Iyad Sabbah, fils de Gaza, laisse son empreinte dans le monde entier
Sabbah est comme un oiseau qui est parvenu à s’échapper d’une grande cage. Malgré sa liberté, son cœur est resté en arrière, avec les autres oiseaux toujours en cage.
Israa Mohammed Jamal, 30 avril 2021
Au centre de la ville de Gaza se trouve la place de la Palestine, un lieu de rassemblement pour les familles qui font leurs courses, les couples qui flânent et les travailleurs qui font la pause de midi. Au centre de cette place, on peut voir le Phénix, un oiseau de bronze, gracieux et patiné, dont les ailes pointent vers le ciel comme s’il était sur le point de s’envoler.
Interrogez toute personne passant à proximité de la statue et elle pourra vous expliquer la signification de l’oiseau mythologique, pour les Palestiniens. La légende dit que le Phénix est ressuscité de ses cendres après avoir été entièrement consumé. Mais qui a créé cette statue, et quand ?
Ils ne sont guère nombreux, à Gaza, à se souvenir de cette époque, mais l’artiste s’appelle Iyad Ramadan Sabbah, il est l’un des fils les plus accomplis de l’enclave (et mon cousin, du côté de ma mère) et vit aujourd’hui en Belgique. Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier, entre autres, en France, en Italie, au Portugal, en Tchéquie, en Égypte, à Oman, en Tunisie, au Maroc, en Chine, en Turquie et en Corée du Sud. Mais les racines de Sabbah et son inspiration sont à Gaza, en Palestine.
La famille de Sabbah provient au départ du village de Bareer, une localité palestinienne au nord de Gaza, détruite en 1948 au cours de la Nakba (terme arabe pour « catastrophe », le bouleversement de masse au cours duquel les habitants palestiniens se sont mués en réfugiés, au lendemain de la création d’Israël). Plus tard, ses parents se sont recasés en Arabie saoudite afin d’y trouver du travail, et c’est là que Sabbah est venu au monde en 1973.
Après le décès de sa mère dans un incendie et celui de son père suite à une crise cardiaque, Iyad est allé vivre à Gaza. C’était en 1982, il avait tout juste neuf ans. Quelques années plus tard, alors qu’il était en sixième année dans une école des Nations unies, il découvrait sa passion.
« Mon prof de math était Ibraheem Alssawalhi. Je me souviens encore de son nom. Il enseignait également l’art et il nous montrait toute une variété de peintures très colorées. Toutes ces teintes différentes m’ont donné envie de m’y essayer à mon tour »,
m’a expliqué Sabbah sur Messenger, depuis son domicile.
« Un jour, il nous a demandé de reproduire le marché local, et je l’ai fait. Il a aimé ce que j’avais fait et il l’a montré à tous les autres étudiants de l’école. C’est ça qui m’a motivé. »
Dans ses classes artistiques, il enseignait la façon de réaliser de simples sculptures en bois. Sabbah a alors rallié un club artistique pour ensuite devenir président du groupe. Après cela, il est allé décrocher un diplôme de bachelier en beaux-arts en Libye, où l’enseignement supérieur était gratuit, à l’époque. Conformément au protocole de Casablanca, signé en 1965, la Libye est devenue l’un des rares pays permettant aux Palestiniens de voyager et d’accéder à l’emploi et aux avantages de l’éducation au même titre que les citoyens libyens.
Sabbah est rentré à Gaza en 1998, pour y enseigner l’art à l’Université Al-Aqsa. Cette période a coïncidé avec la signature des accords d’Oslo, qui ont déclenché une vague d’optimisme et débouché sur la mise en place d’un nouveau gouvernement, l’Autorité palestinienne. Les premiers dirigeants allaient se concentrer sur la création d’institutions, tels hôpitaux et écoles. C’est dans ce contexte que, en 2000, la municipalité de Gaza organisa un concours en vue de conférer un nouveau visage à la ville. Parmi les 22 soumissions de dessins, ce fut celle de Sabbah qui l’emporta.
« Le Phénix a été ma première œuvre officielle à Gaza et elle m’a introduit parmi le peuple »,
rappelle Sabbah.
« Ce fut la première de ce genre – réalisée en fibre de verre, et non à partir d’un moulage de béton comme c’était la norme à l’époque. »
Sabbah a poursuivi par la création de nombreuses autres œuvres d’art public afin d’inspirer et d’instiller de la fierté au sein de la génération suivante des Palestiniens. Dans la ville de Gaza aussi, il a réalisé le Soldat inconnu, la fontaine de la Sirène ainsi que la statue d’un cheval qui allait devenir la marque de fabrique du Complexe italien. Dans la ville de Khan Younis, dans le sud, on peut voir une de ses œuvres de commande, la statue du Retour et, non loin de là, à Rafah, la statue du Martyr.
