistants étaient qualifiés de terroristes. Souvenons-nous de l’Affiche rouge. Les FARL (Fractions armées révolutionnaires libanaises, groupe marxiste pro-palestinien) dont Georges était membre, défendaient leur pays occupé par les troupes sionistes. Ils ont exporté leur combat en Occident, complice et responsable de ce qui se passait chez eux. Leurs portraits a été placardé sur les murs de la ville. On les a accusé à tort d’être responsable des attentats sanglants qui ont eu lieu en 1986 à Paris. Même Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur à l’époque, a reconnu dans une interview télévisée qu’il n’avait pas d’autre coupable à se mettre sous la dent. Abdallah faisait alors l’affaire…
Parmi les soutiens à sa libération, nous avons étonnamment Yves Bonnet, ancien patron de la DST à l’époque de l’arrestation de Georges Abdallah. Il trouve « anormal et scandaleux de maintenir Georges Ibrahim Abdallah en prison ». Il considère
« qu’il avait le droit de revendiquer les actes commis par les FARL, comme des actes de résistance ». « Lui est plus mal traité qu’un serial killer alors qu’il a commis des actes politiques. »
Et de rappeler la libération de Maurice Papon et celui de l’assassin de Chapour Baktiar…
La manifestation à Lannemezan est devenue au fil du temps une échéance incontournable du soutien à Georges. Pourquoi ?
Suzanne Le Manceau. Georges Abdallah va entamer, le 24 octobre 2020, une 37e année de prison, malgré l’intense mobilisation de ses soutiens toujours plus nombreux, malgré tous les témoignages en sa faveur, malgré le travail acharné des comités de soutien. Alors que faire ? La réponse est contenue dans une déclaration de Georges Abdallah lui-même :
« Il faut que le rapport de forces réellement existant puisse faire comprendre aux représentants de l’impérialisme français que mon incarcération commence à peser réellement plus lourd que les possibles menaces inhérentes à ma libération. »
Ainsi donc, nous continuerons ensemble à peser sur ce rapport de forces ici en France, au Liban, en Palestine et ailleurs de par le monde, de toutes nos forces militantes, et de toutes les façons possibles.
Cette année sera la dixième manifestation devant la prison de Lannemezan. Elle se densifie chaque année un peu plus jusqu’à être un indispensable rendez-vous national. Il est important de témoigner physiquement et en masse notre solidarité à Georges mais aussi aux autres prisonnierEs. Certains prisonniers politiques basques ici sont malades et/ou en attente de la énième décision judiciaire les concernant. L’aménagement des peines ainsi que la suspension de peine pour raison médicale leur sont systématiquement refusés. Nos cris de libération résonnent entre leurs murs et les réconfortent un tant soit peu.
C’est l’occasion de dénoncer haut et fort l’acharnement du gouvernement français à maintenir enfermé entre ces murs ce combattant de la cause palestinienne.
C’est l’occasion de réaffirmer haut et fort notre soutien inconditionnel à ce camarade, toujours debout dans ce combat de toute une vie aux côtés des peuples en lutte partout dans le monde.
C’est l’occasion aussi de montrer chaque année par nos slogans, nos pancartes, nos banderoles, nos déclarations, toute notre solidarité, dans la diversité de notre engagement, aux portes mêmes de la prison.
C’est l’occasion de démontrer à ses geôliers que nous ne désarmerons pas. Nous ne lâcherons rien, jusqu’à sa libération !
Propos recueillis par Alain Pojolat et publiés sur L’Anticaptialiste