“Renoncer à vos droits et vous serez reconnus”, disent Israël et l’Occident

Les Palestiniens ne seront reconnus en tant que peuple par l’Occident et par Israël qu’après avoir renoncé à tous leurs droits nationaux et autochtones.

Joseph Massad, 30 juillet 2021

L’un des éléments clés exceptionnels du jeu diplomatique déployé par Israël depuis sa création en 1948 réside dans son refus de reconnaître le droit des autochtones palestiniens à se représenter.

Alors que, tout au long des années 1970 et 1980, Israël – selon les mots de Golda Meirinsistait sur le fait que « le peuple palestinien n’existe pas », la communauté internationale, et plus particulièrement les Nations unies et les pays jadis colonisés un peu partout dans le monde, en venait à reconnaître l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme sa seule représentante légitime, et ce, au milieu des années 1970.

Essentiellement, ce qu’Israël, appuyé par les États-Unis, réclamait, c’était que, pour gagner en légitimité auprès de l’Occident colonialiste et de la colonie de peuplement israélienne, les représentants des Palestiniens dussent céder complètement tous leurs droits nationaux autochtones à leurs colonisateurs juifs.

Un représentant légitime

La reconnaissance tardive par Israël de ce qu’il existait en effet un peuple palestinien fut rapidement suivie par deux conditions principales qu’Israël ajouta pour reconnaître la légitimité de ses représentants, à savoir que l’OLP accepte la légitimité d’Israël en tant que colonie juive de peuplement installée sur les terres volées aux Palestiniens (et dont le vol doit être reconnu comme légitime par les Palestiniens), et que les Palestiniens cessent (et se désistent de) toute forme de résistance, avant tout militaire, au colonialisme de peuplement israélien. Autrement, les représentants des Palestiniens seraient catalogués comme « terroristes » non habilités à la moindre négociation avec leur oppresseur colonial.

Il fallut aux représentants des Palestiniens de 1948 à 1993 pour accepter les conditions israéliennes et s’y soumettre, quand l’OLP signa les accords d’Oslo et fut finalement reconnue par Israël en tant que « représentante légitime » du peuple palestinien.

Une fois qu’à Oslo l’OLP eut renoncé à tous les droits nationaux autochtones internationalement reconnus du peuple palestinien, les négociations qu’Israël accepta de mener avec elle concernèrent essentiellement la nature et les mécanismes d’une occupation israélienne continue sur moins d’un tiers des Palestiniens (en Cisjordanie et à Gaza).

Israël rejeta toutes négociations autour de sa domination et de son oppression sur le reste des Palestiniens, qu’il s’agisse des réfugiés en exil ou de la minorité opprimée soumise à un régime d’apartheid à l’intérieur même d’Israël. Près de trois décennies de négociations plus tard, Israël décida que la nature de sa domination coloniale de peuplement sur tous les Palestiniens après Oslo resterait la même qu’auparavant, à moins qu’elle ne s’intensifie encore. Israël fit alors des démarches pour s’assurer que le mouvement palestinien de résistance, le Hamas, serait catalogué comme organisation terroriste en Europe et en Amérique du Nord, comme il l’avait fait avec l’OLP jusqu’en 1991, à moins que le Hamas ne suive les traces de l’OLP et ne se rende en acceptant la légitimité du colonialisme israélien de peuplement dans toute la Palestine, tout en renonçant par la même occasion à toute forme de résistance. 

Mais était-ce une nouvelle ou une ancienne stratégie coloniale ? De quand datait ce vieux refus par Israël de reconnaître le peuple palestinien et la légitimité de ses représentants à moins qu’ils ne se rendent et qu’ils n’acceptent comme légitime la dépossession par le colonialisme juif de peuplement ? 

