La Police israélienne bloque la voiture d’Ahmad et l’abat à bout portant

Après une nuit de sortie, Ahmad Abdou est monté dans sa voiture dans une localité près de Ramallah, où la Police des frontières lui a tendu une embuscade et l’a abattu et tué. Sa famille prétend que les policiers l’ont pris par erreur pour son oncle.

Ahmad Abdou

Gideon Levy et Alex Levac, 2 juin 2021

La dernière exécution sommaire de ce genre dans les territoires occupés ne remonte pas à très longtemps. Un assassinat de sang-froid – une exécution sans jugement, exactement à la façon d’une organisation criminelle. Mais l’organisation qui a effectué cette opération-ci opère toutefois au nom de l’État d’Israël : il s’agit de l’Unité spéciale antiterrorisme de la Police des frontières.

Les prises de vue des caméras de sécurité de la rue ne laissent planer aucun doute : Ahmad Abdou entre dans sa voiture garée, une MG bleue, dans un quartier résidentiel tranquille et aisé de la ville d’El-Bireh, limitrophe de Ramallah. Il est 4 h 37 du matin et la rue est déserte. Ahmad Abdou met sa voiture en route, allume ses phares. Brusquement, une VW Caddy grise apparaît. Trois agents en uniforme de la Yamam (Unité spéciale centralisée) en descendent et ouvrent le feu sur la voiture d’Abdou. Les lueurs des coups de feu sont visibles dans l’obscurité. Abdou essaie d’ouvrir la portière mais s’écroule, saignant à profusion. Les militaires l’extraient de la voiture, peut-être pour vérifier s’il est bien mort, le traînent sur quelques mètres vers le bas de la route, puis abandonnent le corps ensanglanté là où ils l’ont déposé et quittent rapidement les lieux.

L’affaire a eu lieu très tôt à l’aube du 25 mai, dans le quartier d’Umm al-Sharayet, à El-Bireh. Abdou, un jeune homme de 25 ans du camp de réfugiés tout proche d’Al-Amari, rentrait d’une sortie nocturne avec des amis. Ils l’avaient déposé près de sa voiture, qu’il avait garée derrière une cabane en tôle à l’extérieur de l’immeuble à appartements Al-Kiswani ; son oncle, Mohammed Abou Arab, vit là au sous-sol.

Une image de caméra montre la Police des frontières qui bloque la voiture d’Ahmad Abdou et qui lui tire dessus.

Abdou ne savait pas – et personne d’autre non plus – qu’il était recherché par Israël. Effectivement, après l’assassinat, les forces sécuritaires palestiniennes ont dit à la famille qu’elles n’avaient pas reçu de demande en vue de l’arrêter et de le livrer à Israël. Le fait est qu’il dormait à son domicile et qu’il ne faisait aucun effort de se cacher de qui que ce soit, disent ses proches, et d’ajouter qu’il n’avait jamais été arrêté ni interrogé sur quoi que ce soit par les autorités.

Abdou devait se marier fin mai avec Baraa al-Bau, du village d’Atara ; il avait consacré tout son temps à organiser le mariage et à terminer la construction de sa nouvelle maison de 90 mètres carrés dans le camp de réfugiés. Il avait passé la dernière soirée de sa vie avec Baraa, avant de sortir plus tard avec ses amis – on ignore où ils étaient allés. À Baraa, il avait promis une surprise avant le mariage, mais il n’avait rien dit de plus. La famille pense qu’il voulait dire qu’il allait s’arranger pour que la maison soit terminée une fois venu le jour du mariage.

Une semaine plus tôt, le 18 mai, une manifestation avait eu lieu à la jonction DCO (Bureau de coordination du district – NdT) à l’entrée nord de Ramallah. Ces jours-là, l’opération d’Israël contre le Hamas était en cours dans la bande de Gaza, la Cisjordanie était en effervescence par solidarité avec les Gazaouis en train de se faire bombarder et les hommes des Forces de défense israéliennes (FDI) avaient la gâchette encore plus facile qu’en temps ordinaire. L’armée prétend que quelqu’un, lors de la manifestation, avait tiré sur ses hommes. Apparemment, Abdou était l’un des suspects. Mais, après qu’il avait été tué par balles, son oncle, Abou Arab, avait été arrêté : on le soupçonnait d’être l’auteur des coups de feu.