Aujourd’hui, toutes ses créations sauf trois sont parties – détruites au cours des trois guerres successives contre Israël entre 2008 et 2014, ou démantelées parce que considérées comme des marques d’« idolâtrie blasphématoire » par le gouvernement du Hamas après sa prise de pouvoir en 2006.
Les statues qui restent sont le Phénix, la statue du Retour et une sculpture pour les enfants handicapés de Gaza, appelée Lakfee Aldonya Makan (« Vous avez une place dans la vie », en arabe).
« Le fait de voir mes créations détruites m’a rempli de frustration et de douleur – surtout quand cela venait de mon propre gouvernement »,
déplore-t-il.
Néanmoins, Sabbah n’a jamais cessé de créer et de donner à son peuple. Quand Israël lança sa guerre contre Gaza en 2014, le fils d’un de ses proches amis fut tué.
« Je suis allé à l’hôpital avec mon ami afin de retrouver son fils, qui avait guidé des journalistes dans le quartier de Shuja’iyya. L’hôpital débordait de blessés et de morts »,
rappelle-t-il en décrivant cette fameuse journée de juillet au cours de laquelle au moins 55 civils avaient été tués en 24 heures.
« Nous avons découvert le corps du fils de mon ami parmi les morts. »
En souvenir du jeune homme, Sabbah créa Tahalok, ce qui signifie « éreinté » en arabe. Dans l’exposition, sept personnages en argile s’éloignent de Shuja’iyya en direction de la plage, des hommes et des femmes, des adultes et des enfants qui ont l’air épuisé et sont entachés de rouge. Dans l’intervalle, l’un des personnages a été transféré en Cisjordanie et on peut le voir au musée Banksy, près du Walled-Off Hotel, à Bethléem. Les autres personnages sont entreposés dans la maison de Sabbah, à Gaza, qui est actuellement occupée par des membres de sa famille.
« La guerre et la déportation sont à jamais des thèmes de la vie palestinienne »,
explique Sabbah.
Sabbah avait obtenu son diplôme de maîtrise au Caire en 2006 et, en 2015, il s’était rendu en Tunisie pour y terminer un doctorat qu’il avait débuté en ligne. Cet automne-là, après avoir été invité à présenter une exposition en Belgique, il avait décidé d’y demander asile et avait choisi de vivre dans ce pays.
« Mais Gaza, la Palestine et la cause palestinienne seront toujours le thème central de mon travail artistique »,
explique Sabbah. Il fait ce qu’il peut pour soutenir ceux qu’il a laissés derrière lui et qui luttent sous l’occupation.
« Les artistes de Gaza ont tant d’expérience et d’idées et ils ont l’énergie créatrice pour s’exprimer, mais le blocus est une barrière importante entre eux-mêmes et les expositions internationales. »
Les matières premières restreintes de Gaza constituent également un obstacle significatif, particulièrement pour les sculpteurs.
« Il est malaisé de trouver des fonderies assez grandes, des alliages de bronze et les matériaux spéciaux nécessaire pour le moulage »,
explique Sabbah. Il fait de son mieux pour aider les artistes de Gaza à développer et partager leur travail avec les gens de l’extérieur. Sabbah a lancé un canal YouTube afin d’expliquer comment il crée son art et il partage également des œuvres d’artistes gazaouis sur une page Facebook.
Sabbah est comme un oiseau qui est parvenu à s’échapper d’une grande cage. Malgré sa liberté, son cœur est resté en arrière, avec les autres oiseaux toujours en cage.
Publié le 1er mai 2021 sur We are not Numbers (après publication sur sur Mondoweiss)
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Israa Mohammed Jamal est diplômée en littérature anglaise et mère de cinq enfants de 2 à 11 ans, Israa vit à Rafah, une ville du sud de la bande de Gaza, et elle adore s’exprimer par le biais du langage. Elle écrit ceci : « Notre existence est remplie de nombreux problèmes étouffants, du fait que nos esprits et nos coeurs sont occupés. J’essaie par l’écriture de remplacer l’obscurité et les pensées pessimistes par la lumière et l’optimisme. We Are Not Numbers me donne la possibilité de m’envoler dans le ciel de mon ambition, bien que je sois palestinienne et que je vive en Palestine occupée. »