 

Un précédent colonial

Comme avec toute autre mesure qu’ils ont utilisée pour assujettir le peuple palestinien, les Israéliens n’ont jamais innové de stratégie, mais ont plutôt plagié des précédents coloniaux européens bien établis. En fait, les conditions établies par Israël pour reconnaître la légitimité des représentants des Palestiniens étaient les conditions standards établies par les dirigeants coloniaux britanniques après que la Grande-Bretagne avait conquis la Palestine entre décembre 1917 et septembre 1918.  

Les Palestiniens avaient créé une pléthore d’organisations pour résister à l’occupation britannique et au sponsoring du colonialisme juif de peuplement ; les plus en vue étaient les branches des Associations musulmanes – chrétiennes (AMC) dans tout le pays, avec la première d’entre elles, qui s’était constituée à Jaffa.

En novembre 1918, l’AMC de Jaffa avait soumis un mémorandum au général de brigade Sir Gilbert Clayton, principal officier politique et législateur de l’administration militaire britannique, mémorandum affirmant le caractère arabe de la Palestine (« Notre patrie arabe, la Palestine ») et adressant des objections à la politique de “Patrie nationale juive” de la Déclaration Balfour de 1917.  

 

Légende photo : Une photo prise au cours du Mandat britannique en Palestine (datée « avant 1937 ») montre des Arabes manifestant dans la Vieille Ville de Jérusalem contre l’immigration juive en Palestine. (Photo : AFP)

 

C’était particulièrement important, puisque les colons juifs, sous le sponsoring de l’Organisation sioniste (aujourd’hui, l’Organisation sioniste mondiale), avaient organisé un défilé le 2 novembre, pour le premier anniversaire de la déclaration Balfour, afin de célébrer le succès de leur projet colonial.

L’AMC avait réuni le premier Congrès national palestinien à Jérusalem, au début 1919, et avait revendiqué la libération de la Palestine et de l’ensemble de la Syrie. Le but majeur du Congrès était l’opposition à la colonisation juive de peuplement. Citant les principes wilsoniens de l’autodétermination, le Congrès envoya une délégation à la Conférence de Paris sur la paix afin de faire état de ses revendications.  

En juillet 1920, le même mois où la France conquit la Syrie et mit un terme à son indépendance, les Britanniques remplacèrent leur gouvernement militaire en Palestine par un gouvernement civil et désignèrent l’homme politique sioniste britannique Herbert Samuel comme premier haut-commissaire de leur nouvelle acquisition coloniale.       

Un troisième Congrès national se réunit à Jaffa en décembre 1920 et appela à l’« indépendance » de la Palestine. Le Congrès élut un comité, l’Exécutif arabe palestinien, afin de le représenter devant le gouvernement britannique ainsi qu’au niveau international. Le haut-commissaire Samuel répondit à la demande d’indépendance du Congrès en insistant sur le fait que les participants ne représentaient pas le peuple palestinien.

La Société des Nations (SDN) refusa également de leur accorder la moindre légitimité, puisqu’elle aussi était engagée envers le projet du mouvement sioniste de colonisation juive de la Palestine. Le document du Mandat de la SDN, en 1922, ne mentionnait pas une seule fois le peuple palestinien, qui constituait la majorité de la population, à l’époque, et il consacrait un tiers des articles du Mandat à des questions traitant de la colonisation juive et des colons juifs, qui constituaient moins de 10 pour 100 de la population. 

Quand les AMC désignèrent une délégation qui devait se rendre en Europe en 1921, le secrétaire britannique aux Colonies écrivit à Samuel pour dire que la délégation devrait être consciente que

« la réforme administrative ne pouvait avoir lieu que sur base de l’acceptation de la politique de création d’un Foyer national pour les juifs, ce qui reste un article extrêmement important de la politique britannique ».

Il ajoutait :

« Il ne sera permis à aucun corps représentatif susceptible d’être créé d’interférer au moyen de mesures (c’est-à-dire l’immigration, etc.) destinées à donner de l’effet au principe d’un Foyer national ou de contester ce principe ».

