Comment les JO sont devenus un véhicule de la suprématie européenne

En dépit de toute la pompe de l’amitié universelle, les JO continuent d’être une occasion d’afficher un nationalisme chauvin.

Le judoka algérien Fethi Nourine (au milieu) a refusé de concourir contre des athlètes israéliens représentant l’Etat d’apartheid (Photo : Twitter)

Joseph Massad, 19 août 2021

Une bonne partie de la mise en scène théâtrale qui entoure les JO présente ces derniers comme une opportunité mondiale d’amitié et de paix entre les nations, plutôt que comme un événement chauvin et impérialiste européen qui s’est progressivement développé jusqu’à inclure le reste du monde.

La condition de cette inclusion, c’est que le reste du monde soit représenté par les pays et nations que le colonialisme européen a façonnés au fil des siècles. C’est à ces pays que l’« Europe » prétend avoir légué l’héritage de la Grèce ancienne, un héritage que, nouvellement inventée, l’Europe s’était approprié comme étant le sien depuis la  Renaissance, mais surtout depuis la naissance du philhellénisme allemand au 18e siècle. 

En dépit de toute la pompe de l’amitié universelle, les JO continuent d’être – et ne peuvent qu’être – une occasion d’afficher un nationalisme chauvin. Les multiples boycotts politiques des jeux au fil des décennies en attestent tout simplement, comme le fait l’actuelle campagne de boycott des prochains JO d’hiver en Chine.

Lors des récents JO de Tokyo, des athlètes arabes ont refusé de concourir contre des athlètes israéliens qui représentaient fièrement l’apartheid de leur colonie de peuplement. Comme l’ont fait le judoka algérien Fethi Nourine et le judoka soudanais Mohamed Abdalrasool, lequel a préféré se retirer en dépit de la condamnation populaire arabe de lui-même et de son pays, qui normalise de plus en plus ses relations avec Israël. Une judokate saoudienne a de son côté accepté de concourir contre une athlète israélienne qui, au grand plaisir des Arabes hostiles à Israël, a écrasé sa rivale saoudienne.

 

Une Europe imaginée

Lors de la cérémonie d’ouverture de Tokyo, un moment de silence a été observé à la mémoire d’athlètes qui étaient morts au cours des précédents JO. Une mention spéciale est allée aux 11 athlètes israéliens tué lors des JO de Munich, en 1972. On n’a par contre pas commémoré, ni même rappelé, les centaines de civils palestiniens tués par Israël en guise de représailles quelques jours après le massacre de Munich, lorsque l’aviation israélienne avait bombardé des camps de réfugiés palestiniens au Liban et en Syrie.

Le Comité international olympique (CIO) avait précédemment refusé de commémorer les athlètes israéliens, malgré une campagne de pression de plusieurs décennies orchestrée par Israël. Lors des Jeux de Rio de Janeiro, en 2016, le CIO avait inauguré la « place des Lamentations » au village olympique afin de commémorer ceux qui étaient morts lors des précédents JO. Cette place était symbolisée par deux pierres en provenance d’Olympie et que l’on avait enchâssées dans du verre.

Le fait de n’avoir pas repris la Grèce ancienne de la Méditerranée orientale dans cette Europe imaginée allait être contesté par les nationalistes grecs, particulièrement quand il a été question de la renaissance des Jeux olympiques et du culte du corps au 19e siècle, quand l’Europe nouvellement inventée a prétendu que c’étaient les Européens, et non les Grecs modernes, qui étaient les héritiers de la Grèce ancienne.

L’engagement du nationalisme grec envers le philhellénisme allemand et européen fut tel que le nouveau projet de « remise à l’honneur » des Jeux anciens ne tarda pas à revêtir des implications pratiques. Le fait que les Grecs de la diaspora, les Allemands, les Anglais et les Français étaient impliqués ne fut guère une coïncidence. 

Ce fut Panagiotis Soutsos (1806-1868), né à Constantinople, qui poussa le premier à la renaissance des « Jeux olympiques ». Ses propositions, toutefois, restèrent sans succès. Les philhellènes européens relançaient déjà l’idée des Jeux olympiques, surtout en Grande-Bretagne, où William Brookes créa en 1850 la Classe olympique de Wenlock en vue de « l’amélioration morale, physique et intellectuelle » des habitants de Wenlock, dans le Shropshire.

Les Jeux olympiques de Wenlock (avec, entre autres, le cricket, le football et les « quoits » – un jeu d’anneau, NdT) débutèrent en 1850. Mais, si Soutsos était intéressé par un projet nationaliste grec, Brooks considérait l’Europe occidentale comme l’héritière de la Grèce ancienne et non, comme le prétendaient certains Européens, comme ces « Slaves christianisés » et dégénérés qui s’étaient installés en Grèce au cours des quelques siècles écoulés.

