L’arc narratif de l’histoire de Salma Al-Madi est la Palestine et non Israël

Ce n’est pas Israël, mais la Palestine qui est le foyer de ma défunte tante Salma (qui s’écrit également Selma, « corps et âme », en arabe, ou « le moi véritable », comme le disait Walt Whitman).

Rima Najjar, 18 octobre 2020

À droite : ma défunte tante Salma al Madi (1926–2020) d'Ijzim, Haïfa. À gauche : photo de couverture (Golda Meir, née Golda Mabovitch) sur la page Facebook du « Musée des femmes israéliennes ». (Photo : Rima Najjar)

À droite : ma défunte tante Salma al Madi (1926–2020) d’Ijzim, Haïfa. À gauche : photo de couverture (Golda Meir, née Golda Mabovitch) sur la page Facebook du « Musée des femmes israéliennes ». (Photo : Rima Najjar)

Et cela a donc été un choc pour moi d’apprendre qu’une page Facebook intitulée « Le musée des femmes israéliennes » partageait un avis de son décès à Haïfa, à l’âge de 94 ans, avis que ma sœur, l’écrivaine et éditrice Taghreed Najjar, avait posté avec une brève notice à son propos.

Salma al-Madi à l'âge de 22 ans. (Photo : Rima Najjar)

Salma al-Madi à l’âge de 22 ans. (Photo : Rima Najjar)

En 1948, l’année de la Nakba palestinienne, ma défunte tante Salma, fille de la famille al-Madi, d’Ijzim, Haïfa, était une jeune mariée de 22 ans en voyage en Égypte avec son mari. Je suis finalement parvenue à rencontrer ma tante pour la première fois de ma vie dans les années 1970, une rencontre rendue possible par la monstrueuse occupation de la Cisjordanie par Israël (avant 1967, les Palestiniens en exil en Jordanie ne pouvaient obtenir de permis d’entrée en Palestine). En voyant à quel point j’étais ébranlée de constater l’hébraïsation de la Palestine autout de moi à Haïfa, elle m’avait expliqué comment, d’abord, les Palestiniens avaient dû se défaire des livres en langue turque au profit de livres en anglais, puis, cette fois, en hébreu. Mais ils avaient gardé leurs livres en arabe à portée de main – sous le pouvoir martial (de 1948 à 1966) et dans des écoles séparées, sous le régime de l’inégalité.

Au contraire de l’hébreu, l’arabe n’a jamais été une langue parlée morte. Il est parlé aujourd’hui sous forme de nombreux dialectes dans tout le Moyen-Orient, et l’un de ces dialectes est l’authentique dialecte palestinien du peuple autochtone (fellahi), qui est le sel même de la terre palestinienne, indélébile dans nos consciences où que nous puissions être.

Ma défunte tante Salma al-Madi s’est acclimatée à la douloureuse réalité d’Israël et elle a même souscrit partiellement à l’endoctrinement social des ashkénazes (les juifs colonisateurs venus d’Europe) qui, autour d’elle, affirmaient la supériorité de leur culture sur la sienne, comme tant d’autres l’ont d’ailleurs fait. Mais elle n’appartient en aucun cas à quelque musée des « femmes israéliennes » que ce soit.

Salma al-Madi à l'âge de 22 ans. (Photo : Rima Najjar)

Salma al-Madi à l’âge de 22 ans. (Photo : Rima Najjar)

L’incroyable résilience de Salma, c’est une Palestine pure, non adultérée, une résilience qui leur a permis, à elle et au reste de ma famille à Haïfa, de surmonter et d’endurer non seulement l’énorme catastrophe de 1948 que nous appelons la Nakba de l’État juif, mais encore de nombreuses épreuves personnelles.

Alors qu’elle était en voyage en Égypte à l’âge de 22 ans, la vie asséna simulaténement à la jeune mariée qu’était Salma deux coups énormes – l’instauration par la violence, dans sa patrie même, d’un État qui se donna le nom d’Israël, et l’assassinat de son mari juste après qu’elle avait découvert qu’elle était enceinte de son seul fils, mon défunt cousin Rabi’ al-Abiad, à qui la vie voulut qu’elle survive aussi une vingtaine d’années.

