Le documentaire « Not Just Your Picture », par Anne Paq et Dror Dayan
Au centre de Not Just Your Picture (Il n’y a pas que votre photo), un documentaire d’une heure réalisé par Anne Paq et Dror Dayan, il y a la disparition d’une famille de Gaza lors d’une frappe aérienne israélienne.
Maureen Clare Murphy, 29 juillet 2021
Anne Paq, photographe et vidéaste, contribue depuis très longtemps déjà à The Electronic Intifada. Quant à Dror Dayan, outre le fait qu’il est cinéaste, il est également un activiste de la solidarité avec la Palestine, et il vit à Berlin ou au Royaume-Uni.
Quelque 150 familles de Gaza ont perdu trois de leurs membres au moins au cours des attaques israéliennes de juillet et août 2014, pour un total de quelque 750 morts. Parmi ces personnes figuraient Ibrahim et Taghrid Kilani, leurs cinq enfants et quatre des frères et sœurs de Taghrid. Ils ont péri ensemble quand Israël a bombardé la tour résidentielle de Gaza où ils séjournaient, alors qu’Ibrahim pensait que l’endroit serait plus sûr que leur maison de Beit Lahiya, dans le nord de Gaza.
Not Just Your Picture a été produit en 2019, mais n’est présenté que maintenant dans les salles après que les restrictions dues à la COVID-19 l’an dernier ont forcé l’ajournement de nombre d’événements.
Depuis lors, Israël a perpétré de nouvelles horreurs contre les Palestiniens à Gaza. En mai dernier, quatorze familles palestiniennes ont perdu trois membres au moins lors d’attaques israéliennes contre leurs habitations à Gaza.
Dans leur documentaire, Anne Paq et Dror Dayan ne s’attardent pas sur le spectacle des frappes aériennes israéliennes. Leur film a pour sujet une famille, pas une guerre. Not Just Your Picture tourne autour d’Ibrahim, que la première scène nous montre en train de recevoir un toast de la part de son beau-père allemand, lors de son premier mariage. Le beau-père reconnaît les moments difficiles traversés par Ibrahim afin de réaliser son rêve de devenir ingénieur et de se construire une vie en Allemagne.
Des montages réalisés avec des vidéos de la famille permettent au spectateur de voir Ibrahim embrasser sa femme et jouer avec ses jeunes enfants en Allemagne. Il est davantage qu’une victime, il est quelqu’un qui a mené une vie singulière, irremplaçable.
Les spectateurs apprennent que la famille d’Ibrahim à Gaza s’est privée pour l’aider à concrétiser ses ambitions, comme le rappelle son frère dévoué Saleh, un fumeur invétéré. Après avoir passé 20 ans en Allemagne, Ibrahim est retourné à Gaza en 2002. Ses enfants Ramsis et Layla avaient respectivement 12 et 9 ans, à l’époque.
À Gaza, il s’est finalement remarié et a eu cinq enfants avec sa seconde épouse, Taghrid. Layla et Ramsis rappellent avec émotion la terrible journée où ils ont appris que leur père, Taghrid et leurs enfants avaient été tués. La perte inimaginable allait propulser leurs existences dans de nouvelles directions.
Des portes fermées
Not Just Your Picture nous montre Ramsis qui se déplace dans le but de rencontrer un responsable d’une organisation des droits de l’homme, dans sa quête de justice pour sa famille. Et l’homme lui dit qu’aucune démarche, en fait, n’a été entreprise dans cette affaire.
Le gouvernement d’Angela Merkel n’a pas reconnu officiellement ce qui est arrivé à cette famille, ce qui est particulièrement douloureux, pour Ramsis. Il tient compte du fait que réclamer justice via les voies légales prendrait des décennies et « monopoliserait fondamentalement toute sa vie ».
Pendant ce temps, Layla, politisée dans sa douleur, se sent forcée de former sa propre analyse de la situation d’injustice qui frappe la patrie de son père. Elle cherche à comprendre ce qui pourrait pousser quelqu’un à « faire feu sur un immeuble sans savoir qui se trouve à l’intérieur ».
