Amer Snobar, un ado de 17 ans, battu à mort par des militaires israéliens
Israël prétend que l’ado palestinien est tombé et est mort en s’enfuyant devant les militaires. Mais un témoin parle d’une violence horrible. L’ami d’Amer Snobar dit que l’adolescent a été battu à mort à coups de bâton par les agents. L’armée nie l’avoir tué.
Gideon Levy et Alex Levac, 13 novembre 2020
Amer Snobar, un ado de 17 ans venant d’une infortunée famille du village de Yatma, en Cisjordanie, a été tué un samedi soir après minuit, voici trois semaines. L’incident a eu lieu en face de l’entrée de l’hôpital Hugo Chavez de la ville de Turmus Ayya, au nord de Ramallah. Snobar était allé aider un ami dont la voiture était tombée en panne. L’ami, Sahar Najar, 17 ans lui aussi, déclare que six agents de la police israélienne sont sortis d’un fourgon blanc, se sont rués sur Amer et l’ont battu à coups de baton jusqu’à ce qu’il tombe sur le sol et qu’il meure.
Cette semaine, Najar nous a accompagnés jusqu’au site de la mort de son ami et il a reconstitué les événements. Le fourgon de police les avait suivis pendant qu’ils poussaient la voiture en panne (à l’aide d’un autre véhicule) près de l’entrée de Turmus Ayya. Najar, méfiant du moindre contact avec les Israéliens, avait pu s’échapper et se cacher derrière un bâtiment tout proche. Le fourgon, cependant, avait coincé Snobar et six agents – Najar pense qu’ils faisaient partie de l’unité de police antiémeute Yasam – en étaient sortis et s’étaient mis à le battre à coups de bâton. Le tabassage s’était poursuivi pendant environ dix minutes. Durant les cinq premières minutes, Najar avait entendu les cris de son ami, après quoi ils avaient diminué puis cessé.
Le lendemain, les Forces de défense israéliennes (FDI) (*) avaient déclaré que c’étaient leurs forces qui avaient poursuivi Snobar, mais qu’il avait apparemment trébuché ou perdu conscience et heurté le sol de la tête, et que c’était ce qui avait causé sa mort.
Sur les lieux où Snobar a été tué, sur les accotements de la route intérieure près de l’entrée de Turmus Ayya, il n’y a pas d’endroit où l’on pourrait tomber et se tuer d’un choc à la tête, comme le prétend l’armée. Les FDI ont également déclaré que les soldats avaient appelé une ambulance et qu’ils s’étaient occupés de Snobar en attendant qu’elle arrive. Snobar est mort dans une ambulance palestinienne, sur le chemin de l’hôpital gouvernemental de Ramallah (l’hôpital Chavez ne reçoit actuellement que des patients du coronavirus). Des personnes qui ont vu le corps ont raconté qu’il y avait des contusions à la tête et à la poitrine et que l’adolescent était couvert de sang.
Qui l’a tué ? Ou, peut-être, qu’est-ce qui l’a tué ? Et pourquoi ?
La famille de la jeune victime vit dans une maison à l’écart, au cœur d’une oliveraie située aux abords de Yatma – au nord de Turmus Ayya – et à laquelle on accède en empruntant un chemin de terre truffé de nids de poule. La maison est la quintessence même de la pauvreté ; des mouches bourdonnent dans un living-room absolument dénué de tout luxe.
Le père endeuillé, Abd al-Rahim, un carreleur de 54 ans à qui le permis de travail en Israël a été retiré dès que son fils a été tué – ce qui constitue la procédure habituelle du service de sécurité du Shin Bet avec les familles palestiniennes endeuillées – et qui est resté effondré suite à ces deux événements, est assis dans son living. Son visage reflète la douleur et le désespoir. Il n’y a pas une seule photo de son fils mort, dans la pièce. Seule une affiche à l’extérieur indique qu’il s’agit d’une maison en deuil.
Amer était l’aîné des enfants – Abd al-Rahim et sa femme, Mohadiya, ont un autre fils et quatre filles. Amer n’est allé à l’école que jusqu’en 8e année, après quoi il s’est mis à aider son père à subvenir aux besoins de la famille en ramassant des mitrailles et en les vendant. Que rêvait-il de devenir, une fois adulte ? « Dans ce pays, il n’y a pas de rêves », intervient l’oncle d’Amer, Mahdi Snobar.
Le samedi soir 24 octobre, Amer avait dit à son père que son ami Sahar l’avait appelé pour dire qu’il avait besoin de son aide, parce que sa voiture était en panne. Il était déjà tard, la voiture n’était pas la propriété légale de Sahar et Abd al-Rahim avait dit à son fils de ne pas y aller. Mais Amer avait attendu que son père s’assoupisse et il était sorti. Il conduisait la deuxième voiture de Sahar, qui était tout aussi illégale.
