L’Afghanistan et la légitimité de la résistance

La victoire finale des talibans va s’étendre bien au-delà des frontières de l’Afghanistan.

11 septembre 2021. Des talibans en patrouille dans les rues de Kaboul, en Afghanistan. (Photo : Wali Sabawoon / Anadolu Images)

Ramzy Baroud, 17 septembre 2021

Une tâche urgente nous attend. Au vu de la progression des événements, nous devons rapidement nous libérer des limites et confins imposés au discours sur l’Afghanistan par la propagande occidentale centrée sur les États-Unis depuis plus de vingt ans, et qui n’est pas près de s’arrêter. Une première étape consiste à ne pas permettre au futur discours politique concernant ce sujet bien précis de rester l’otage des priorités des Américains que sont leurs succès, leurs échecs et leurs intérêts géostratégiques.

Pour que cela se réalise, il convient de s’en prendre aussi au langage qui est utilisé. C’est on ne peut plus important si nous voulons réellement tirer de précieuses leçons de l’Afghanistan et éviter un remake de l’incapacité de jadis de comprendre la défaite américaine dans la guerre du Vietnam (1955-1975) de la façon même dont il aurait fallu la comprendre, et non de la manière dont Washington voulait que les Américains – en fait, la planète entière – la comprissent. Le Vietnam n’a pas été uniquement une « débâcle » américaine et n’a pas culminé uniquement par une « défaite » américaine. Il a également été une victoire vietnamienne ainsi que le triomphe de la volonté d’un peuple sur la machine de guerre de l’impérialisme américain.

Dans les médias traditionnels – et pour une bonne part aussi dans les milieux académiques – américains, l’histoire de la guerre du Vietnam a été presque entièrement écrite d’un point de vue américain. Même la version « anti-guerre-du-Vietnam » de cette histoire est restée américanocentrique.

Hélas, dans le cas de l’Afghanistan, un grand nombre d’entre nous, que ce soit dans les milieux journalistiques ou académiques, et volontairement ou pas, restent engagés dans le discours américanocentrique, en partie du fait que les principales sources auxquelles nous puisons nos informations sont soit américaines, soit proaméricaines. Al Akhdar al-Ibrahimi, ancien envoyé de paix des Nations unies en Afghanistan de 1997 à 1999 et de 2001 à 2004, nous avait récemment rappelé, dans une interview pour le journal français Le Monde, l’importance d’utiliser un langage adéquat pour décrire les événements qui ont lieu en Afghanistan.

« Pourquoi toujours parler de défaite américaine ? Avant tout, il s’agit d’une victoire des talibans, laquelle doit être attribuée à leur génie tactique »,

avait déclaré al-Ibrahimi.

La réponse à la question d’al-Ibrahimi peut se déduire facilement de ses propres propos, parce que parler d’une victoire des talibans, c’est admettre leur « génie tactique ». L’admission d’une telle vérité peut avoir des conséquences à grande portée.

L’utilisation du terme « défaite » ou « victoire » est d’une grande importance parce qu’elle situe la conversation dans deux cadres de réflexion totalement différents. Par exemple, en insistant sur la centralité de la question de la défaite américaine, que ce soit en Afghanistan ou au Vietnam, le point de concentration des questions de suivi restera centré sur les priorités américaines : Où les États-Unis ont-ils commis des erreurs ? Quels changements urgent Washington devrait-il apporter à sa politique étrangère et à ses agendas militaires pour surmonter ses erreurs en Afghanistan ? Et où les États-Unis devraient-ils aller, ensuite ?

Toutefois, si l’attention reste centrée sur la victoire de la résistance afghane – eh oui, c’est la résistance afghane, et pas seulement celle des talibans et des pashtouns – dans ce cas, les questions que voici relocaliseraient la conversation tout à fait ailleurs : Comment des combattants pauvrement armés sont-ils parvenus à vaincre un conglomérat des plus grandes puissances mondiales ?  Où l’Afghanistan va-t-il devoir aller, après cela ? Et quelles leçons les mouvements de libération nationale du monde entier peuvent-ils tirer de la victoire afghane ?

Vu le but de cet article, je m’intéresse à la victoire afghane et non à la défaite américaine.

6 septembre 2001. Des membres des talibans posent pour la photo après s’être emparés de la vallée du Panchir, la seule province que l’organisation n’avait pas encore reprise au cours de son coup de balai le mois dernier en Afghanistan. (Photo : Bilal Guler / Anadolu Images)

Montée et déclin du discours sur les « terroristes »

L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a eu un impact massif, non seulement sur la carte géopolitique du monde, mais aussi sur les discours politiques mondiaux qui s’y rapportaient. Quant l’URSS, son pacte de Varsovie et ses alliances internationales ont commencé à se désintégrer, les États-Unis sont rapidement passés à l’action, asseyant leur domination depuis Panama (1989) jusqu’en Irak (1991) et ailleurs ensuite. L’objectif des Américains ne consistait pas simplement en une affirmation violente de leur triomphe dans la guerre froide, mais il tenait à adresser au reste du monde un message disant que le « siècle américain » avait commencé et qu’aucune forme de résistance au stratagème américain ne pourrait être tolérée.