Elle se rend en Cisjordanie, où elle est choquée par la discrimination flagrante exercée par Israël contre les Palestiniens sur place. Au cours d’une scène, un colon de la Vieille Ville de Hébron tente de chasser Layla et son groupe d’excursionnistes au moment où ils visitent les boutiques murées qui longent Shuhada Street. « C’est mon pays ! », hurle le colon à l’adresse du groupe avant de s’en prendre verbalement à deux soldats israéliens qui se tiennent à proximité et d’agiter son index dans leur direction.
Les cinéastes font voir aux spectateurs, pour ce qu’elles sont, les structures de pouvoir qui sont en jeu en Palestine, plutôt que d’expliquer l’histoire ou le contexte par le biais de commentaires ou d’interviews d’experts. En agissant de la sorte, ils font découvrir plutôt qu’ils ne racontent.
Le frère et la sœur, pendant ce temps, échangent des appels par vidéo avec leur oncle Saleh et leur famille élargie à Gaza. Un interprète traduit de l’anglais vers l’arabe, durant ces appels, qui sont brusquement coupés en raison de la crise chronique de l’électricité à Gaza – une conséquence du blocus sévère imposé par Israël au territoire.
Le blocus empêche aussi les proches de se retrouver ensemble dans la même pièce. Malgré la proximité géographique entre Gaza, où Saleh vit, et Ramallah, où Layla séjourne, les deux ne peuvent se rencontrer. Ceci, plus que toute autre chose, semble décontenancer Saleh. Layla rejette le blâme de la situation sur Israël, mais son oncle la corrige en disant : « Ce n’est pas la faute d’Israël, c’est la faute du monde entier ! » Et, en effet, c’est la faute des amis internationaux d’Israël, comme l’Allemagne, dont les dirigeants promettent leur soutien inconditionnel à l’État, quoi qu’il fasse aux Palestiniens qui vivent sous son occupation et sous la domination de l’apartheid.
Un silence scandaleux
C’est en raison de l’absence honteuse, choquante et scandaleuse de toute responsabilisation qu’en 2021, Israël peut massacrer plus de Palestiniens encore dans la sainteté en principe inviolable de leurs maisons. Le spectacle dramatique de la violence israélienne pourrait être le centre d’intérêt évident de la réalisation d’un film. Mais Anne Paq et Dror Dayan ont choisi en lieu et place de dépeindre la violence la plus insidieuse et invisible de la façon dont la politique israélienne fragmente les familles.
Ramsis et Layla n’ont jamais eu la possibilité de rendre visite à leur père après qu’il était retourné à Gaza, et encore moins de le voir en personne quand ils avaient respectivement 11 ans et 9 ans. Les jeunes enfants d’Ibrahim à Gaza n’avaient jamais rencontré leurs demi-frère et demi-sœur plus âgés en Allemagne. Ibrahim avait obtenu la citoyenneté allemande pour ses enfants à Gaza afin de les connecter à Ramsis et Layla. Il avait acheté une maison à Beit Lahiya, tout près de la mer, parce qu’il voulait que ses enfants en Allemagne puissent venir lui rendre visite.
Mais cette réunion de famille n’a jamais eu lieu. Pas plus qu’il n’y a eu de condamnation de la part du gouvernement allemand après le massacre de six de ses ressortissants au cours d’une frappe aérienne israélienne. La seule chose que Ramsis a reçue, c’est une lettre prudemment rédigée par un employé de la mission diplomatique allemande à Ramallah, lequel écrit en son nom propre et non au nom de son gouvernement.
Not Just Your Picture montre Ramsis et Layla, marginalisés par leur gouvernement, en train d’établir une relation avec leur famille à Gaza et d’approfondir leur connexion à la cause palestinienne et à leur identité palestinienne. La famille de leur père à Gaza exprime sa fierté après avoir vu une vidéo de Ramsis occupé à faire un discours et à plaider pour la justice au cours d’une conférence en Europe. Elle l’encourage à rester actif dans son soutien à la cause palestinienne.
Comme l’explique l’un de ses proches :
« Si vous élevez la voix, vous mourez, et si vous n’élevez pas la voix, vous mourez aussi. Dans ce cas, élevez la voix ! »
C’est un message que tous les spectateurs devraient tirer de ce film, de sorte que d’autres familles encore ne soient pas gommées de l’existence à Gaza.
Publié le 29 juillet 2021 surThe Electronic Intifada,sous le titre Bereaved and abandoned.
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Lisez également : Justice pour la famille Kilani et la fin de l’impunité d’Israël en Allemagne