 

Une « Chrétienté du muscle »

Comme David C. Young l’explique dans son histoire informative, The Modern Olympics (Les Jeux olympiques modernes), les propositions de Soutsos intriguèrent Evangelos Zappas, l’un des hommes les plus riches de l’Europe orientale. En 1856, Zappas proposa de fonder ce qu’il allait appeler les « Olympiades de Zappas ».

Le gouvernement grec tenta de convaincre Zappas que les Jeux olympiques devaient être réservés à des compétitions entre marchandises industrielles et agricoles et produits d’élevage, et non au sport. Finalement, un décret royal vit le jour en 1858 afin que soient organisés des Jeux olympiques en 1859, jeux au cours desquels une journée serait consacrée à des compétitions athlétiques.

Après quelques retards, le Comité olympique d’Athènes organisa les jeux fin 1859 et y inclut des épreuves d’athlétisme. Les jeux furent de caractère nationaliste et des athlètes grecs venus de Grèce et de la diaspora y concoururent. 

À la suite de ces Jeux olympiques d’Athènes, le mouvement olympique se développa en Grande-Bretagne, fortement encouragé par Brookes, avec l’organisation d’autres Jeux olympiques encore dans le Shropshire et à Liverpool. Environ à la même époque, la montée du mouvement de la « Chrétienté du muscle » (« muscular Christianity ») en Grande-Bretagne ne dut plus grand-chose au hasard.

Le culte du corps humain s’était déjà plus profondément ancré en Europe occidentale avec la montée des sciences biologiques et raciales et la chrétienté protestante entendait bien y jouer un rôle. La « Chrétienté du muscle » mit en exergue le fait que les sports et les exercices physiques étaient bons pour la santé physique et spirituelle de l’humain, ainsi que pour sa bonne santé morale.

En 1866, une Association olympique nationale britannique organisa ses premiers Jeux olympiques à Londres et, l’année suivante, à Birmingham. En Grèce même, toutefois, les seconds Jeux olympiques n’auraient pas lieu avant 1870. Avant de mourir en 1865, Zappas légua la totalité de sa fortune aux Jeux olympiques grecs modernes. Les compétitions de 1870 furent calquées sur celles de 1859 en proposant des concours agricoles et industriels.  

Pour les jeux athlétiques, des athlètes grecs vinrent de Grèce – et de tout l’Empire ottoman, de Crète, de Chypre et de l’Asie mineure –, totalement imbus de nationalisme panhellénique. Leur coach, et ce ne fut pas une surprise, était un enseignant allemand. Bon nombre des vainqueurs étaient des Grecs de la classe ouvrière, ce qui fit enrager les Grecs élitistes qui cherchaient à instituer une éducation athlétique dans les écoles grecques en vue du développement d’une élite athlétique.

Lors des Jeux olympiques grecs suivants, en 1875, seuls des étudiants universitaires participèrent aux compétitions. Les Jeux furent un fiasco. Les quatrièmes Jeux olympiques d’Athènes furent organisés en 1888. Un nouvel édifice baptisé le Zappeion fut érigé en honneur de Zappas, dont la tête fut décollée de son corps enterré en Roumanie et ramenée en Grèce pour être enterrée sur le site d’Athènes, où elle se trouve toujours aujourd’hui.

Ces Jeux ne présentèrent pas une seule compétition sportive. 

 

L’éducation physique

L’obsession d’une musculature athlétique et virile faisait déjà partie de l’éducation allemande et britannique au 19e siècle, à tel point qu’un grand nombre de personnes attribuèrent la victoire allemande sur la France lors de la guerre de 1871 à la musculature allégée des soldats prussiens et à la faiblesse physique des Français.

La faiblesse physique était associée à la dégénérescence nationale, une notion qui était en train d’acquérir une valeur scientifique sans cesse croissante. Comme Young l’explique dans son livre, Brookes lui-même écrivit en 1888 un article sur les conséquences de la négligence par la France de l’éducation physique, en comparaison avec le culte de la musculature en Allemagne.

Ce thème allait être repris par un Français, Pierre de Coubertin, pour qui la défaite de la France en 1871 devint une obsession. Influencé par Brookes, de Coubertin annonça son projet d’une compétition internationale lors de Jeux olympiques rénovés qui auraient lieu en novembre 1892 et qui serviraient en même temps la cause de la « paix » entre les nations.

Il envoya des courriers dans toute l’Europe et dans ses colonies de peuplement, y compris la Nouvelle-Zélande, afin d’annoncer la tenue en juin 1894 du « Congrès international de Paris pour la restauration des Jeux olympiques ». Pour de Coubertin, comme pour Brookes, les Jeux olympiques étaient un patrimoine, voire un patrimoine mondial qu’il convenait de ne pas laisser aux mains des Grecs modernes.

Le premier emplacement des Jeux olympiques internationaux prévus en 1896 devait normalement être Londres, mais de Coubertin insista pour que ce fût Athènes. Un stade olympique fut construit pour cette occasion. Il fut financé par un don en argent octroyé par le riche marchand George Averoff, un Valaque de la même région de l’Albanie que Zappas et qui vivait et faisait ses affaires en Égypte. 