Au Moyen-Orient, en particulier, le nouveau discours fut totalement déployé, avec des distinctions claires et répétées entre les « modérés » et les « extrémistes », les amis et les ennemis, les alliés et ceux qui avaient été désignés pour subir un « changement de régime ». Et, selon cette nouvelle logique, les forces anticoloniales qui, depuis des décennies, étaient célébrées comme des mouvements de libération, se retrouvèrent dans la catégorie des « terroristes ». Cette définition comprenait les organisations de la résistance palestinienne, des organisations libanaises et d’autres, bien que ces dernières aient cherché d’être libérées d’une occupation étrangère illégale.

Des années plus tard, le discours sur le terrorisme – résumé dans la déclaration de George W. Bush en septembre 2001 (« Vous êtes soit avec nous, soit avec les terroristes ») – était devenu le critère selon lequel il convenait, selon Washington, de diviser le monde : les nations qui choyaient la liberté et les terroristes, les régimes extrémistes. Finalement, cette dernière catégorie fut encore étendue pour inclure l’Irak, l’Iran et la Syrie. Le 29 janvier 2002, la Corée du Nord fut également ajoutée au prétendu « axe du mal » imaginé par Washington.

Naturellement, l’Afghanistan se retrouva tout en haut de la liste des États terroristes, et ce, pour divers prétextes : au début, parce qu’il avait accueilli Osama Bin Laden et al-Qaïda et, plus tard, parce qu’on y maltraitait les femmes, etc. Finalement, les talibans devinrent une organisation « terroriste » également, dirigeant une « insurrection » contre le gouvernement afghan « démocratiquement élu » à Kaboul. Les vingt dernières années furent consacrées à la mise en place de ce faux paradigme.

En l’absence de voix puissantes dans les médias pour exiger un retrait américain et défendre le droit du peuple afghan de résister à une occupation étrangère, il y avait une absence quasi complète de discours politique alternatif susceptible de tenter un tant soit peu de faire apparaître la possibilité de voir les talibans, malgré toutes leurs stratégies et pratiques discutables, être à même, en fait, de s’ériger en mouvement de libération nationale.

La raison pour laquelle nous avons été découragés d’envisager une telle possibilité est la même raison pour laquelle la propagande américano-occidentale insistait pour supprimer toute distinction entre ISIS, Al-Qaïda, les talibans, le Hamas, le Hezbollah, Al-Houthis et nombre d’autres organisations encore. D’une part, discuter les particularités de chaque mouvement requiert une connaissance réelle de l’histoire et de la formation de chacune de ces organisations prises séparément, ainsi que des circonstances politiques dans lesquelles elles continuent d’opérer. Ce genre de savoir est tout bonnement inexistant dans les médias traditionnels exclusivement centrés les vulgaires sons de cloche et autres clichés sans cesse récurrents.

Par ailleurs, cette façon de voir les choses est incorrecte, puisqu’elle complique la tromperie et les demi-vérités nécessaires, du côté des États-Unis, d’Israël et des autres, pour dépeindre leurs occupations militaires, leurs interventions militaires illégales et leurs guerres à répétition comme étant fondamentales dans le cadre de cette « guerre mondiale contre le terrorisme » qu’ils ont imaginée, ou, comme certains cercles intellectuels européens préfèrent la surnommer, une guerre contre « l’Islam radical ».

Cependant, au contraire d’al-Qaïda et d’ISIS, le Hamas, le Hezbollah et les talibans ne sont pas des organisations militantes transfrontalières combattant avec un agenda international, mais bien des mouvements de libération nationale qui, en dépit de leur insistance sur les discours religieux, sont des acteurs politiques avec des objectifs politiques spécifiques largement confinés dans les frontières de leurs propres pays – la Palestine, le Liban et l’Afghanistan, respectivement.

