Le monde impérialiste binaire des terroristes et des antiterroristes
L’attribution de l’identité de « terroriste » vise à conférer une justification morale à la violence impérialiste et coloniale
Joseph Massad, 17 septembre 2021
Ces deux dernières décennies, les États-Unis ont divisé le monde en terroristes et antiterroristes. Alors que le terrorisme n’est pas un terme nouveau et qu’il remonte à la Révolution française, la « guerre contre le terrorisme » des Américains, enclenchée en 2001, en a refait une obsession occidentale.
Si les guerres coloniales ont été déclenchées au nom de la lutte contre la « barbarie » et le « paganisme » des non-Européens depuis le 16e siècle, la nouvelle guerre contre le terrorisme a conféré un nouveau nom à la « barbarie ». Les justifications officielles et la couverture de la presse occidentale traditionnelle ont avalisé la guerre en prétendant faussement que l’Irak avait des armes des destruction massive et que cela avait joué un rôle dans les attentats du 11 septembre, outre l’allégation ridicule que les guerres des États-Unis cherchaient à apporter la démocratie aux peuples non blancs vivant sous un pouvoir despotique.
La semaine dernière, il a été dit que des documents américains récemment publiés insistaient sur l’implication supposée de l’Iran dans les attentats du 11 septembre, et ce, en préparation d’un surcroît d’agression des États-Unis contre ce pays. Les stratèges américains se rendent compte que ni l’Irak ni l’Iran n’ont joué un rôle dans les attentats du 11 septembre, sauf que ces mêmes attentats ont fourni aux États-Unis un prétexte à une guerre destinée à la consommation du public occidental.
Les stratèges américains comprennent aussi que les buts des guerres des États-Unis sont le pillage économique impérialiste et la suprématie militaire, qu’ils appellent « démocratie ». Ce n’est en rien différent des motivations de ceux qui ont lancé les guerres coloniales de l’Europe au cours des cinq siècles écoulés et qu’ils ont parfaitement perçues comme étant dans l’intérêt du pillage et du profit économiques, qu’à l’époque, ils appelaient « civilisation ».
Un pedigree plus marqué
Dans la politique impérialiste du Moyen-Orient et particulièrement dans la politique coloniale de peuplement en Palestine et en Algérie, le terrorisme a eu un pedigree plus marqué qui allait jouer un rôle important dans l’éclairage de la guerre des États-Unis contre le terrorisme.
Alors que le film La bataille d’Alger, qui dépeint la répression par la barbarie française des révolutionnaires anticolonialistes algériens, est resté l’un des films favoris des anticolonialistes du monde entier depuis sa sortie dans les années 1960, le département américain de la Défense a utilisé le film après 2001 comme une vidéo de formation éducative destinée à ses stratèges militaires sur la façon de réprimer la violence anticoloniale, qualifiée de « terrorisme ».
En Israël, quelques jours à peine après les événements du 11 septembre, le Premier ministre israélien Ariel Sharon, occupé à réprimer la Seconde Intifada palestinienne, faisait savoir aux Américains que « chacun a son propre bin Laden. Arafat est le nôtre. » L’expérience israélienne dans la répression en cours de la résistance autochtone palestinienne allait faire office de modèle principal pour la guerre des États-Unis contre le terrorisme.
L’histoire du terme « terroriste » en Palestine depuis les années 1930 est particulièrement édifiante, à cet égard. La première résistance palestinienne sous le pouvoir colonial britannique adopta surtout la forme d’appels juridiques adressés aux Britanniques, afin d’organiser et de mobiliser la population contre les ventes de terres aux sionistes et d’appels aux acteurs internationaux en vue d’aider à obtenir l’indépendance nationale.
En 1935, comme cela restait sans effet, se déclencha la résistance des paysans palestiniens, qui se mua en une révolte générale, laquelle allait durer de 1936 à 1939. La révolte comprit des grèves, des manifestations et des actions de guérilla entreprises contre les Britanniques et les peuplements coloniaux juifs. Les Britanniques qualifièrent cette guérilla de libération de « terroriste » et la réprimèrent par une action militaire massive, y compris la ré-invasion du pays, tuant près de 9 000 Palestiniens, en blessant 30 000 autres et exilant des dizaines de révolutionnaires palestiniens après en avoir exécuté une centaine au préalable.