Abd al-Rahim s’était éveillé vers minuit et Mohadiya lui avait dit qu’Amer était sorti peu avant. Il avait appelé son fils, mais il n’avait pas eu de réponse, de sorte qu’il avait appelé Sahar, lequel lui avait dit : « Les soldats ont arrêté Amer. Je suis parvenu à m’en aller. » Sahar avait ajouté qu’Abd al-Rahim devait se rendre en vitesse à Turmus Ayya, à quelques minutes en voiture de Yatma, afin d’essayer de faire libérer Amer. Avec ses deux voisins, Abd al-Rahim s’était précipité vers Turmus Ayya mais, à ce moment, d’importantes forces armées étaient déjà sur les lieux, brandissant leurs armes, et elles avaient refusé de le laisser approcher.
Après un quart d’heure environ, une ambulance palestinienne était arrivée. Le conducteur avait dit à Abd al-Rahim de le suivre jusqu’à l’hôpital gouvernemental de Ramallah. Le travailleur médical avait déclaré qu’Amer était dans un état grave, mais qu’il ne permettrait pas au père de le voir à l’intérieur de l’ambulance. À l’hôpital, il avait attendu 15 minutes environ avant qu’un médecin ne lui transmette la triste nouvelle. Son fils était mort. Il avait vu le corps, dont la partie supérieure était couverte de sang.
« Ç’a été un lynchage », nous a dit l’oncle, Mahdi.
Le lendemain, le chef de la section des médias en arabe de l’unité du porte-parole des FDI, Avichay Adraee, avait publié le post suivant sur sa page Facebook en arabe :
« Ne croyez pas ce mensonge palestinien ! La vérité sur ce qui s’est passé à Turmus Ayya ! Pendant la nuit, les forces de sécurité opérant dans la région de Binyamin ont reçu un rapport d’un véhicule israélien contre lequel des pierres avaient été jetées près de Turmus Ayya. En réponse, l’armée est arrivée sur place et s’est lancée dans des recherches pour localiser les auteurs. Quand les forces sont entrées dans le village, deux suspects se sont enfuis. »
« Pendant leur fuite, l’un d’eux est tombé et a perdu connaissance après avoir heurté le sol de la tête. Contrairement à ce que prétendent les rapports palestiniens, le jeune homme n’a jamais été battu et l’armée ne l’a pas approché avant qu’il ne tombe sur le sol mais, au contraire, elle a tenté de l’aider avec des soins médicaux, en tentant de le réanimer et en lui apportant les premiers soins. »
Adraee avait posté une photographie montrant l’adolescent blessé gisant au sol et soigné par les soldats israéliens.
Selon Defense for Children International, une autopsie du corps d’Amer Snobar a été effectuée à l’Hôpital universitaire national An-Najah de Naplouse. Les résultats n’ont pas encore été publiés officiellement, mais l’ONG rapporte que l’autopsie a conclu qu’il était mort d’étouffement. Elle a également identifié d’importantes contusions et blessures dans la poitrine et à l’estomac, a ajouté l’organisation.
Dans ce cas, que s’est-il donc passé cette nuit, à l’entrée de Turmus Ayya ? Seul Mustafa, le père de Sahar Najar, était chez lui – dans un autre logement tout aussi pauvre à Yatma – quand nous lui avons rendu visite. Il est en chaise roulante depuis neuf ans, après qu’un rocher lui est tombé dessus, lui écrasant le dos, alors qu’il gardait des moutons.
Son fils n’est plus rentré chez lui depuis le soir où son ami a été tué, nous dit-on. Sahar a été profondément traumatisé, déclare Mustafa, et il a également peur de venir au village à cause des regards accusateurs que lui adresse la famille endeuillée de son ami d’enfance. La famille Snobar blâme Sahar d’avoir appelé Amer et de l’avoir fait sortir de chez lui tard dans la soirée et peut-être aussi de ce qu’il est parvenu à s’enfuir dans le même temps que son ami se faisait tuer.
Dans l’intervalle, Sahar s’est réfugié dans la maison de sa sœur à Mughayyir, un village proche de Turmus Ayya. Au moment des funérailles d’Amer, il était interrogé par la police palestinienne et il ne s’était pas rendu à la tente de deuil des Snobar, par crainte des réactions de la famille. Lui et Amer étaient déjà amis avant même d’aller à école.