Dans ce cas, les assassins de la Yamam se sont-ils trompés de victime ? Et pourquoi est-ce qu’il a fallu le tuer alors qu’il aurait pu être arrêté facilement ? L’oncle, de toute façon, se rendit aux autorités à la fin des trois jours de la période du deuil pour son neveu et, depuis, il est en détention et il a été interrogé ; sa femme a été arrêtée elle aussi, mais elle a été relâchée depuis. La famille est convaincue que les agents de la Yamam ont cru que c’était Abou Arab qu’ils avaient assassiné.

Des photos de la MG bleue montrent des impacts de balles dans le flanc gauche. Des photos du corps d’Abdou montrent qu’une balle lui est entrée dans l’épaule gauche et a apparemment été la cause du décès. Des voisins qui se sont précipités sur les lieux l’ont vu gisant au sol, du sang coulant entre ses lèvres, sans doute d’une blessure interne. Il avait les coudes couverts d’ecchymoses, apparemment après avoir été traîné sur la route. D’autres balles l’avaient touché à la jambe gauche.

Les témoignages des riverains, collectés immédiatement après la fusillade par Iyad Hadad, un enquêteur de terrain de l’organisation des droits humains B’Tselem, racontaient la même chose. Entendant des coups de feu dans la rue d’ordinaire tranquille, les voisins avaient regardé à l’extérieur et avaient vu les agents de la Yamam. Au moment où ils s’étaient enhardis à descendre de chez eux, les Israéliens étaient déjà partis. Un voisin s’est rappelé avoir entendu un faible appel au secours. Un autre avait entendu comme un gargouillis – puis ç’avait été le silence. Une voisine avait crié depuis sa fenêtre : « Ils l’ont tué ! Ils l’ont tué ! »

L’ambulance du Croissant-Rouge, arrivée à 4 h 45, après avoir été appelée par des riverains, avait acheminé en toute hâte Abdou vers un hôpital de Ramallah, où on avait annoncé son décès. Les résultats de l’autopsie n’ont toujours pas été communiqués à la famille.

Tamir Faro, le porte-parole de la Police des frontières, a transmis la déclaration suivante à Haaretz cette semaine :

« Les combattants de la Yamam opéraient en vue d’arrêter un collaborateur de la terreur. Les coups de feu ont été tirés selon les règles d’engagement. Tout en risquant leur vie, les combattants de la Yamam continueront à œuvrer pour la sécurité du public en compagnie des organisations sécuritaires et ce, avec détermination et professionnalisme. »

La voiture d’Ahmad Abdou, avec des impacts de balles. (Photo : Iyad Hadad / B’Tselem)

 À 7 h du matin, le même jour, le « capitaine Halabi », du service de sécurité du Shin Bet, avait appelé Ayman Abou Arab, un autre oncle du côté de la mère de Mohammed, et avait demandé que son frère Mohammed Abou Arab se présente immédiatement au centre d’interrogatoire d’Ofer. Ayman, qui porte un t-shirt Versace noir au moment où nous le rencontrons, est un activiste du Fatah. Il a été arrêté à 13 reprises et il a passé 14 ans et trois mois dans les prisons israéliennes. Il a 48 ans – Mohammed en a 43 – et travaille comme mécanicien de bulldozer. Père de cinq enfants, Ayman a deux épouses et il possède deux appartements, l’un à El-Bireh, l’autre à Al-Amari.