Les Britanniques organisèrent des escadrons de la mort britannico-sionistes (appelés les Escadrons nocturnes spéciaux) qui attaquaient des villages palestiniens la nuit et abattaient et tuaient un nombre inconnu à ce jour de Palestiniens.
Le terrorisme sioniste
Les colons sionistes de l’époque se mirent à utiliser de nouvelles méthodes pour réprimer la résistance palestinienne, entre autres en faisant sauter des cafés à la grenade (à Jérusalem, par exemple, le 17 mars 1937) et en plaçant des mines à retardement commandées électriquement dans des lieux très fréquentés tels les marchés (cette technique fut inaugurée par les sionistes contre les Palestiniens à Haïfa, le 6 juillet 1938). Après la répression de la révolte palestinienne, au moment où les Britanniques durent restreindre leur soutien au projet sioniste, c’est contre eux dès lors que les attaques sionistes se concentrèrent.
La riposte sioniste consista entre autres dans l’envoi par le fond d’un navire à Haïfa, en novembre 1940, tuant 242 réfugiés juifs et un certain nombre du personnel de la police britannique ; dans l’assassinat de hauts fonctionnaires du gouvernement britannique ; dans la prise en otage de citoyens britanniques ; dans le dynamitage de bureaux gouvernementaux, tuant ainsi des employés et des civils ; dans le dynamitage de l’ambassade de Grande-Bretagne à Rome (1946) ; dans la flagellation et l’assassinat de soldats britanniques capturés ; et dans l’envoi de lettres et colis piégés à des policiers britanniques à Londres, et bien d’autres actions encore.
Menahem Begin, le futur Premier ministre d’Israël, fut le cerveau d’un certain nombre de ces attentats. Il n’était pas du tout convaincu que les actions de son groupe et celles d’autres colons sionistes fussent du « terrorisme ». Suite au massacre par son organisation de centaines de Palestiniens du village de Deir Yassin en avril 1948, son nom était devenu synonyme de terrorisme. Albert Einstein et Hannah Arendt, entre autres, qualifiaient l’organisation de Begin non seulement « d’organisation terroriste d’extrême droite et chauvine », mais aussi de « très apparentée (…) aux partis nazis et fascistes ».
Dans son autobiographie de 1951, Begin dissocie son organisation du terrorisme. Il était assez astucieux pour se rendre compte que le « terrorisme » n’est pas un terme objectif sur lequel toutes les parties sont d’accord, mais plutôt une stratégie rhétorique utilisée par des ennemis inégaux à des fins politiques :
« Le mot ‘terreur’ a fini par définir les actes des révolutionnaires ou des contre-révolutionnaires, ou les combattants de la liberté et leurs oppresseurs. Tout dépend de qui utilise le terme. »
Begin parle ici du terrorisme sioniste contre les Britanniques, pas contre les Palestiniens. La violence sioniste contre les Palestiniens était davantage perçue dans le registre de la civilisation juive européenne combattant la barbarie primitive et autochtone palestinienne. David Ben-Gourion était très clair sur cette question quand il insistait sur le fait que
« nous ne sommes pas des Arabes, et d’autres nous évaluent selon des critères différents (…) nos instruments de guerre sont différents de ceux des Arabes. »
De sobres jugements
Mais Ben-Gourion comprenait bien la nature de la résistance palestinienne au colonialisme juif de peuplement :
« Si j’étais un dirigeant arabe, je ne transigerais jamais avec Israël. C’est naturel : nous leur avons pris leur pays. C’est certain, Dieu nous l’a promis, mais qu’est-ce que ça peut leur faire ? Notre Dieu n’est pas le leur. Nous venons d’Israël, il est vrai, mais c’était il y a deux mille ans, et qu’est-ce que ça représente, pour eux ? Il y a eu l’antisémitisme, les nazis, Hitler, Auschwitz, mais était-ce de leur faute ? Ils ne voient qu’une chose : nous sommes venus et nous leur avons volé leur pays. Pourquoi devraient-ils accepter cela ? »
La compréhension de la résistance palestinienne par Ben-Gourion était partagée par Vladimir Jabotinsky, le fondateur du révisionnisme sioniste auquel se ralliait Begin. Lui aussi insistait sur le fait que
« tout peuple autochtone – et c’est exactement la même chose qu’il s‘agisse de gens civilisés ou de sauvages – perçoit son pays comme sa patrie nationale, dont il sera toujours le maître total. Il ne permettra pas de gaîté de cœur, non seulement la venue d’un nouveau maître, mais celle d’un nouveau partenaire. Et il en va de même pour les Arabes. »
Ces sobres jugements n’ont pas empêché Ben-Gourion et Israël de procéder à la destruction consciente et planifiée de la société palestinienne en 1948 et au déploiement d’un type de violence qu’Israël identifierait comme du terrorisme si elle était imitée par les Palestiniens. La propagande israélienne officielle depuis lors a défini la dépossession volontaire du peuple palestinien comme un acte moral justifiable de rédemption du « peuple juif ».