Nous avons rencontré Sahar à l’entrée de l’hôpital Hugo Chavez, près de l’endroit où les événements ont eu lieu. L’hôpital, avec son extérieur élégant et moderne, est un don de feu le président du Venezuela et était destiné à devenir un centre d’ophtalmologie mais, pour l’instant, l’Autorité palestinienne s’en sert pour soigner les patients du coronavirus. (On a toutefois pu voir cette semaine des gens sans masque facial déambuler à l’intérieur de l’hôpital.)
Sahar Najar arrive dans un sweatshirt élimé ; il a l’air effrayé et étourdi. Il parle avec douceur, en mesurant ses mots, il a les yeux rougis, probablement en raison d’un manque de sommeil. Nous allons nous placer exactement à l’endroit où son ami est tombé après avoir été roué de coups – d’après son compte rendu. Quelques tuyaux en acier provenant d’un atelier tout proche pendent de la clôture au bord de la route où tout s’est déroulé. L’entrée de l’hôpîtal se trouve juste à l’opposé, de l’autre côté de la route.
Najar raconte qu’il est parti de chez lui dans sa vieille Peugeot 205, une mashtuba – un véhicule qui a été rayé des enregistrements officiels et qui n’a plus ni numéro d’immatriculation ni assurance et qui n’est donc plus autorisé sur la route – vers 8 heures du soir, dans l’intention d’aller chez sa sœur. Lui aussi, à l’instar de son ami décédé, ramasse et vend des mitrailles. À l’entrée de Turmus Ayya, la voiture a calé net et il a été incapable de la faire redémarrer. Il a appelé Amer et lui a demandé de venir dans son autre mashtuba, une Hyundai. Amer a mis du temps avant d’arriver et, dans l’intervalle, Najar l’a attendu chez sa sœur. La voiture en panne était arrêtée à la jonction de Turmus Ayya, sur l’autoroute 60, et les amis ont décidé de la pousser en direection du village et d’essayer de la faire démarrer une fois arrivés.
Ils ont utilisé la Hyundai pour pousser la Peugeot. Quand ils sont arrivés au rond-point routier à l’entrée du village, ils ont vu passer une jeep de l’armée. Puis le fourgon de la police est apparu. Comme Najar s’encourait pour aller se cacher derrière un bâtiment tout proche, le fourgon a dépassé Amer et ses occupants sont descendus et se sont mis à le frapper. Najar explique qu’il a risqué un œil de derrière le mur où il se tenait caché et qu’il a vu les policiers (ou, apparemment, des soldats) lui cogner dessus à coups de bâton jusqu’au moment où il s’est écroulé. Il a entendu Amer crier « Laissez-moi ! Laissez-moi ! » jusqu’au moment où il est resté silencieux.
L’Unité du porte-parole des FDI a déclaré le lendemain de l’incident que des militaires étaient arrivés sur les lieux suite à un rapport faisant état de jets de pierres et de deux suspects qu’on avait vus s’enfuir : « Apparemment, durant leur fuite, l’un des suspects a perdu connaissance, s’est écroulé et a heurté le sol de la tête. Il n’a en aucun cas été frappé par les FDI. Les soldats présents sur les lieux ainsi que les services médicaux militaires ont donné les premiers soins à l’individu blessé. Après de longs efforts de réanimation, le suspect a été déclaré mort. Les troupes ne sont pas entrées en contact avec le suspect avant qu’il ne tombe et elles ne lui ont pas tiré dessus. »
Cette semaine, l’Unité du porte-parole des FDI (*) a sorti une déclaration plus détaillée :
« Durant la nuit du 25 octobre, un rapport est arrivé disant que l’on avait lancé des pierres en direction d’un véhicule israélien à proximité du village de Turmus Ayya, dans la zone de la Brigade territoriale Binyamin. Des combattants des FDI opérant dans la zone se sont hâtés vers les lieux et se sont mis à rechercher les suspects. Comme les militaires entraient dans la périphérie du village, deux suspects se sont enfuis à pied. Apparemment, durant leur fuite, l’un des suspects a perdu connaissance, s’est écroulé et a heurté le sol de la tête. Les hommes sur place et le personnel médical militaire ont administré les premiers soins à l’individu blessé. Après de longs efforts de réanimation, le suspect a été déclaré mort. »
« Nous insistons pour dire qu’il n’a pas été frappé par les hommes des FDI ni par d’autres militaires à aucun moment et que le premier contact des militaires avec lui a eu lieu au moment des soins médicaux qui lui ont été donnés. »
La porte-parole de la police du district Shai (Samarie et Judée), Shlomit Bakshi, a déclaré qu’aucune force de police ne se trouvait à Turmus Ayya cette nuit-là.
(*) armée israélienne
Publié le 13 novembre 2020 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
Gideon Levy, est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du quotidien Haaretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.
Gideon Levy a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.
Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009