La dernière fois qu’Ayman avait vu son neveu Abdou – quatre jours avant qu’il ne soit assassiné –, celui-ci lui avait demandé de lui trouver plus de travail afin de l’aider à financer le mariage et la construction de sa maison. Adbou avait travaillé à la boulangerie d’El-Bireh, appartenant à la famille de sa fiancée ; avant cela, il avait travaillé comme ouvrier d’entretien à la municipalité d’El-Bireh. Le dernier soir de sa vie, il avait acheté du knafeh pour sa fiancée et la petite sœur de celle-ci.

Quand Ayman avait reçu l’appel de Halabi, il était toujours à l’hôpital de Ramallah, étourdi de chagrin, et il prenait des dispositions pour que le corps de son neveu soit transféré en vue de l’inhumation. Le capitaine Halabi lui avait dit qu’il était navré pour la mort de son neveu, explique Ayman. « Savez-vous pourquoi il a été tué ? », avait demandé l’homme du Shin Bet, avant de répondre à sa question. « Parce qu’il avait aidé son oncle, Mohammed. » L’officier avait demandé qu’Ayman lui amène Mohammed. Ayman lui avait dit que la famille était plongée dans son chagrin. Le capitaine Halabi avait sonné à nouveau à 17 h, en exigeant que Mohammed se présente immédiatement.

« Vous avez fait ce que vous avez fait et maintenant, vous voulez Mohammed ? », avait répondu Ayman.

« Nous sommes en deuil. Mohammed est mal en point mentalement. Donnez-nous trois jours pour faire notre deuil. Quand la période de deuil se terminera, il se rendra chez vous. »

Le Shin Bet avait continué d’appeler sans arrêt Ayman et, dans l’intervalle, Mohammed avait disparu. La famille craignait qu’il ne soit assassiné lui aussi, comme Abdou. Mohammed avait insisté pour ne pas se livrer avant la fin de la période de deuil.

« Vous avez tué mon neveu et, maintenant, vous voulez faire cesser la période de deuil et de remise des condoléances ? Je ne viendrai pas. »  

Halabi avait été rejoint par le « capitaine Sahar » et le « capitaine Khalil » pour lancer les appels téléphoniques. Hadad, de B’Tselem, a entendu l’une des tentatives de persuasion de Halabi. Il avait promis que l’interrogatoire serait bref.

Le samedi 29 mai au soir, à la fin de la période de deuil, les trois frères de Mohammed – Ayman, Karim et Amin – avaient accompagné leur frère recherché à la prison d’Ofer. Ils avaient appelé l’agent du Shin Bet pour lui faire savoir qu’ils étaient en route. Des effectifs en nombre les attendaient à l’extérieur. Mohammed avait été emmené pour un interrogatoire très long au centre d’interrogatoire du Shin Bet, à la Mission russe, dans la ville basse de Jérusalem.

Deux semaines plus tard, le Shin Bet avait appelé le frère de Mohammed, Amin, pour qu’il lui amène la femme de Mohammed, Nisrin, 28 ans. La famille est convaincue que cette demande de l’amener pour un interrogatoire avait pour but de mettre Mohammed sous pression. Elle avait été relâchée après sept heures, mais une dizaine de jours plus tard, on lui avait notifié de se présenter à nouveau pour un interrogatoire complémentaire. Cette fois, elle avait été détenue pendant cinq jours avant d’être relâchée. Son interrogatoire avait principalement tourné autour de sa participation à la manifestation au cours de laquelle des coups de feu avaient été tirés. Selon la famille, le fils de Mohammed avait avec lui une carabine jouet, lors de la manifestation, à laquelle ils avaient assisté par curiosité.  

Ayman explique qu’il est convaincu que les gens du Shin Bet avaient reçu de fausses informations. Il se demande pourquoi ils n’avaient pas demandé à la famille de leur livrer Abdou, comme ç’avait été le cas avec Mohammed, au lieu de l’éliminer de sang-froid et sans jugement au milieu de la nuit.

« Qui est responsable de l’assassinat ? Qui va dédommager la famille ? », demande Ayman – des questions superflues restées sans réponse et qui le resteront toujours.


Publié le 2 juillet 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Gideon Levy, est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du quotidien Haaretz. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.

Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009

 

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