Quand les Britanniques proposèrent d’établir un conseil législatif pour la Palestine en 1922, ils insistèrent en disant que les candidats et les partis devraient reconnaître la légitimité du Mandat colonial britannique et de son projet colonial sioniste de peuplement. Les Palestiniens refusèrent. Le cinquième Congrès palestinien, qui se réunit en 1922, lança une campagne en vue de boycotter les élections.

Le sixième Congrès, en juin 1923, se réunit après que la SDN eut accordé le Mandat aux Britanniques, et il insista sur la non-coopération. Finalement, les Britanniques refusèrent de reconnaître la moindre association représentative palestinienne n’acceptant pas la légitimité du Mandat britannique sur la Palestine et son engagement envers la colonisation juive du pays.

Comme personne n’acceptait ces conditions, les Britanniques nièrent les Palestiniens et la reconnaissance nationale de leurs organisations tout au long des trois décennies que dura leur domination.

 

Une transformation drastique

Quand les sionistes conquirent la Palestine et créèrent Israël en 1948, ils avaient déjà une stratégie efficace que les Britanniques et la SDN avaient suivie afin de refuser la reconnaissance nationale aux Palestiniens. 

Par conséquent, ce fut une transformation drastique quand les Nations unies, qui succédèrent à la SDN, reconnurent l’OLP en 1974, plus d’un demi-siècle après que la SDN avait sponsorisé la colonisation juive de son pays et refusé de reconnaître le peuple palestinien.

Après les accords d’Oslo, l’OLP, qui avait établi l’Autorité palestinienne, perdit une bonne part de sa légitimité quand elle devint une collaboratrice de l’occupation et qu’elle renonça aux droits nationaux des Palestiniens. Avec l’apparition du Hamas, en décembre 1987, et sa légitimité croissante aux yeux des Palestiniens, les Israéliens se mirent à suivre la même vieille formule coloniale britannique qu’ils avaient suivie avec l’OLP, et ils intensifièrent cet effort internationalement dans les années 1990, à la suite de la reddition d’Oslo.   

Suite aux efforts israéliens, les trois dernières décennies virent les États-Unis (octobre 1997) et l’Union européenne (décembre 2001) désigner le Hamas comme organisation « terroriste » et refuser tout engagement diplomatique avec lui à moins qu’il ne « reconnaisse » Israël et qu’il ne « renonce » à la résistance armée au colonialisme de peuplement d’Israël. Suite à l’écrasante victoire du Hamas lors des élections législatives palestiniennes en 2006, le prétendu Quartet (composé de diplomates des EU, de l’UE, de la Russie et de l’ONU), imposa des conditions similaires à tout gouvernement de l’Autorité palestinienne susceptible d’être formé.  

Il n’y a guère eu de nouvelles conditions imposées par l’Occident avant qu’il ne soit d’accord pour engager les dirigeants des autochtones colonisés de la Palestine. 

En 2018, une résolution appuyée par les États-Unis en vue de condamner le Hamas a été rejetée au sein de l’Assemblée générale de l’ONU, bien que les efforts assidus des Américains eussent été à même de rallier 87 pays pour la soutenir. En 2010, le Hamas mit sur pied un défi juridique contre la désignation par l’UE, un procès qu’il gagna en 2014 quand la Cour générale de l’UE trancha en sa faveur. L’UE alla en appel de la décision en 2015.

D’autres jugements de la cour furent prononcés en 2017 et 2019, lesquels maintinrent le Hamas sur la fameuse liste des terroristes. En septembre 2019, toutefois, une Cour européenne moins importante siégeant à Luxembourg infirma ces décisions et retira le Hamas de la liste, ce qui amena la Cour européenne de justice à le radier également.

Néanmoins, comme la décision de la cour de l’UE constitue une « opinion » juridique, elle n’est pas contraignante pour l’UE, qui continue à considérer le Hamas comme « terroriste ».  Les efforts juridiques du Hamas ont donc été réduits à néant. De plus, en mai dernier, l’UE a adressé des signaux de sa volonté d’ouvrir de canaux diplomatiques avec le Hamas, pour autant que ce dernier se plie à ses conditions, qui sont de reconnaître Israël et la reddition de l’OLP à Oslo en 1993.  