En effet, pour racheter les juifs, les sionistes ont non seulement introduit au Moyen-Orient des attentats à la voiture piégée ou des attentats à la bombe sur des marchés ou dans des cafés, mais ils allaient également inaugurer les détournements d’avions déjà en 1954. L’aviation israélienne allait fréquemment d’emparer d’avions de ligne civils dans les espaces aériens internationaux et les détourner sur Israël, soumettre les passagers à des inspections, des interrogatoires et même à des incarcérations.
De plus, Israël reste la seule entité du Moyen-Orient à avoir abattu un avion de ligne civil, comme cela a été le cas pour un avion libyen en 1973, tuant ainsi les 106 passagers qui se trouvaient à bord. Au début des années 1980, il se spécialisa dans l’attentat à la voiture piégée au Liban.
Mais, comme le comprennent très bien les Israéliens et les Américains, l’actuel discours sur le terrorisme ne concerne pas les victimes du « terrorisme », mais bien les « perpétrateurs ». Le fait que les armées d’État visent plus régulièrement les mêmes victimes que celles ciblées par les « terroristes », sans toutefois être qualifiées de « terroristes », montre clairement que ce n’est pas l’acte de « terrorisme » qui définit l’acteur comme « terroriste », mais plutôt le contraire : c’est l’identité de « terroriste » attribuée au perpétrateur qui définit ses actions comme étant de nature « terroriste ».
Une stratégie consciente
La violence massive déployée par l’État d’Israël depuis 1948 est une stratégie consciente visant à réprimer toute résistance des Palestiniens au vol de leur pays (résistance que Ben-Gourion reconnaissait comme étant ni plus ni moins leur droit absolu) et qui est accompagnée d’une propagande officielle disant que les Israéliens défendaient – et défendent toujours – contre le terrorisme « leur » pays et ses colons juifs « rachetés ». Le fait qu’Israël a acquis depuis 1948 le pouvoir d’État péremptoire de désigner comme « terroristes » les Palestiniens autochtones qui lui résistent a renforcé plus encore de telles affirmations.
Si l’attribution de l’identité de « terroriste » vise à conférer une justification morale à la violence impérialiste et coloniale afin de différencier la violence étatique « légitime » et la résistance anti-impérialiste qualifiée de « terroriste », elle n’est pas parvenue à persuader ses victimes ; pas plus que n’y sont parvenus les efforts des organisations impérialistes, comme Human Rights Watch, qui insistent sur la mise sur un même pied de la violence coloniale et de la résistance anticoloniale, particulièrement dans le cas des Palestiniens et d’Israël.
Manifestement, les États-Unis, Israël et les autres pays impérialistes européens comprennent bien que la résistance des Palestiniens, Algériens, Vietnamiens, Irakiens, Afghans, Yéménites, Somaliens et autres peuples du monde entier aux invasions et bombardements colonialistes et impérialistes est une autodéfense légitime et morale à la terreur impérialiste et coloniale, ce qui explique pourquoi ils doivent lancer des campagnes de propagande politique et autres falsifications et recourir au terme « terrorisme » pour décrire ce genre de résistance comme étant chaque fois immorale et illégitime.
Quant au fait d’appeler les dernières invasions impérialistes une « guerre contre le terrorisme », il conviendrait de considérer la chose dans ce contexte historique – comme rien de moins que la justification la plus récente du pillage colonialiste et impérialiste que l’Europe et ses colonies de peuplement blanc organisent sur la planète depuis le 16e siècle.
Publié le 17 septembre 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.
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