Salma al-Madi en compagnie de sa fille Raya Eleyan. (Photo : Rima Najjar)

Salma al-Madi en compagnie de sa fille Raya Eleyan. (Photo : Rima Najjar)

Restée seule en Égypte, dans l’impossibilité de communiquer avec ses parents à Haïfa, elle parvint à s’en sortir et trouva un peu plus tard un emploi en Arabie saoudite, avec son jeune fils sur les bras, comme préceptrice d’un membre de la famille royale. Après son rapatriement dans sa patrie usurpée, elle se remaria, puis divorça, puis devint le rocher auquel se cramponna sa famille. Elle assista à l’enfer enduré par son père en tant que juge à Haïfa, après qu’il eut tout perdu, elle dut encore digérer le suicide d’un frère et la mort, très jeune, en exil, d’une sœur qu’elle aimait particulièrement (ma mère) et, tout au long de ces épreuves, elle fut professeure au Collège orthodoxe arabe, où elle enseigna à plusieurs générations de Palestiniens qui, aujourd’hui, pleurent son décès.

Salma al-Madi devant ses élèves au Collège orthodoxe arabe de Haïfa. (Photo : Rima Najjar) (Texte photo : À l'occasion de sa quarantième réunion de classe, le Collège orthodoxe arabe – diplômés de 1969 – offre cette récompense à Madame Salma Almadi en guise d'appréciation de l'excellence de son enseignement. Fait à Haïfa, le 4 juillet 2009)

Salma al-Madi devant ses élèves au Collège orthodoxe arabe de Haïfa. (Photo : Rima Najjar) (Texte photo : À l’occasion de sa quarantième réunion de classe, le Collège orthodoxe arabe – diplômés de 1969 – offre cette récompense à Madame Salma Almadi en guise d’appréciation de l’excellence de son enseignement. Fait à Haïfa, le 4 juillet 2009)

Bien qu’elle ait pu vivre la meilleure partie de sa vie dans une entité appelé Israël, l’histoire de Salma, de ce qu’elle fut et de ce qu’elle est, de l’arc narratif de son existence, n’est autre que l’histoire de la Palestine.

Ci-dessous de trouve une photo de la petite Salma avec ses parents dans les années 1930 (c’est-à-dire avant la Nakba), les al-Madi d’Ijzim, Haïfa – son père Mahmoud et sa mère Aisheh, de la famille Dalal, d’Acre. Salma est debout devant son père et derrière ma mère, assise.

Portrait de la famille de mon grand-père Mahmoud al-Madi, à Haïfa, dans les années 1930 (avant la Nakba). (Photo : Rima Najjar)

Portrait de la famille de mon grand-père Mahmoud al-Madi, à Haïfa, dans les années 1930 (avant la Nakba). (Photo : Rima Najjar)

Et voici son père Mahmoud al-Madi et mon oncle Maher, vers 1950 (c’est-à-dire après la Nakba), qui tient devant lui un écriteau avec le nom de leur village, Ijzim (district de Haïfa).

Mon grand-père Mahmoud al-Madi, d'Ijzim, Haïfa et mon oncle, après la Nakba (vers 1950). (Photo : Rima Najjar)

Mon grand-père Mahmoud al-Madi, d’Ijzim, Haïfa et mon oncle, après la Nakba (vers 1950). (Photo : Rima Najjar)

Ce qui suit est l’histoire d’Ijzim, tirée du livre Sacred Landscape: The Buried History of the Holy Land Since 1948 (Un paysage sacré : l’histoire ensevelie de la terre sainte depuis 1948) (de Meron Benvenisti) :

Ijzim poursuivait sa longue tradition de lutte armée contre la colonisation de la communauté juive et celle du gouvernement mandataire britannique. Un membre éminent de la famille la plus en vue du village – le très influent clan al-Madi – faisait partie des principaux activistes du mouvement nationaliste palestinien et plusieurs villageois avaient été commandants de la guérilla lors de la révolte arabe.