 

Les droits autochtones

L’effort en vue de délégitimer le Hamas est devenu plus urgent après les performances militaires de l’organisation de résistance en mai dernier, quand elle a exercé des représailles suite aux assauts d’Israël à l’époque. En guise de réponse, les organisations juives de la Suisse ont lancé une campagne afin que le gouvernement suisse porte le Hamas sur sa liste des organisations « terroristes ».

Le ministère suisse des Affaires étrangères a refusé de le faire, tout en insistant pour dire qu’

« il condamne le fait que le Hamas refuse à Israël le droit à l’existence et qu’il définit la lutte armée comme un moyen légitime de résistance ».

Le mois dernier également, le parlement allemand est allé jusqu’à interdire le drapeau du Hamas. Quant au Royaume-Uni, le déjà très ancien sponsor du colonialisme de peuplement en Palestine, il avait désigné en mars 2001 l’aile militaire du Hamas comme « terroriste », mais pas son aile politique.

Dans l’intervalle, le Quartet a été confronté à la possibilité d’une autre victoire du Hamas encore dans les élections annulées qui étaient censées avoir lieu cette année, et il a réaffirmé ses propres conditions de reconnaissance d’un gouvernement palestinien, à savoir que le

« futur gouvernement palestinien doit s’engager dans la non-violence, dans la reconnaissance d’Israël et dans l’acceptation des précédents accords et obligations ».

 

La direction palestinienne 

Ce qu’a montré clairement l’histoire du refus britannique, américain, européen et israélien de reconnaître les droits nationaux et autochtones du peuple palestinien à son propre pays, et son droit à sa défendre contre le colonialisme sioniste de peuplement, c’est que les Palestiniens ne seraient reconnus en tant que peuple qu’après avoir renoncé à tous leurs droits autochtones nationaux.

Une fois qu’ils auraient capitulé et qu’ils auraient accepté le droit d’Israël à les coloniser et à voler leur pays, et une fois qu’ils auraient renoncé à toute résistance contre le colonialisme de peuplement, l’Occident accorderait aux Palestiniens une interprétation hypocrite d’une version « light » des droits « humains », qu’Israël même, toutefois, continuerait à nier.   

La direction palestinienne a refusé de se rendre à la Grande-Bretagne et à Israël de 1918 à 1993. Depuis leur reddition, l’OLP et l’AP en sont arrivées à symboliser rien de moins qu’un régime quisling (autrement dit « collabo »).

Avec la perte finale de la très maigre légitimité de l’AP lors des attaques israéliennes contre tous les Palestiniens en mai dernier, Israël, l’Occident et leurs alliés arabes ont commencé à se préoccuper de la montée astronomique de la popularité du Hamas parmi les Palestiniens et dans le monde arabe, et ont donc accéléré l’accroissement des pressions en vue de délégitimer plus encore l’organisation au niveau international dans un effort de forcer une reddition du style OLP.

Les dirigeants du Hamas, et plus particulièrement ses commandants militaires, savent très bien qu’accepter les termes coloniaux d’Israël et de l’Occident serait préjudiciable aux droits nationaux palestiniens et à la lutte nationale palestinienne, vieille d’un siècle déjà.

Ce qu’Israël et des alliés arabes et occidentaux refusent de reconnaître, toutefois, c’est que, peu importe ce que font les dirigeants palestiniens qu’ils ont achetés pour qu’ils se rendent et ce, depuis le début des années 1920, leurs efforts ont toujours échoué à faire cesser la lutte anticoloniale palestinienne. Et aucun signe ne permet de dire qu’ils y arriveront un jour à l’avenir.


Publié le 30 juillet 2021 sur Middle East Eye sous le titre : Recognising the right of the Palestinians to surrender
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Joseph Massad

Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

Lisez également : Le droit inaliénable des Palestiniens à la résistance

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