À propos du Hamas, l’auteur Daud Abdullah, qui vit à Londres, écrivait dans son ouvrage qui vient d’être publié, « Engaging the World : The Making of Hamas Foreign Policy » (Engager le monde ou la concrétisation de la politique du Hamas) :

« Le Hamas perçoit les relations étrangères comme une composante à part entière, très importante, de son idéologie politique et de sa stratégie de libération. Peu après l’apparition du mouvement, une politique étrangère fut développée afin d’aider ses dirigeants et ses membres à naviguer au beau milieu de cette tension entre idéalisme et réalisme. Ce pragmatisme est évident dans le fait que le Hamas a été à même d’établir des relations avec les régimes de Mouammar Kadhafi en Libye et Bashar al-Assad en Syrie, alors que tous deux étaient férocement opposés à la Fraternité musulmane. »

Par conséquent, ce fut également Abdullah qui devint l’un des tout premiers à établir des parallèles entre la Palestine et l’Afghanistan dès que les talibans proclamèrent leur victoire à Kaboul. Dans un récent article publié dans le Middle East Monitor, Abdullah écrivait :

« La Palestine et l’Afghanistan sont des exemples frappants. Tout au long de l’histoire, leurs peuples ont été témoins de nombreuses invasions et occupations. Après deux décennies, les États-Unis se sont finalement retrouvés à bout de souffle. De la même façon, ils finiront un jour par comprendre la futilité d’appuyer l’occupation sioniste de la Palestine. »

En effet, la leçon de l’Afghanistan doit être étudiée avec soin, particulièrement par les mouvements de résistance qui vivent leurs propres guerres de libération nationale.  

Maintenant que les États-Unis ont officiellement mis un terme à leurs opérations militaires en Afghanistan, même s’ils ne l’ont pas fait délibérément, l’emphase sur le discours de la prétendue « guerre contre le terrorisme » va certainement commencer à retomber. Mais qu’est-ce qui viendra ensuite ? Alors qu’un autre discours interventionniste va certainement lutter pour asseoir sa priorité au cœur même de la nouvelle pensée américaine, le discours de la libération nationale, qui s’appuie sur une résistance légitime, doit retourner au centre de la conversation.

Ceci n’est pas un argument pour ou contre la lutte armée, puisque ce choix tombe largement, si pas entièrement, sur des nations qui luttent pour leur propre liberté, et il ne devrait pas être soumis à l’éthique sélective, fréquemment égoïste des moralistes et activistes occidentaux. Il vaut la peine de mentionner que les lois internationales n’interdisent nullement aux peuples d’utiliser n’importe quels moyens nécessaires pour se libérer de joug des occupations étrangères. En effet, une pléthore de résolutions reconnaissent

« la légitimité de la lutte (des peuples opprimés) par tous les moyens à disposition, y compris la lutte armée ».

(Résolution 1982/16 de la Commission des droits de l’homme des Nations unies)

Néanmoins, la lutte armée sans soutien des masses populaires ne fait souvent pas le poids car une campagne armée durable, telles celles du Hamas, du Hezbollah ou des talibans, requiert un soutien social et socioéconomique profondément enraciné. Cela s’est d’ailleurs vérifié au Vietnam comme, plus tôt, en Algérie (1954-1962), à Cuba (1953-1959) et même en Afrique du Sud, dont l’histoire de la lutte armée a été en grande partie écrite en faveur de ce qui s’est révélé comme une lutte anti-apartheid « pacifique ».

Depuis près de trente ans, en partie suite au démantèlement de l’Union soviétique et de la montée apparemment incontestée de l’Empire américain, presque toute forme de lutte armée dans des contextes de libération nationale a été dépeinte comme une forme de terrorisme. De plus, dans le monde de l’après-11-septembre dominé par les États-Unis, toute tentative en vue de prétendre le contraire de la part de l’un ou l’autre intellectuel téméraire lui a valu l’étiquette de « sympathisant des terroristes ».

Vingt ans se sont écoulés depuis l’invasion américaine de l’Afghanistan qui a culminé par une défaite, pas uniquement des États-Unis, mais aussi de leur discours politique sur le terrorisme, la résistance et la libération nationale. La victoire finale des talibans va s’étendre bien au-delà des frontières de l’Afghanistan, rompant les limites imposées à la discussion par les hauts responsables, les médias et les milieux universitaires centrés sur l’Occident, c’est-à-dire établissant la distinction à clarifier d’urgence entre le terrorisme et la libération nationale.   

L’expérience américaine du recours à la puissance de feu pour contrôler le monde et à l’hégémonie intellectuelle pour contrôler la compréhension que nous en avons, a manifestement connu un fiasco. Cet échec peut et doit être exploité comme une opportunité de revoir les questions urgentes et de ressusciter le discours longtemps dominant en faveur des luttes de libération nationale, anticoloniale, qui sont nanties du droit légitime – en fait, de la responsabilité, c’est-à-dire du devoir – de recourir à tous les moyens nécessaires, y compris la lutte armée, pour se libérer du joug de toute occupation étrangère.  


Publié le 17 septembre 2021 sur Politics Today, sous le titre : On Afghanistan and Legitimate Resistance: Should Hamas, Hezbollah Learn from the Taliban?
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Ramzy Baroud * Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son dernier livre est «These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.

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