Avec la conquête d’Ijzim (et des villages voisins de Jab’a et Ein Ghazal), la majorité des villageois furent chassés ou durent d’enfuir. La plupart se rendirent dans la zone de Jénine, traversant les lignes de l’armistice, alors que d’autres trouvèrent refuge dans le village druze tout proche de Daliyat al-Carmel. Plusieurs douzaines de personnes, toutefois, furent autorisées à rester dans leurs maisons, du fait qu’elles avaient des connexions avec des juifs influents, particulièrement à Haïfa. Elles continuèrent à travailler leur terre fertile et à envoyer leurs produits agricoles à Haïfa, puis furent enregistrées dans le premier recensement israélien avant de recevoir des cartes d’identité israéliennes. En décembre 1948, une contestation éclata entre les protecteurs juifs des résidents d’Ijzim et le commandant du district de Haïfa, à propos du maintien de la présence des villageois sur place. La dispute culmina par la décision que les villageois resteraient et que ceux qui avaient élu refuge à Daliyat al-Carmel seraient eux aussi autorisés à revenir chez eux. Cependant, plus tard, le commandant de district revint sur sa décision et ordonna l’expulsion des villageois qui, par la suite, trouvèrent refuge au village proche de Furaydis.

Il ne fait aucun doute que l’une des considérations qui aboutirent à l’expulsion fut l’intérêt témoigné par les fonctionnaires de l’agence d’implantation à la transformation d’Ijzim en un moshav d’immigrants [juifs]. Et, en effet, durant l’été 1949, quelques mois à peine après l’expulsion des villageois, un moshav dont les membres étaient des immigrants venus de Tchécoslovaquie et de Roumanie fut instauré à Ijzim. Au contraire de nombreux villages abandonnés – où une implantation juive permanente fut mise sur pied à côté même des maisons du village arabe, qui fut démoli – les maisons de ce village prospère furent estimées dignes de se muer en habitations permanentes. La luxuieuse madafeh du dix-septième siècle appartenant à la famille al-Madi devint d’abord un musée, puis l’habitation d’une famille, l’école se mua en synagogue et le cimetière à l’arrière en un parc public.

La maison photographiée ici, à Ijzim, était la madafeh (maison d'accueil) de la famille al-Madi. Ses résidents actuels affirment que c'était « château de croisé ». (Image provenant du livre susmentionné : Sacred Landscape: The Buried History of the Holy Land Since 1948).

La maison photographiée ici, à Ijzim, était la madafeh (maison d’accueil) de la famille al-Madi. Ses résidents actuels affirment que c’était « château de croisé ». (Image provenant du livre susmentionné : Sacred Landscape: The Buried History of the Holy Land Since 1948).

La maison photographiée ici, à Ijzim, était la madafeh (maison d’accueil) de la famille al-Madi. Ses résidents actuels affirment que c’était « château de croisé ». (Image provenant du livre susmentionné : Sacred Landscape: The Buried History of the Holy Land Since 1948).

Voir également :

Les ruines de la mosquée d'Ijzim (Photo : Rima Najjar)

Les ruines de la vaste et magnifique mosquée d’Ijzim, construite au dix-neuvième siècle (Photo : Rima Najjar)

 

L'école des garçons d'Ijzim devenue aujourd'hui une synagogue. (Photos : Rima Najjar)

L’école des garçons d’Ijzim devenue aujourd’hui une synagogue. (Photos : Rima Najjar)


Publié le 18 octobre 2020 sur medium.com
Traduction : Jean-Marie Flémal

Rima Najjar

Rima Najjar

Rima Najjar est une Palestinienne dont la famille paternelle provient du village – dépeuplé de force – de Lifta dans la périphérie ouest de Jérusalem et dont la famille maternelle est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et professeure retraitée de littérature anglaise à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.

 

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