Le nombre de participants des Jeux olympique d’Athènes en 1896 fut de 280 athlètes, tous mâles, en provenance de neuf pays européens – Grande-Bretagne, Allemagne, France, Suède, Bulgarie, Danemark, Italie, Autriche-Hongrie, Suisse – et trois colonies européennes de peuplement : États-Unis, Chili et Australie.

L’ouverture des Jeux eut lieu le lundi de Pâques 25 mars 1896, qui était également le jour de l’indépendance nationale (comme l’avait souhaité Zappas), selon le calendrier grec, au cours duquel le Christ, la Grèce ancienne et les Jeux olympiques étaient ressuscités à la suite de cette journée. En dépit du caractère européen blanc des Jeux, la pompe nationaliste et les célébrations grecques marquèrent les festivités inaugurales, avec le roi de la Grèce, Georges, un Danois, pas moins, ouvrant les Jeux par une déclaration nationalement appropriée : « Longue vie à la Nation ! Longue vie au Peuple grec ! »

 

Un patrimoine grec

Les Jeux olympiques ne retournèrent pas à Athènes avant 2004. Durant ce long intervalle, ils étaient devenus une institution en tant que patrimoine national masculin de la Grèce (à l’époque, tous les athlètes étaient des hommes) et, de façon plus importante encore, en tant que patrimoine européen blanc et mâle qui allait devoir être internationalisé dans toute l’Europe et dans ses colonies de peuplement.

Les sionistes, qui cherchaient à transformer les Juifs européens en migrants coloniaux blancs en Palestine, adoptèrent également le culte du corps mâle comme élément important de leur doctrine. Dès 1898 déjà, lors du Deuxième Congrès sioniste, le dirigeant sioniste Max Nordau créa des Sociétés et Clubs de gymnastique sionistes afin de régénérer les corps des juifs mâles « dégénérés » et de les préparer ainsi à la colonisation de la Palestine.

Nordau déclara que

« tout ce qui nous manque, ce sont des muscles et ceux-ci peuvent se développer via le recours à l’exercice physique (…) plus les juifs réussiront dans les diverses disciplines sportives, plus grande sera leur confiance en eux-mêmes et leur respect de soi ».

Deux mois après que Nordau eut proposé un « judaïsme du muscle » (un écho de la « chrétienté du muscle »), les clubs de gymnastique Bar Kochba furent créés à Berlin et, peu de temps après, dans toute l’Europe. En 1903, lors du Quatrième Congrès sioniste, des plans en vue de fonder l’Union des clubs de gymnastique sionistes furent établis afin de pouvoir unifier tous ces clubs, qui furent désormais connus sous l’appellation de « Union Maccabi ». Nordau avait été l’auteur acclamé du livre « Dégénérescence », en 1891, et, effectivement, il était préoccupé au plus haut point par la dégénérescence physique des juifs.

 

Une habilitation européenne

En 1921, l’idée de « Jeux olympiques juifs » racialement séparatistes fut proposée par le colon juif Joseph Yekutieli, né en Biélorussie et qui, en 1909, avait débarqué avec sa famille en Palestine afin de coloniser cette dernière. Son idée fut approuvée par le CIO. L’homme soumit également son plan à la réunion du Congrès mondial maccabi, en Tchécoslovaquie, en 1929, qui l’approuva elle aussi.

La première « Maccabiade » fut organisée en Palestine en 1932, dans la colonie juive racialement séparatiste de Tel-Aviv, avec 500 athlètes venus de 23 pays. Les colons juifs appliquèrent leur système d’apartheid de façon aussi stricte qu’Israël ne le fait aujourd’hui. En 1933, un Comité national olympique fut constitué par les colons afin de ne représenter que des juifs et exclure les Palestiniens autochtones, mais ils ne concoururent pas aux JO avant 1952, après la création de l’État d’Israël.

En 1994, Israël devint de façon appropriée membre des Comités olympiques européens. Israël et la Grèce ramassèrent pas moins de quatre médailles chacun lors des JO de Tokyo.

À quelques exceptions majeures près, les Européens et leurs colonies de peuplement d’outre-mer continuent à amasser la plupart des médailles olympiques, bien que la Chine soit devenue une rivale non européenne menaçante, provoquant ainsi une jalousie et un ressentiment extrêmes de la part du New York Times, qui y est allé d’un coup de gueule des plus hostiles à l’adresse de la réussite olympique chinoise, une réaction qui a surpassé de loin la jalousie historique éprouvée par les États-Unis à l’égard des réalisations soviétiques.  

Ce qui continue à mobiliser de tels sentiments de base n’est rien moins que l’appropriation suprémaciste européenne blanche des Grecs anciens en tant qu’habilitation européenne exclusive, laquelle peut être partagée mais certes pas appropriée par le monde non européen.


Publié le 19 août 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Joseph Massad

Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.


Lisez également : Ramzy Baroud sur la Palestine, la solidarité et les JO de Tokyo

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